Et cependant ces niaiseries composaient toute son existence, sa chère existence pleine d’occupations dans le vide et de vide dans les occupations ; vie terne et grise où les sentiments trop forts étaient des malheurs, où l’absence de toute émotion était une félicité. Le paradis du pauvre prêtre se changea donc subitement en enfer. Enfin, ses souffrances devinrent intolérables. La terreur que lui causait la perspective d’une explication avec mademoiselle Gamard s’accrut de jour en jour ; et le malheur secret qui flétrissait les heures de sa vieillesse, altéra sa santé. Un matin, en mettant ses bas bleus chinés, il reconnut une perte de huit lignes dans la circonférence de son mollet. Stupéfait de ce diagnostic si cruellement irrécusable, il résolut de faire une tentative auprès de l’abbé Troubert, pour le prier d’intervenir officieusement entre mademoiselle Gamard et lui.
En se trouvant en présence de l’imposant chanoine, qui, pour le recevoir dans une chambre nue, quitta promptement un cabinet plein de papiers où il travaillait sans cesse, et où ne pénétrait personne, le vicaire eut presque honte de parler des taquineries de mademoiselle Gamard à un homme qui lui paraissait si sérieusement occupé. Mais après avoir subi toutes les angoisses de ces délibérations intérieures que les gens humbles, indécis ou faibles éprouvent même pour des choses sans importance, il se décida, non sans avoir le cœur grossi par des pulsations extraordinaires, à expliquer sa position à l’abbé Troubert. Le chanoine écouta d’un air grave et froid, essayant, mais en vain, de réprimer certains sourires qui, peut-être, eussent révélé les émotions d’un contentement intime à des yeux intelligents. Une flamme parut s’échapper de ses paupières lorsque Birotteau lui peignit, avec l’éloquence que donnent les sentiments vrais, la constante amertume dont il était abreuvé ; mais Troubert mit la main au-dessus de ses yeux par un geste assez familier aux penseurs, et garda l’attitude de dignité qui lui était habituelle. Quand le vicaire eut cessé de parler, il aurait été bien embarrassé s’il avait voulu chercher sur la figure de Troubert, alors marbrée par des taches plus jaunes encore que ne l’était ordinairement son teint bilieux, quelques traces des sentiments qu’il avait dû exciter chez ce prêtre mystérieux. Après être resté pendant un moment silencieux, le chanoine fit une de ces réponses dont toutes les paroles devaient être long-temps étudiées pour que leur portée fût entièrement mesurée, mais qui, plus tard, prouvaient aux gens réfléchis l’étonnante profondeur de son âme et la puissance de son esprit. Enfin, il accabla Birotteau en lui disant : que « ces choses l’étonnaient d’autant plus, qu’il ne s’en serait jamais aperçu sans la confession de son frère ; il attribuait ce défaut d’intelligence à ses occupations sérieuses, à ses travaux, et à la tyrannie de certaines pensées élevées qui ne lui permettaient pas de regarder aux détails de la vie. » Il lui fit observer, mais sans avoir l’air de vouloir censurer la conduite d’un homme dont l’âge et les connaissances méritaient son respect, que « jadis les solitaires songeaient rarement à leur nourriture, à leur abri, au fond des thébaïdes où ils se livraient à de saintes contemplations, » et que, « de nos jours, le prêtre pouvait par la pensée se faire partout une thébaïde. » Puis, revenant à Birotteau, il ajouta : que « ces discussions étaient tout nouvelles pour lui. Pendant douze années rien de semblable n’avait eu lieu entre mademoiselle Gamard et le vénérable abbé Chapeloud. Quant à lui, sans doute, il pouvait bien, ajouta-t-il, devenir l’arbitre entre le vicaire et leur hôtesse, parce que son amitié pour elle ne dépassait pas les bornes imposées par les lois de l’Église à ses fidèles serviteurs ; mais alors la justice exigeait qu’il entendît aussi mademoiselle Gamard. » ― Que, d’ailleurs, il ne trouvait rien de changé en elle ; qu’il l’avait toujours vue ainsi ; qu’il s’était volontiers soumis à quelques-uns de ses caprices, sachant que cette respectable demoiselle était la bonté, la douceur même ; qu’il fallait attribuer les légers changements de son humeur aux souffrances causées par une pulmonie dont elle ne parlait pas, et à laquelle elle se résignait en vraie chrétienne... Il finit en disant au vicaire, que « pour peu qu’il restât encore quelques années auprès de mademoiselle, il saurait mieux l’apprécier, et reconnaître les trésors de cet excellent caractère. »
