Fanferlot sentait fort bien qu’il ne pourrait dissimuler Mme Nina au juge d’instruction. Forcément un jour ou l’autre elle serait mise en cause et recherchée. C’est pour cela surtout qu’il ne voulait pas qu’elle se montrât de son propre mouvement. Il se proposait de la faire apparaître quand et comme il le jugerait convenable, afin de s’attribuer à tout hasard et sans vergogne le mérite de l’avoir découverte.
C’est-à-dire que tout d’abord il s’efforça consciencieusement de calmer l’exaltation de la jeune femme. Il pensait qu’il serait aisé de lui démontrer que la moindre démarche en faveur de Prosper serait une folie insigne.
– Que gagnerez-vous, chère madame ? lui disait-il ; rien. Vous n’avez pas, je vous l’affirme, la moindre chance de succès. Et songez que vous allez vous compromettre gravement. Qui sait si la justice ne voudra pas voir en vous une complice de monsieur Bertomy !
Mais ces perspectives inquiétantes, qui avaient arrêté Cavaillon, qui lui avaient fait livrer sottement une lettre qu’il pouvait si bien défendre, ne firent que stimuler l’enthousiasme de Mme Gypsy.
C’est que l’homme calcule, pendant que la femme suit les inspirations de son cœur.
Là où l’ami le plus dévoué hésite et recule, la femme marche tête baissée, insoucieuse du résultat.
– Qu’importe le danger ! s’écria-t-elle. Je n’y crois pas, mais s’il existe, tant mieux, il donnera quelque mérite à une tentative toute naturelle. Je suis sûre que Prosper est innocent, mais si par impossible il est coupable, eh bien ! je veux partager le châtiment qui l’attend.
L’insistance de Mme Gypsy devenait inquiétante. Elle avait, à la hâte, jeté un grand cachemire sur ses épaules, mis son chapeau, et ainsi vêtue, en peignoir et en pantoufles, elle se déclarait prête à partir, prête à aller trouver tous les juges de Paris.
– Venez-vous, monsieur ? demandait-elle avec une impatience fébrile, venez-vous ?…
Fanferlot n’était rien moins que décidé. Heureusement, il a toujours plusieurs cordes à son arc.
Les considérations personnelles n’ayant aucune prise sur cette nature énergique, il résolut d’invoquer l’intérêt même de Prosper.
– Je suis tout à vous, belle dame, répondit-il ; soit, partons. Seulement, laissez-moi, pendant qu’il en est temps encore, vous dire que très probablement nous allons rendre à monsieur Bertomy le plus mauvais service.
– En quoi, s’il vous plaît ?
– En ce que nous allons le surprendre, belle dame, en ce que nous tentons une démarche qu’il ne peut prévoir après ce qu’il vous a écrit.
La jeune femme eut un beau geste de téméraire fierté ; elle ne doutait de rien.
– Il est des gens, monsieur, répondit-elle, qu’il faut sauver sans les prévenir et comme malgré eux. Je connais Prosper, il est homme à se laisser assassiner sans lutter, sans mot dire, à s’abandonner par insouciance, par désespoir…
– Pardon, chère madame, pardon ! interrompit l’agent de la sûreté, monsieur Bertomy, précisément, n’a pas l’air d’un homme qui s’abandonne, comme vous dites. Je croirais volontiers, au contraire, qu’il a déjà bâti son plan de défense. Savez-vous si en vous montrant, lorsqu’il vous recommande de vous cacher, vous n’allez pas renverser ses plus sûrs moyens de justification ?
Mme Gypsy tardait à répondre. Elle examinait la valeur des objections de Fanferlot.
– Je ne puis pourtant pas, reprit-elle, rester là, inactive, sans essayer de contribuer en quelque chose à son salut. Ne comprenez-vous donc pas que le parquet ici me brûle les pieds ?
Évidemment, si elle n’était pas absolument convaincue, sa résolution était ébranlée. L’homme de la préfecture de police sentit qu’il l’emportait, et cette certitude, lui laissant l’esprit plus libre, donna plus d’autorité à son éloquence.
– Vous avez, chère dame, reprit-il, un moyen bien simple de servir l’homme que vous aimez.
– Lequel, monsieur, lequel ?
– Obéissez-lui, mon enfant, prononça paternellement M. Fanferlot.
Mme Gypsy s’attendait à tout autre conseil.
