Chacun prit parti pour l’abbé contre la vieille fille.
― Comment ! lui dit madame de Listomère, ne voyez-vous pas clairement que l’abbé Troubert veut votre logement ?
Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame ; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels le système de cognomologie de Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots : MADAME DE LISTOMÈRE ! sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des mœurs monarchiques et classiques, par des manières polies ; bonne, mais un peu roide ; légèrement nasillarde ; se permettant la lecture de la Nouvelle Héloïse, la comédie, et se coiffant encore en cheveux.
― Il ne faut pas que l’abbé Birotteau cède à cette vieille tracassière ! s’écria monsieur de Listomère, lieutenant de vaisseau venu en congé chez sa tante. Si le vicaire a du cœur et veut suivre mes avis, il aura bientôt conquis sa tranquillité.
Enfin, chacun se mit à analyser les actions de mademoiselle Gamard avec la perspicacité particulière aux gens de province, auxquels on ne peut refuser le talent de savoir mettre à nu les motifs les plus secrets des actions humaines.
― Vous n’y êtes pas, dit un vieux propriétaire qui connaissait le pays. Il y a là-dessous quelque chose de grave que je ne saisis pas encore. L’abbé Troubert est trop profond pour être deviné si promptement. Notre cher Birotteau n’est qu’au commencement de ses peines. D’abord, sera-t-il heureux et tranquille, même en cédant son logement à Troubert ? J’en doute. ― Si Caron est venu vous dire, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre ébahi, que vous aviez l’intention de quitter mademoiselle Gamard, sans doute mademoiselle Gamard a l’intention de vous mettre hors de chez elle... Eh ! bien, vous en sortirez bon gré mal gré. Ces sortes de gens ne hasardent jamais rien, et ne jouent qu’à coup sûr.
Ce vieux gentilhomme, nommé monsieur de Bourbonne, résumait toutes les idées de la province aussi complétement que Voltaire a résumé l’esprit de son époque. Ce vieillard sec et maigre, professait en matière d’habillement toute l’indifférence d’un propriétaire dont la valeur territoriale est cotée dans le département. Sa physionomie, tannée par le soleil de la Touraine, était moins spirituelle que fine. Habitué à peser ses paroles, à combiner ses actions, il cachait sa profonde circonspection sous une simplicité trompeuse. Aussi l’observation la plus légère suffisait-elle pour apercevoir que, semblable à un paysan de Normandie, il avait toujours l’avantage dans toutes les affaires. Il était très-supérieur en œnologie, la science favorite des Tourangeaux. Il avait su arrondir les prairies d’un de ses domaines aux dépens des lais de la Loire en évitant tout procès avec l’État. Ce bon tour le faisait passer pour un homme de talent. Si, charmé par la conversation de monsieur de Bourbonne, vous eussiez demandé sa biographie à quelque Tourangeau : ― Oh ! c’est un vieux malin ! eût [eut] été la réponse proverbiale de tous ses jaloux, et il en avait beaucoup. En Touraine, la jalousie forme, comme dans la plupart des provinces, le fond de la langue.
L’observation de monsieur de Bourbonne occasionna momentanément un silence pendant lequel les personnes qui composaient ce petit comité parurent réfléchir Sur ces entrefaites, mademoiselle Salomon de Villenoix fut annoncée. Amenée par le désir d’être utile à Birotteau, elle arrivait de Tours, et les nouvelles qu’elle en apportait changèrent complétement la face des affaires. Au moment de son arrivée, chacun, sauf le propriétaire, conseillait à Birotteau de guerroyer contre Troubert et Gamard, sous les auspices de la société aristocratique qui devait le protéger.
― Le vicaire-général auquel le travail du personnel est remis, dit mademoiselle Salomon, vient de tomber malade, et l’archevêque a commis à sa place monsieur l’abbé Troubert. Maintenant, la nomination au canonicat dépend donc entièrement de lui. Or, hier, chez mademoiselle de La Blottière, l’abbé Poirel a parlé des désagréments que l’abbé Birotteau causait à mademoiselle Gamard, de manière à vouloir justifier la disgrâce dont sera frappé notre bon abbé : « L’abbé Birotteau est un homme auquel l’abbé Chapeloud était bien nécessaire, disait-il ; et depuis la mort de ce vertueux chanoine, il a été prouvé que... » Les suppositions, les calomnies se sont succédé. Vous comprenez ?
― Troubert sera vicaire-général, dit solennellement monsieur de Bourbonne.
― Voyons ! s’écria madame de Listomère en regardant Birotteau. Que préférez-vous : être chanoine, ou rester chez mademoiselle Gamard ?
― Être chanoine, fut un cri général.
― Eh ! bien, reprit madame de Listomère, il faut donner gain de cause à l’abbé Troubert et à mademoiselle Gamard. Ne vous font-ils pas savoir indirectement, par la visite de Caron, que si vous consentez à les quitter vous serez chanoine ? Donnant, donnant !
Chacun se récria sur la finesse et la sagacité de madame de Listomère, excepté le baron de Listomère son neveu, qui dit, d’un ton comique, à monsieur de Bourbonne : ― J’aurais voulu le combat entre la Gamard et le Birotteau.
Mais, pour le malheur du vicaire, les forces n’étaient pas égales entre les gens du monde et la vieille fille soutenue par l’abbé Troubert. Le moment arriva bientôt où la lutte devait se dessiner plus franchement, s’agrandir, et prendre des proportions énormes. Sur l’avis de madame de Listomère et de la plupart de ses adhérents qui commençaient à se passionner pour cette intrigue jetée dans le vide de leur vie provinciale, un valet fut expédié à monsieur Caron. L’homme d’affaires revint avec une célérité remarquable, et qui n’effraya que monsieur de Bourbonne.
― Ajournons toute décision jusqu’à un plus ample informé, fut l’avis de ce Fabius en robe de chambre auquel de profondes réflexions révélaient les hautes combinaisons de l’échiquier tourangeau.
Il voulut éclairer Birotteau sur les dangers de sa position. La sagesse du vieux malin ne servait pas les passions du moment, il n’obtint qu’une légère attention. La conférence entre l’avocat et Birotteau dura peu.
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