Le Docteur OX et autres nouvelles

Jules Verne

LE DOCTEUR OX
 
MAÎTRE ZACHARIUS
 
UN HIVERNAGE DANS LES GLACES
 
UN DRAME DANS LES AIRS
 
QUARANTIÈME ASCENSION FRANÇAISE AU MONT BLANC par Paul Verne

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

Ce nouveau volume de Jules Verne est composé de nouvelles écrites par lui à des époques très-différentes les unes des autres. Le docteur Ox est de date presque récente, et a été inspiré à l'auteur des Voyages extraordinaires par une expérience très-intéressante faite à Paris, il y a quelques années. Mais les autres nouvelles intitulées Maître Zacharius, Un Hivernage dans les glaces et Un Drame dans les airs, ont été écrites il y a plus de vingt ans, et par conséquent sont antérieures à la série des œuvres qui ont si justement rendu célèbre le nom de M. Jules Verne. Il nous a paru nécessaire de faire figurer ces nouvelles dans l'œuvre complète de Jules Verne, qu'elles ne dépareront pas assurément. Dans quelques-unes, les lecteurs découvriront, pressentiront le germe des ouvrages plus importants, tels que Cinq Semaines en ballon, le Capitaine Hatteras et le Pays des fourrures, qu'il a publiés depuis avec tant de succès. Ils trouveront intéressant de voir comment ces sujets se sont d'abord présentés à l'esprit de l'auteur, et comment son talent mûri les a développés plus tard sous l'influence d'études plus approfondies. Après avoir eu les tableaux, il leur paraîtra curieux d'avoir sous les yeux les esquisses.

Sous ce titre : Quarantième Ascension française au mont Blanc, un récit, celui d'une ascension qui n'a rien d'imaginaire, termine ce volume. Le récit et le voyage même ont été faits par M. Paul Verne, frère de M. Jules Verne. Nous avons cru bon de mettre en regard des Voyages extraordinaires de Jules Verne la narration de cette excursion faite par son frère dans des circonstances véritablement difficiles, et qui placent M. Paul Verne au premier rang de nos ascensionnistes français dans les Alpes.

De cet ensemble, il résulte un volume dont les éléments sont très-variés, un mélange de conceptions réelles, fantastiques et imaginaires, auquel nous avons l'espoir que notre public fera bon accueil.

J. HETZEL.

UNE FANTAISIE DU DOCTEUR OX

 

I – Comme quoi il est inutile de chercher, même sur les meilleures cartes, la petite ville de Quiquendone.

 

Si vous cherchez sur une carte des Flandres, ancienne ou moderne, la petite ville de Quiquendone, il est probable que vous ne l'y trouverez pas. Quiquendone est-elle donc une cité disparue ? Non. Une ville à venir ? Pas davantage. Elle existe, en dépit des géographies, et cela depuis huit à neuf cents ans. Elle compte même deux mille trois cent quatre-vingt-treize âmes, en admettant une âme par chaque habitant. Elle est située à treize kilomètres et demi dans le nord-ouest d'Audenarde et à quinze kilomètres un quart dans le sud-est de Bruges, en pleine Flandre. Le Vaar, petit affluent de l'Escaut, passe sous ses trois ponts, encore recouverts d'une antique toiture du moyen âge, comme à Tournay. On y admire un vieux château, dont la première pierre fut posée, en 1197, par le comte Baudouin, futur empereur de Constantinople, et un hôtel de ville à demi-fenêtres gothiques, couronné d'un chapelet de créneaux, que domine un beffroi à tourelles, élevé de trois cent cinquante-sept pieds au-dessus du sol. On y entend, à chaque heure, un carillon de cinq octaves, véritable piano aérien, dont la renommée surpasse celle du célèbre carillon de Bruges. Les étrangers — s'il en est jamais venu à Quiquendone — ne quittent point cette curieuse ville sans avoir visité sa salle des stathouders, ornée du portrait en pied de Guillaume de Nassau par Brandon ; le jubé de l'église Saint-Magloire, chef-d'œuvre de l'architecture du XVIe siècle ; le puits en fer forgé qui se creuse au milieu de la grande place Saint-Ernuph, dont l'admirable ornementation est due au peintre-forgeron Quentin Metsys ; le tombeau élevé autrefois à Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire, qui repose maintenant dans l'église de Notre-Dame de Bruges, etc. Enfin, Quiquendone a pour principale industrie la fabrication des crèmes fouettées et des sucres d'orge sur une grande échelle. Elle est administrée de père en fils depuis plusieurs siècles par la famille van Tricasse ! Et pourtant Quiquendone ne figure pas sur la carte des Flandres ! Est-ce oubli des géographes, est-ce omission volontaire ? C'est ce que je ne puis vous dire ; mais Quiquendone existe bien réellement avec ses rues étroites, son enceinte fortifiée, ses maisons espagnoles, sa halle et son bourgmestre, — à telles enseignes qu'elle a été récemment le théâtre de phénomènes surprenants, extraordinaires, invraisemblables autant que véridiques, et qui vont être fidèlement rapportés dans le présent récit.

Certes, il n'y a aucun mal à dire ni à penser des Flamands de la Flandre occidentale. Ce sont des gens de bien, sages, parcimonieux, sociables, d'humeur égale, hospitaliers, peut-être un peu lourds par le langage et l'esprit ; mais cela n'explique pas pourquoi l'une des plus intéressantes villes de leur territoire en est encore à figurer dans la cartographie moderne.

Cette omission est certainement regrettable. Si encore l'histoire, ou à défaut de l'histoire les chroniques, ou à défaut des chroniques la tradition du pays, faisaient mention de Quiquendone ! Mais non, ni les atlas, ni les guides, ni les itinéraires n'en parlent. M. Joanne lui-même, le perspicace dénicheur de bourgades, n'en dit pas un mot. On conçoit combien ce silence doit nuire au commerce, à l'industrie de cette ville. Mais nous nous hâterons d'ajouter que Quiquendone n'a ni industrie ni commerce, et qu'elle s'en passe le mieux du monde. Ses sucres d'orge et ses crèmes fouettées, elle les consomme sur place et ne les exporte pas. Enfin les Quiquendoniens n'ont besoin de personne. Leurs désirs sont restreints, leur existence est modeste ; ils sont calmes, modérés, froids, flegmatiques, en un mot « Flamands », comme il s'en rencontre encore quelquefois entre l'Escaut et la mer du Nord.

 

II – Où le bourgmestre van Tricasse et le conseiller Niklausse s'entretiennent des affaires de la ville.

 

« Vous croyez ? demanda le bourgmestre.

— Je le crois, répondit le conseiller, après quelques minutes de silence.

— C'est qu'il ne faut point agir à la légère, reprit le bourgmestre.

— Voilà dix ans que nous causons de cette affaire si grave, répliqua le conseiller Niklausse, et je vous avoue, mon digne van Tricasse, que je ne puis prendre encore sur moi de me décider.

— Je comprends votre hésitation, reprit le bourgmestre, qui ne parla qu'après un bon quart d'heure de réflexion, je comprends votre hésitation et je la partage. Nous ferons sagement de ne rien décider avant un plus ample examen de la question.

— Il est certain, répondit Niklausse, que cette place de commissaire civil est inutile dans une ville aussi paisible que Quiquendone.

— Notre prédécesseur, répondit van Tricasse d'un ton grave, notre prédécesseur ne disait jamais, n'aurait jamais osé dire qu'une chose est certaine.