– Obéir !… murmura-t-elle, obéir…
– Là est votre devoir, reprit Fanferlot, devenu grave et digne, devoir sacré.
Elle hésitait, encore, il prit sur la table la lettre de Prosper, qu’elle y avait posée, et il continua :
– Quoi ! monsieur Bertomy, dans un moment terrible, alors qu’il va être arrêté, vous écrit pour vous tracer votre conduite, et vous voulez rendre vaine cette sage précaution ! Que vous dit-il ? Tenez, relisons ensemble ce billet, qui est comme le testament de sa liberté. Il vous dit : « Si tu m’aimes, je t’en prie, obéis… » Et vous hésitez à obéir. Il vous dit encore : « Il y va de ma vie… » Vous ne l’aimez donc pas ? Quoi ! vous ne comprenez pas, malheureuse enfant, qu’en vous conjurant de fuir, de vous cacher, monsieur Bertomy a ses raisons, raisons impérieuses, terribles.
Ces raisons, M. Fanferlot les avait comprises en mettant le pied dans l’appartement de la rue Chaptal, et s’il ne les exposait pas encore, c’est qu’il les gardait, comme un bon général garde sa réserve, pour décider la victoire. Mme Gypsy était assez intelligente pour les deviner.
– Des raisons !… commença-t-elle ; Prosper voudrait donc qu’on ignorât notre liaison !…
Elle demeura un instant pensive, puis le jour tout à coup se faisant dans son esprit, elle s’écria :
– Oui ! je comprends maintenant. Folle que je suis, de n’avoir pas vu cela tout de suite ! En effet, ma présence ici, où je suis depuis un an, serait contre lui une charge accablante. On dresserait l’inventaire de tout ce que je possède, de mes robes, de mes dentelles, de mes bijoux, et on lui ferait un crime de mon luxe. On lui demanderait où il a pris assez d’argent pour me combler à ce point de ne me rien laisser à désirer.
L’agent de la sûreté baissa la tête en signe d’assentiment.
– C’est bien cela, répondit-il.
– Mais alors il faut fuir, monsieur, fuir bien vite ! Qui sait si la police n’est pas déjà prévenue, si elle ne va pas se présenter.
– Oh ! fit M. Fanferlot, de l’air le plus dégagé, vous avez le temps, la police n’est ni si habile ni si prompte.
– Peu importe !…
Et laissant seul l’agent de la sûreté, Mme Nina se précipita dans sa chambre à coucher, appelant à grands cris sa femme de chambre, sa cuisinière, le petit groom lui-même, ordonnant de vider les tiroirs et les armoires, d’entasser pêle-mêle dans des malles tout ce qui lui appartenait, et de se dépêcher surtout, de se presser.
Elle-même donnait l’exemple, et du meilleur cœur, quand une idée soudaine la ramena près de Fanferlot.
– Tout est prêt à l’instant, dit-elle, et je pars ; mais où aller ?
– Monsieur Bertomy ne vous le dit-il pas, chère dame ? À l’autre bout de Paris, dans une maison meublée, dans un hôtel.
– C’est que je n’en connais pas.
L’homme de la préfecture eut l’air de réfléchir. Il avait mille peines à dissimuler une joie singulière qui éclatait, quoi qu’il fît, dans ses petits yeux ronds.
– Je connais bien un hôtel, moi, dit-il enfin, mais il ne vous conviendra peut-être pas. Dame ! ce n’est pas luxueux comme ici…
– Y serai-je bien ?
– Avec ma recommandation, vous serez traitée comme une petite reine, et cachée surtout…
– Où est-ce ?
– De l’autre côté de l’eau, quai Saint-Michel, hôtel du Grand-Archange, tenu par madame Alexandre…
Mme Nina n’a jamais été longue à prendre une détermination.
– Voici de quoi écrire, dit-elle à l’agent ; faites votre lettre de recommandation.
En une minute il eut fini.
– Avec ces trois lignes, belle dame, dit-il, vous ferez de madame Alexandre tout ce que vous voudrez.
– C’est bien ! Maintenant, comment faire savoir mon adresse à Cavaillon ? C’est lui qui devait me remettre la lettre de Prosper…
– Il n’a pu venir, chère madame, interrompit l’agent de la sûreté, mais je vais le voir tout à l’heure et je lui dirai où vous trouver…
Mme Gypsy allait envoyer chercher une voiture, Fanferlot, qui se dit pressé, se chargea de la commission.
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