Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien long-temps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence ; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.
Madame de Listomère revint en ville sans savoir que, depuis cinq ou six jours, plusieurs de ses amis étaient obligés de réfuter une opinion, accréditée sur elle, dont elle aurait ri si elle l’eût connue, et qui supposait à son affection pour son neveu des causes presque criminelles. Elle mena l’abbé Birotteau chez son avocat, à qui le procès ne parut pas chose facile. Les amis du vicaire, animés par le sentiment que donne la justice d’une bonne cause, ou paresseux pour un procès qui ne leur était pas personnel, avaient remis le commencement de l’instance au jour où ils reviendraient à Tours. Les amis de mademoiselle Gamard purent donc prendre les devants, et surent raconter l’affaire peu favorablement pour l’abbé Birotteau.
Donc l’homme de loi, dont la clientèle se composait exclusivement des gens pieux de la ville, étonna beaucoup madame de Listomère en lui conseillant de ne pas s’embarquer dans un semblable procès, et il termina la conférence en disant que, d’ailleurs, il ne s’en chargerait pas, parce que, aux termes de l’acte, mademoiselle Gamard avait raison en Droit ; qu’en Équité, c’est-à-dire en dehors de la justice, l’abbé Birotteau paraîtrait, aux yeux du tribunal et à ceux des honnêtes gens, manquer au caractère de paix, de conciliation et à la mansuétude qu’on lui avait supposés jusqu’alors ; que mademoiselle Gamard, connue pour une personne douce et facile à vivre, avait obligé Birotteau en lui prêtant l’argent nécessaire pour payer les droits successifs auxquels avait donné lieu le testament de Chapeloud, sans lui en demander de reçu ; que Birotteau n’était pas d’âge et de caractère à signer un acte sans savoir ce qu’il contenait, ni sans en connaître l’importance ; et que s’il avait quitté mademoiselle Gamard après deux ans d’habitation, quand son ami Chapeloud était resté chez elle pendant douze ans, et Troubert pendant quinze, ce ne pouvait être qu’en vue d’un projet à lui connu ; que le procès serait donc jugé comme un acte d’ingratitude, etc.
Après avoir laissé Birotteau marcher en avant vers l’escalier, l’avoué prit madame de Listomère à part, en la reconduisant, et l’engagea, au nom de son repos, à ne pas se mêler de cette affaire.
Cependant, le soir, le pauvre vicaire, qui se tourmentait autant qu’un condamné à mort dans le cabanon de Bicêtre quand il y attend le résultat de son pourvoi en cassation, ne put s’empêcher d’apprendre à ses amis le résultat de sa visite, au moment où, avant l’heure de faire les parties, le cercle se formait devant la cheminée de madame de Listomère.
― Excepté l’avoué des Libéraux, je ne connais, à Tours, aucun homme de chicane qui voulût se charger de ce procès sans avoir l’intention de vous le faire perdre, s’écria monsieur de Bourbonne, et je ne vous conseille pas de vous y embarquer.
― Hé ! bien, c’est une infamie, dit le lieutenant de vaisseau. Moi, je conduirai l’abbé chez cet avoué.
― Allez-y lorsqu’il fera nuit, dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant.
― Et pourquoi ?
― Je viens d’apprendre que l’abbé Troubert est nommé vicaire général, à la place de celui qui est mort avant-hier.
― Je me moque bien de l’abbé Troubert !
Malheureusement, le baron de Listomère, homme de trente-six ans, ne vit pas le signe que lui fit monsieur de Bourbonne, pour lui recommander de peser ses paroles, en lui montrant un conseiller de préfecture, ami de Troubert. Le lieutenant de vaisseau ajouta donc : ― Si monsieur l’abbé Troubert est un fripon...
― Oh ! dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant, pourquoi mettre l’abbé Troubert dans une affaire à laquelle il est complétement étranger ?...
― Mais, reprit le baron, ne jouit-il pas des meubles de l’abbé Birotteau ? Je me souviens d’être allé chez Chapeloud, et d’y avoir vu deux tableaux de prix. Supposez qu’ils valent dix mille francs ?... Croyez-vous que monsieur Birotteau ait eu l’intention de donner, pour deux ans d’habitation chez cette Gamard, dix mille francs, quand déjà la bibliothèque et les meubles valent à peu près cette somme ?
L’abbé Birotteau ouvrit de grands yeux en apprenant qu’il avait possédé un capital si énorme.
Et le baron, poursuivant avec chaleur, ajouta : ― Par Dieu ! monsieur Salmon, l’ancien expert du Musée de Paris, est venu voir ici sa belle-mère. Je vais y aller ce soir même, avec l’abbé Birotteau, pour le prier d’estimer les tableaux. De là je le mènerai chez l’avoué.
Deux jours après cette conversation, le procès avait pris de la consistance. L’avoué des Libéraux, devenu celui de Birotteau, jetait beaucoup de défaveur sur la cause du vicaire. Les gens opposés au gouvernement, et ceux qui étaient connus pour ne pas aimer les prêtres ou la religion, deux choses que beaucoup de gens confondent, s’emparèrent de cette affaire, et toute la ville en parla. L’ancien expert du Musée avait estimé onze mille francs la Vierge du Valentin et le Christ de Lebrun, morceaux d’une beauté capitale. Quant à la bibliothèque et aux meubles gothiques, le goût dominant qui croissait de jour en jour à Paris pour ces sortes de choses leur donnait momentanément une valeur de douze mille francs. Enfin, l’expert, vérification faite, évalua le mobilier entier à dix mille écus. Or, il était évident que, Birotteau n’ayant pas entendu donner à mademoiselle Gamard cette somme énorme pour le peu d’argent qu’il pouvait lui devoir en vertu de la soulte stipulée, il y avait, judiciairement parlant, lieu à reformer leurs conventions ; autrement la vieille fille eût été coupable d’un dol volontaire. L’avoué des Libéraux entama donc l’affaire en lançant un exploit introductif d’instance à mademoiselle Gamard. Quoique très-acerbe, cette pièce, fortifiée par des citations d’arrêts souverains et corroborée par quelques articles du Code, n’en était pas moins un chef-d’œuvre de logique judiciaire, et condamnait si évidemment la vieille fille que trente ou quarante copies en furent méchamment distribuées dans la ville par l’Opposition.
Quelques jours après le commencement des hostilités entre la vieille fille et Birotteau, le baron de Listomère, qui espérait être compris, en qualité de capitaine de corvette, dans la première promotion, annoncée depuis quelque temps au Ministère de la Marine, reçut une lettre par laquelle l’un de ses amis lui annonçait qu’il était question dans les bureaux de le mettre hors du cadre d’activité. Étrangement surpris de cette nouvelle, il partit immédiatement pour Paris, et vint à la première soirée du ministre, qui en parut fort étonné lui-même, et se prit à rire en apprenant les craintes dont lui fit part le baron de Listomère. Le lendemain, nonobstant la parole du ministre, le baron consulta les Bureaux. Par une indiscrétion que certains chefs commettent assez ordinairement pour leurs amis, un secrétaire lui montra un travail tout préparé, mais que la maladie d’un directeur avait empêché jusqu’alors d’être soumis au ministre, et qui confirmait la fatale nouvelle.
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