Il n’a pas un vice, me disait Évariste, pas seulement un pauvre petit défaut sur lequel son valet de chambre puisse gagner dix sous. Il ne fume pas, il ne boit pas, il ne joue jamais, il n’a pas de maîtresses ; un saint, quoi ! il est riche à millions, et il vit petitement, chichement, comme un épicier ; il est fou de sa femme, il adore ses enfants, il reçoit souvent mais sort très rarement.

– Sa femme est donc jeune ?

– Elle doit avoir dans les cinquante ans.

Mme Alexandre réfléchit un instant.

– T’es-tu informé, demanda-t-elle, des autres personnes de la famille ?

– Certainement. Un des fils est officier, je ne sais où, n’en parlons pas ; c’est le plus jeune. L’aîné, Lucien, qui vit avec ses parents est, à ce qu’il paraît, une vraie demoiselle pour la sagesse.

– Et la femme, et cette nièce dont tu m’as parlé ?

– Évariste n’a rien pu me dire sur leur compte.

Mme Alexandre haussa les épaules.

– Si tu n’as rien trouvé, fit-elle, c’est qu’il n’y a rien. Et tiens, à ta place, sais-tu ce que je ferais ?

– Parle.

– J’irais consulter monsieur Lecoq.

Fanferlot à ce nom bondit comme si on lui eût tiré un coup de pistolet aux oreilles.

– Joli conseil ! fit-il, tu veux donc que je perde ma place ? Si monsieur Lecoq se doutait seulement de ce que j’ai voulu faire.

– Qui te parle de lui dire ton secret, on lui demande son avis d’un air indifférent, on retient ce qu’il peut avoir imaginé de bien et ensuite on agit à sa guise.

L’agent de la sûreté parut peser les raisons de son épouse.

– Tu as peut-être raison, dit-il, et cependant il est diablement malin, monsieur Lecoq, et fort capable de me deviner.

– Malin… ! riposta Mme Alexandre, piquée, malin !… c’est vous tous à la préfecture qui, à force de répéter ça, avez fait sa réputation.

– Enfin, conclut Fanferlot, je verrai, je réfléchirai, mais en attendant, que dit la petite ?

La petite, c’était Mme Nina Gypsy.

En venant s’installer au Grand-Archange, la pauvre fille avait cru suivre un bon conseil, et encore maintenant, Fanferlot ne s’étant pas montré, elle restait convaincue qu’elle avait obéi à un ami de Prosper. Lorsqu’elle avait reçu la citation de M. Patrigent, elle avait admiré l’habileté de la police qui avait su en si peu de temps découvrir sa cachette ; car elle s’était établie à l’hôtel sous un faux nom, c’est-à-dire sous son vrai nom de Palmyre Chocareille.

Habilement questionnée, par l’ancienne marchande à la toilette, elle s’était livrée sans défiance et avait raconté toute son histoire.

Et c’est ainsi, à peu de frais, que Fanferlot avait pu se poser près du juge en agent d’une habileté supérieure.

– La petite, répondit Mme Alexandre, est toujours là-haut. Toujours… et elle ne se doute de rien. Mais la retenir devient de plus en plus difficile. Je ne sais ce que lui a dit le juge, elle m’est revenue hors d’elle-même. Elle voulait aller faire du tapage chez monsieur Fauvel. Ce tantôt, après un accès de colère, elle a écrit une lettre et l’a donnée à Jean pour la mettre à la poste ; mais je m’en suis emparée pour te la montrer.

– Quoi ! interrompit Fanferlot, tu as une lettre et tu ne me le dis pas, et elle renferme peut-être le mot de l’énigme ! Vite, donne-la-moi.

Sur l’ordre de son mari, l’ancienne marchande à la toilette ouvrit une petite chiffonnière et en tira la lettre de Mme Gypsy, qu’elle lui présenta.

– Tiens, lui dit-elle, sois satisfait !

En vérité, pour une ancienne femme de chambre, Palmyre Chocareille, devenue Gypsy, n’avait pas une vilaine écriture.

L’adresse de sa lettre, tracée en belle anglaise, était ainsi conçue :

Monsieur

L. de Clameran, maître de forges

à l’hôtel du Louvre.

Pour remettre à M. RAOUL DE LAGORS.

