Aussitôt, le baron de Listomère alla chez un de ses oncles, lequel, en sa qualité de député, pouvait voir immédiatement le ministre à la Chambre, et il le pria de sonder les dispositions de Son Excellence, car il s’agissait pour lui de la perte de son avenir. Aussi attendit-il avec la plus vive anxiété, dans la voiture de son oncle, la fin de la séance. Le député sortit bien avant la clôture, et dit à son neveu pendant le chemin qu’il fit en se rendant à son hôtel : ― Comment, diable ! vas-tu te mêler de faire la guerre aux prêtres ? Le ministre a commencé par m’apprendre que tu t’étais mis à la tête des Libéraux à Tours ! Tu as des opinions détestables, tu ne suis pas la ligne du gouvernement, etc. Ses phrases étaient aussi entortillées que s’il parlait encore à la Chambre. Alors je lui ai dit : ― Ah ! çà, entendons nous ? Son Excellence a fini par m’avouer que tu étais mal avec la Grande-Aumônerie. Bref, en demandant quelques renseignements à mes collègues, j’ai su que tu parlais fort légèrement d’un certain abbé Troubert, simple vicaire-général, mais le personnage le plus important de la province où il représente la Congrégation. J’ai répondu de toi corps pour corps au ministre. Monsieur mon neveu, si tu veux faire ton chemin, ne te crée aucune inimitié sacerdotale. Va vite à Tours, fais-y ta paix avec ce diable de vicaire-général. Apprends que les vicaires-généraux sont des hommes avec lesquels il faut toujours vivre en paix. Morbleu ! lorsque nous travaillons tous à rétablir la religion, il est stupide à un lieutenant de vaisseau, qui veut être capitaine, de déconsidérer les prêtres. Si tu ne te raccommodes pas avec l’abbé Troubert, ne compte plus sur moi : je te renierai. Le ministre des Affaires Écclésiastiques m’a parlé tout à l’heure de cet homme comme d’un futur évêque. Si Troubert prenait notre famille en haine, il pourrait m’empêcher d’être compris dans la prochaine fournée de pairs. Comprends-tu ?

Ces paroles expliquèrent au lieutenant de vaisseau les secrètes occupations de Troubert, de qui Birotteau disait niaisement : ― Je ne sais pas à quoi lui sert de passer les nuits.

La position du chanoine au milieu du sénat femelle qui faisait si subtilement la police de la province et sa capacité personnelle l’avaient fait choisir par la Congrégation, entre tous les ecclésiastiques de la ville, pour être le proconsul inconnu de la Touraine. Archevêque, général, préfet, grands et petits étaient sous son occulte domination. Le baron de Listomère eut bientôt pris son parti.

― Je ne veux pas, dit-il à son oncle, recevoir une seconde bordée ecclésiastique dans mes œuvres-vives.

Trois jours après cette conférence diplomatique entre l’oncle et le neveu, le marin, subitement revenu par la malle-poste à Tours, révélait à sa tante, le soir même de son arrivée, les dangers que couraient les plus chères espérances de la famille de Listomère, s’ils s’obstinaient l’un et l’autre à soutenir cet imbécile de Birotteau. Le baron avait retenu monsieur de Bourbonne au moment où le vieux gentilhomme prenait sa canne et son chapeau pour s’en aller après la partie de wisth. Les lumières du vieux malin étaient indispensables pour éclairer les écueils dans lesquels se trouvaient engagés les Listomère, et le vieux malin n’avait prématurément cherché sa canne et son chapeau que pour se faire dire à l’oreille : ― Restez, nous avons à causer.

Le prompt retour du baron, son air de contentement, en désaccord avec la gravité peinte en certains moments sur sa figure, avaient accusé vaguement à monsieur de Bourbonne quelques échecs reçus par le lieutenant dans sa croisière contre Gamard et Troubert. Il ne marqua point de surprise en entendant le baron proclamer le secret pouvoir du vicaire-général congréganiste.

― Je le savais, dit-il.

― Hé ! bien, s’écria la baronne, pourquoi ne pas nous avoir avertis ?

― Madame, répondit-il vivement, oubliez que j’ai deviné l’invisible influence de ce prêtre, et j’oublierai que vous la connaissez également. Si nous ne nous gardions pas le secret, nous passerions pour ses complices : nous serions redoutés et haïs. Imitez-moi : feignez d’être une dupe ; mais sachez bien où vous mettez les pieds. Je vous en avais assez dit, vous ne me compreniez point, et je ne voulais pas me compromettre.

― Comment devons-nous maintenant nous y prendre ? dit le baron.

Abandonner Birotteau n’était pas une question, et ce fut une première condition sous-entendue par les trois conseillers.

― Battre en retraite avec les honneurs de la guerre a toujours été le chef-d’œuvre des plus habiles généraux, répondit monsieur de Bourbonne. Pliez devant Troubert : si sa haine est moins forte que sa vanité, vous vous en ferez un allié ; mais si vous pliez trop, il vous marchera sur le ventre ; car

Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Église,

a dit Boileau. Faites croire que vous quittez le service, vous lui échappez, monsieur le baron. Renvoyez le vicaire, madame, vous donnerez gain de cause à la Gamard. Demandez chez l’archevêque à l’abbé Troubert s’il sait le wisth, il vous dira oui. Priez-le de venir faire une partie dans ce salon, où il veut être reçu ; certes, il y viendra. Vous êtes femme, sachez mettre ce prêtre dans vos intérêts. Quand le baron sera capitaine de vaisseau, son oncle pair de France, Troubert évêque, vous pourrez faire Birotteau chanoine tout à votre aise.