Fanferlot, croyant qu’elle allait tomber, tendit les bras pour la retenir.

Précaution inutile ! Mme Gypsy était de ces femmes dont la paresseuse insouciance masque une énergie endiablée, créatures fragiles dont la force de résistance n’a pas de limites ; chattes par les grâces et les délicatesses, chattes surtout par leurs nerfs et leurs muscles d’acier.

Le vertige du coup de massue qu’elle venait de recevoir dura ce que dure l’éclair. Elle chancela, mais elle ne tomba pas. Elle se redressa plus forte, saisit les poignets de l’agent de la préfecture et, de sa main mignonne, les serrant à le faire crier :

– Expliquez-vous, dit-elle ; qu’est-ce que cela signifie ? Vous savez ce que m’annonce cette lettre ?

Si brave qu’il soit, lui qui chaque jour affronte les plus dangereux coquins, Fanferlot eut presque peur de la colère de Mme Nina.

– Hélas ! murmura-t-il.

– On veut arrêter Prosper, on l’accuse d’avoir volé !…

– Oui, on prétend qu’il a pris à sa caisse trois cent cinquante mille francs.

– C’est faux ! s’écria la jeune femme, c’est une infamie et une absurdité.

Elle avait lâché les poignets de Fanferlot, et sa fureur, véritable rage d’enfant gâté, s’exhalait en gestes désordonnés. Elle se souciait bien vraiment de son beau peignoir et de ses magnifiques dentelles, qu’elle lacérait impitoyablement.

– Prosper, voler, disait-elle, ce serait trop bête. Voler ! à quoi bon ? N’a-t-il pas une grande fortune ?…

– C’est que précisément, belle dame, insinua l’agent de la sûreté, on affirme que monsieur Bertomy n’est pas riche, qu’il n’a pour vivre que ses appointements.

Cette réponse parut confondre toutes les idées de Mme Gypsy.

– Cependant, insista-t-elle, je lui ai toujours vu beaucoup d’argent. Pas riche… mais alors…

Elle n’osa pas achever, mais ses yeux rencontrant ceux de Fanferlot, ils se comprirent.

Le regard de Mme Nina voulait dire : « Ce serait donc pour moi, pour mon luxe, pour mes caprices, qu’il aurait volé ? »

« Peut-être !… » répondait le regard de l’agent de la sûreté.

Mais dix secondes de réflexion rendirent à la jeune femme son assurance première. Le doute qui, de son aile, avait effleuré son esprit, s’envola.

– Non ! s’écria-t-elle, jamais, malheureusement, Prosper n’aurait volé un sou pour moi. Qu’un caissier puise à pleines mains dans la caisse confiée à son honneur, pour une femme qu’il aime, on le comprend et on se l’explique ; mais Prosper ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée.

– Oh ! belle dame ! protesta le galant et poli Fanferlot, ce que vous dites là, vous ne le pensez pas.

Elle secoua tristement la tête ; une larme, à grand-peine retenue, voilait l’éclat de ses beaux yeux.

– Je le pense, répondit-elle, et c’est vrai. Il est prêt à courir au-devant de mes fantaisies, direz-vous ? Qu’est-ce que cela prouve. Quand je dis qu’il ne m’aime pas, je n’en suis que trop persuadée, allez, et je m’y connais. Une fois en ma vie, j’ai été aimée par un homme de cœur, et parce que je souffre depuis une année, je comprends à quel point je l’ai rendu malheureux. Je ne suis rien, dans la vie de Prosper, à peine un accident…

– Mais alors pourquoi…

– Ah ! oui… interrompit Mme Gypsy, pourquoi ? Vous serez bien habile, vous, de me le dire. Voici un an que je cherche vainement une réponse à cette question terrible pour moi, et je suis femme !… Mais allez donc deviner la pensée d’un homme si maître de soi que rien de ce qui se passe en son cœur ne remonte à ses yeux. Je l’ai observé comme une femme sait observer l’homme de qui dépend sa destinée, peine perdue ! Il est bon, il est doux, mais il n’offre aucune prise. On le croit faible, on se trompe. C’est une barre d’acier peinte en roseau, que cet homme à cheveux blonds.

Emportée par la violence de ses sentiments, Mme Nina laissait voir jusqu’au fond de son âme. Elle était sans défiance, ne pouvant se douter de la qualité de cet homme qui l’écoutait, qui lui était inconnu, mais en qui elle voyait un ami de Prosper.

Pour lui, Fanferlot, il s’applaudissait intérieurement de son bonheur et de son adresse. Il n’y a qu’une femme pour tracer un portrait ressemblant. En un moment d’exaltation, elle venait de lui donner les plus précieux renseignements ; il savait désormais à quel homme il avait affaire, ce qui dans une enquête est le point capital.

– C’est qu’on dit, hasarda-t-il, que monsieur Bertomy est joueur, et le jeu mène loin.

Mme Gypsy haussa les épaules.

– Oui, c’est vrai, répondit-elle, il joue. Je lui ai vu, sans un tressaillement, perdre ou gagner des sommes considérables. Il joue, mais il n’est pas joueur. Il joue comme il soupe, comme il se grise, comme il fait des folies, sans passion, sans entraînement, sans plaisir. Quelquefois il me fait peur : il me semble qu’il traîne un corps où il n’y a plus d’âme. Ah ! je ne suis pas heureuse, allez ! Jamais je n’ai surpris en lui qu’une indifférence profonde, si immense que souvent elle m’a paru être du désespoir. Et cet homme-là aurait volé ! Allons donc ! Tenez, vous ne m’ôterez pas de l’idée qu’il y a quelque chose de terrible dans sa vie, un secret, un grand malheur, je ne sais quoi, mais quelque chose.

– Et il ne vous a jamais parlé de son passé ?

– Lui… Vous ne m’avez donc pas entendu ? Je vous l’ai dit, il ne m’aime pas.

L’attendrissement peu à peu avait gagné Mme Nina. Elle pleurait, et de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues.

Ce n’était qu’un moment de désespoir. Bientôt elle se redressa, l’œil enflammé par les plus généreuses résolutions.

– Mais je l’aime, moi ! s’écria-t-elle, et c’est à moi de le sauver. Ah ! je saurai parler à son patron, ce misérable qui l’accuse, et aux juges et à tout le monde. Il est arrêté, je prouverai qu’il est innocent. Venez, monsieur, partons, et je vous le promets, avant la fin du jour il sera libre ou je serai prisonnière avec lui.

Le projet de Mme Gypsy était louable, assurément, et dicté par les sentiments les plus nobles ; malheureusement il était impraticable.

Il avait en outre le tort d’aller à l’encontre des intentions de l’agent de la sûreté.

Si décidé qu’il fût à se réserver les difficultés comme les bénéfices de cette enquête, M.