La jeunesse et la
beauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômes
charmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’une
saison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perdita
s’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle,
elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni.
Heureux les poètes ! leurs cheveux blancs n’effarouchent point
les ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, des
Julie et des Dorothée ! Et le nez seul de Sylvestre Bonnard
mettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.
J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté ; j’ai
pourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible nature
a répandu sur des formes animées ; une vivante argile m’a
donné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai su
ni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieux
textes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniature
dans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche…
Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’un
libraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un catalogue
de manuscrits, et il vous promet la description de quelques pièces
notables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilà
qui vous convient et va à votre mine !
Je lis, je pousse un cri. Hamilcar, qui a pris avec l’âge une
gravité qui m’intimide, me regarde d’un air de reproche et semble
me demander si le repos est de ce monde, puisqu’il ne peut le
goûter auprès de moi, qui suis vieux comme il est vieux.
Dans la joie de ma découverte, j’ai besoin d’un confident, et
c’est au tranquille Hamilcar que je m’adresse avec l’effusion d’un
homme heureux.
– Non, Hamilcar, non, le repos n’est pas de ce monde, et la
quiétude à laquelle vous aspirez est incompatible avec les travaux
de la vie. Et qui vous dit que nous sommes vieux ? Écoutez ce
que je lis dans ce catalogue, et dites après s’il est temps de se
reposer :
« La Légende dorée de Jacques de Voragine ;
traduction française du XIVe siècle, par le clerc Jehan
Toutmouillé.
» Superbe manuscrit, orné de deux miniatures,
merveilleusement exécutées et dans un parfait état de conservation,
représentant, l’une la Purification de la Vierge et l’autre le
couronnement de Proserpine.
» À la suite de la Légende dorée on trouve les
Légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain et Droctovée,
xxviij pages, et la Sépulture miraculeuse de monsieur Saint-Germain
d’Auxerre, xij pages.
» Ce précieux manuscrit, qui faisait partie de la
collection de sir Thomas Raleigh, est actuellement conservé dans le
cabinet de M. Michel-Angelo Polizzi, de Girgenti. »
– Vous entendez, Hamilcar. Le manuscrit de Jehan
Toutmouillé est en Sicile, chez Michel-Angelo Polizzi. Puisse cet
homme aimer les savants ! Je vais lui écrire.
Ce que je fis aussitôt. Par ma lettre, je priais le seigneur
Polizzi de me communiquer le manuscrit du clerc Toutmouillé, lui
disant à quels titres j’osais me croire digne d’une telle faveur.
Je mettais en même temps à sa disposition quelques textes inédits
que je possède et qui ne sont pas dénués d’intérêt. Je le suppliais
de me favoriser d’une prompte réponse, et j’inscrivis, au-dessous
de ma signature, tous mes titres honorifiques.
– Monsieur ! monsieur ! où courez-vous
ainsi ? s’écriait Thérèse effarée, en descendant quatre à
quatre, à ma poursuite, les marches de l’escalier, mon chapeau à la
main.
– Je vais mettre une lettre à la poste, Thérèse.
– Seigneur Dieu ! s’il est permis de s’échapper ainsi,
nu-tête, comme un fou !
– Je suis fou, Thérèse. Mais qui ne l’est pas ?
Donne-moi vite mon chapeau.
– Et vos gants, monsieur ! et votre
parapluie !
J’étais au bas de l’escalier que je l’entendais encore s’écrier
et gémir.
10 octobre 1869.
J’attendais la réponse du seigneur Michel-Angelo Polizzi avec
une impatience que je contenais mal. Je ne tenais pas en
place ; je faisais des mouvements brusques ; j’ouvrais et
je fermais bruyamment mes livres. Il m’arriva un jour de culbuter
du coude un tome du Moreri. Hamilcar, qui se léchait,
s’arrêta soudain et, la patte par-dessus l’oreille, me regarda d’un
œil fâché. Était-ce donc à cette vie tumultueuse qu’il devait
s’attendre sous mon toit ? N’étions-nous pas tacitement
convenus de mener une existence paisible ? J’avais rompu le
pacte.
– Mon pauvre compagnon, lui répondis-je, je suis en proie à
une passion violente, qui m’agite et me mène. Les passions sont
ennemies du repos, j’en conviens ; mais, sans elles, il n’y
aurait ni industries ni arts en ce monde. Chacun sommeillerait nu
sur un tas de fumier, et tu ne dormirais pas tout le jour,
Hamilcar, sur un coussin de soie, dans la cité des livres.
Je n’exposai pas plus avant à Hamilcar la théorie des passions,
parce que ma gouvernante m’apporta une lettre. Elle était timbrée
de Naples et disait :
« Illustrissime seigneur,
» Je possède en effet l’incomparable manuscrit de la
Légende dorée, qui n’a point échappé à votre lucide
attention. Des raisons capitales s’opposent impérieusement et
tyranniquement à ce que je m’en dessaisisse pour un seul jour, pour
une seule minute. Ce sera pour moi une joie et une gloire de vous
le communiquer dans mon humble maison de Girgenti, laquelle sera
embellie et illuminée par votre présence. C’est donc dans
l’impatiente espérance de votre venue que j’ose me dire, seigneur
académicien, votre humble et dévoué serviteur.
MICHEL-ANGELO POLIZZI,
négociant en vins et archéologue
à Girgenti (Sicile). »
Eh bien ! j’irai en Sicile :
Extremum hunc, Arethusa, mihi
concede laborem.
25 octobre 1869.
Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne me
restait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitai
longtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances,
ses railleries, ses objurgations, ses larmes. « C’est une
brave fille, me disais-je ; elle m’est attachée ; elle
voudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose,
les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cette
circonstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur,
la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier ; ils se
mettront tous à genoux, en rond, à mes pieds ; ils pleureront
et ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus les
voir. »
Tels étaient les affreuses images, les songes de malade que la
peur assemblait dans mon imagination.
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