L’abbé Birotteau sortit confondu. Dans la nécessité fatale où il se trouvait de ne prendre conseil que de lui-même, il jugea mademoiselle Gamard d’après lui. Le bonhomme crut, en s’absentant pendant quelques jours, éteindre, faute d’aliment, la haine que lui portait cette fille. Donc il résolut d’aller, comme jadis, passer plusieurs jours à une campagne où madame de Listomère se rendait à la fin de l’automne, époque à laquelle le ciel est ordinairement pur et doux en Touraine. Pauvre homme ! il accomplissait précisément les vœux secrets de sa terrible ennemie, dont les projets ne pouvaient être déjoués que par une patience de moine ; mais, ne devinant rien, ne sachant point ses propres affaires, il devait succomber comme un agneau, sous le premier coup du boucher.
Située sur la levée qui se trouve entre la ville de Tours et les hauteurs de Saint-Georges, exposée au midi, entourée de rochers, la propriété de madame de Listomère offrait les agréments de la campagne et tous les plaisirs de la ville. En effet, il ne fallait pas plus de dix minutes pour venir du pont de Tours à la porte de cette maison, nommée l’Alouette ; avantage précieux dans un pays où personne ne veut se déranger pour quoi que ce soit, même pour aller chercher un plaisir. L’abbé Birotteau était à l’Alouette depuis environ dix jours, lorsqu’un matin, au moment du déjeuner, le concierge vint lui dire que monsieur Caron désirait lui parler. Monsieur Caron était un avocat chargé des affaires de mademoiselle Gamard. Birotteau ne s’en souvenant pas et ne se connaissant aucun point litigieux à démêler avec qui que ce fût au monde, quitta la table en proie à une sorte d’anxiété pour chercher l’avocat : il le trouva modestement assis sur la balustrade d’une terrasse.
― L’intention où vous êtes de ne plus loger chez mademoiselle Gamard étant devenue évidente... dit l’homme d’affaires.
― Eh ! monsieur, s’écria l’abbé Birotteau en interrompant, je n’ai jamais pensé à la quitter.
― Cependant, monsieur, reprit l’avocat, il faut bien que vous vous soyez expliqué à cet égard avec mademoiselle, puisqu’elle m’envoie à la fin de savoir si vous restez long-temps à la campagne. Le cas d’une longue absence, n’ayant pas été prévu dans vos conventions, peut donner matière à contestation. Or, mademoiselle Gamard entendant que votre pension...
― Monsieur, dit Birotteau surpris et interrompant encore l’avocat, je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’employer des voies presque judiciaires pour...
― Mademoiselle Gamard, qui veut prévenir toute difficulté, dit monsieur Caron, m’a envoyé pour m’entendre avec vous.
― Eh ! bien, si vous voulez avoir la complaisance de revenir demain, reprit encore l’abbé Birotteau, j’aurai consulté de mon côté.
― Soit, dit Caron en saluant.
Et le ronge-papiers se retira. Le pauvre vicaire, épouvanté de la persistance avec laquelle mademoiselle Gamard le poursuivait, rentra dans la salle à manger de madame de Listomère, en offrant une figure bouleversée. À son aspect, chacun de lui demander : ― Que vous arrive-t-il donc, monsieur Birotteau ?...
L’abbé, désolé, s’assit sans répondre, tant il était frappé par les vagues images de son malheur. Mais, après le déjeuner, quand plusieurs de ses amis furent réunis dans le salon devant un bon feu, Birotteau leur raconta naïvement les détails de son aventure. Ses auditeurs, qui commençaient à s’ennuyer de leur séjour à la campagne, s’intéressèrent vivement à cette intrigue si bien en harmonie avec la vie de province.
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