Vous ne méprisiez ni le vin ni le tabac, mais vous
méprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni le
bon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où ma
bonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation que
je n’oublierai jamais.
Vous reposez depuis longtemps déjà dans le cimetière du
Mont-Parnasse, sous une humble dalle qui porte cette
épitaphe :
CI-GÎT
ARISTIDE-VICTOR MALDENT
CAPITAINE D’INFANTERIE
CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
Mais ce n’est pas là, capitaine, l’inscription que vous
réserviez à vos vieux os tant roulés sur les champs de bataille et
dans les lieux de plaisir. On trouva dans vos papiers cette amère
et fière épitaphe que, malgré votre dernière volonté, on n’osa
mettre sur votre tombe :
CI-GÎT
UN BRIGAND DE LA LOIRE
– Thérèse, nous porterons demain une couronne d’immortelles
sur la tombe du brigand de la Loire.
Mais Thérèse n’est pas ici. Et comment serait-elle près de moi,
sur le rond-point des Champs-Élysées ? Là-bas, au bout de
l’avenue, l’Arc de Triomphe, qui porte sous ses voûtes les noms des
compagnons d’armes de l’oncle Victor, ouvre sur le ciel sa porte
gigantesque. Les arbres de l’avenue déploient, au soleil du
printemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. À
mon côté, les calèches roulent vers le bois de Boulogne. J’ai
poussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et me voici arrêté
sans raison devant une boutique en plein air où sont des pains
d’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petit
misérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée,
ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sont
point pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence.
Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épice
d’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu à
l’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petit
pauvre, qui n’ose y porter la main, car, par une précoce
expérience, il ne croit pas au bonheur ; il me regarde de cet
air qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire : « Vous
êtes cruel de vous moquer de moi. »
– Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru qui
m’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux que
je ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans te
déshonorer.
Et vous, oncle Victor, vous, dont ce général de pain d’épice m’a
rappelé la mâle figure, venez, ombre glorieuse, me faire oublier ma
nouvelle poupée. Nous sommes d’éternels enfants et nous courons
sans cesse après des jouets nouveaux.
Même jour.
C’est de la façon la plus bizarre que la famille Coccoz est
associée dans mon esprit au clerc Jean Toutmouillé.
– Thérèse, dis-je en me jetant dans mon fauteuil,
apprenez-moi si le jeune Coccoz se porte bien et s’il a ses
premières dents, et donnez-moi mes pantoufles.
– Il doit les avoir depuis longtemps, monsieur, me répondit
Thérèse, mais je ne les ai pas vues. Au premier beau jour de
printemps, la mère a disparu avec l’enfant, laissant meubles et
hardes. On a trouvé dans son grenier trente-huit pots de pommade
vides. Cela passe l’imagination. Elle recevait des visites, dans
ces derniers temps, et vous pensez bien qu’elle n’est pas à cette
heure dans un couvent de nonnes. La nièce de la concierge dit
l’avoir rencontrée en calèche sur les boulevards. Je vous avais
bien dit qu’elle finirait mal.
– Thérèse, répondis-je, cette jeune femme n’a fini ni en
mal ni en bien. Attendez le terme de sa vie pour la juger. Et
prenez garde de trop parler chez la concierge. Madame Coccoz, que
j’ai aperçue une fois dans l’escalier, m’a semblé bien aimer son
enfant. Cet amour doit lui être compté.
– Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. On
n’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé,
mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavette
blanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin au
soir des chansons qui le font rire.
– Thérèse, un poète a dit : « L’enfant à qui n’a
point souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du lit
des déesses. »
8 juillet 1863.
Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de la
Vierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avec
l’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par les
ouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierre
qu’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillai
pour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est à
mi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots qui
me firent battre le cœur :
Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fist
mettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et le
pié des Innocens ; qui toujours en son vivant fut preud’homme
et vayllant. Priez pour l’âme de lui.
J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillait
cette dalle funéraire : j’aurais voulu la baiser.
– C’est lui, c’est Jean Toutmouillé ! m’écriai-je.
Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas,
comme brisé.
La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant vers
moi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers les
deux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’église
rivaux.
Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé ! plus de
doute ; le traducteur de la Légende dorée, l’auteur
des vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution et
Droctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine de
Saint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux et
libéral ! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent,
un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couverts
d’une enveloppe incorruptible ! Mais pourrai-je jamais
connaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-elle
qu’augmenter mes regrets ?
20 août 1869.
« Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous les
hommes, la joie des bons et la terreur des méchants ; moi qui
fais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes.
Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glisse
par-dessus des années. »
Qui parle ainsi ? C’est un vieillard que je connais trop,
c’est le Temps.
Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conte
d’Hiver, s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps de
croître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il y
évoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs des
longs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.
J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie,
un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète,
intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilà
six ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, et
je n’ai pas, hélas ! en reprenant la plume, à décrire une
Perdita « grandie dans la grâce ».
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