(Très pressée.)

– Oh ! oh ! fit Fanferlot, accompagnant son exclamation d’un petit sifflement qui lui est habituel, quand il croit avoir fait quelque trouvaille, oh ! oh !…

– Est-ce que tu vas l’ouvrir ? interrogea Mme Alexandre.

– Un peu, répondit Fanferlot, en faisant sauter le cachet avec une merveilleuse dextérité.

Il lut, et Mme Alexandre, penchée sur l’épaule de son « petit homme », lut aussi :

Monsieur Raoul,

Prosper est en prison, accusé d’un vol qu’il n’a pas commis, j’en suis sûre. Déjà, il y a trois jours, je vous ai écrit à ce sujet…

– Hein ! comment !… s’interrompit Fanferlot, cette péronnelle a écrit et je n’ai pas vu sa lettre !…

– Mais, mon bon petit homme, cette malheureuse peut avoir jeté sa lettre à la poste elle-même, lorsqu’elle est sortie pour aller au Palais de Justice.

– C’est possible, en effet, dit Fanferlot un peu calmé. Il reprit sa lecture :

… Je vous ai déjà écrit à ce sujet, et je n’ai pas de nouvelles. Qui donc viendra au secours de Prosper si ses meilleurs amis l’abandonnent ? Si vous laissiez cette lettre-ci sans réponse, je me croirai dégagée de certaine promesse que vous savez, et, sans scrupule, je raconterai à Prosper la conversation surprise par moi entre vous et M. de Clameran. Mais je puis compter sur vous, n’est-ce pas ? Je vous attendrai à l’hôtel du Grand-Archange, après-demain, de midi à quatre heures.

Nina Gypsy

Cette lettre lue, Fanferlot, sans mot dire, se mit à la recopier.

– Eh bien ! demanda Mme Alexandre, qu’en dis-tu ?

Fanferlot réintégrait délicatement la lettre recopiée dans son enveloppe, lorsque la porte du « bureau de l’hôtel » s’ouvrit brusquement, et le garçon par deux fois siffla : Psitt ! psitt !…

Fanferlot, avec une rapidité merveilleuse, disparut dans un cabinet noir qui ouvrait sur la salle à manger.

Il n’eut pas le temps de refermer la porte ; Mme Gypsy entrait.

Hélas ! elle était cruellement changée, la pauvre fille. Elle avait pâli, ses joues s’étaient creusées, ses lèvres avaient perdu leur provocant éclat, et ses yeux, brillant du feu de la fièvre, rougis par les larmes, étaient entourés d’un large cercle brun.

En la voyant, Mme Alexandre ne put retenir un cri de surprise :

– Comment, chère enfant, vous sortez ?

– Il le faut, madame, et je viens vous prier, si quelqu’un me demandait en mon absence, de bien vouloir faire attendre.

– Mais où voulez-vous aller, bon Dieu ! à cette heure, malade comme vous l’êtes ?

Mme Gypsy hésita un moment.

– Oh ! tenez, dit-elle enfin, je puis vous le confier à vous, si bonne pour moi, lisez ce billet qu’un commissionnaire vient de me monter à l’instant.

– Comment, fit Mme Alexandre abasourdie, un commissionnaire !… chez moi qui est monté chez vous ?

– Qu’y a-t-il de si surprenant ?

– Oh ! rien, rien…, répondit l’ex-revendeuse.

Et très haut, pour bien être entendue du cabinet, elle lut :

Un ami de Prosper, qui ne peut ni vous recevoir ni se présenter chez vous, a absolument besoin de vous parler. Ce soir, lundi, trouvez-vous, neuf heures précises, dans le bureau des omnibus qui est en face de la tour Saint-Jacques, et celui qui vous écrit s’approchera de vous et vous dira ce qu’il a à vous dire.

Je vous indique ce lieu de rendez-vous pour bien éloigner de vous toute crainte.

– Et vous allez à ce rendez-vous ! s’écria Mme Alexandre.

– Certainement.

– Mais c’est une imprudence horrible, une folie ; c’est un piège qu’on vous tend.

– Eh ! qu’importe, madame ! interrompit Gypsy, je suis assez malheureuse désormais pour n’avoir plus rien à redouter.

Et sans vouloir entendre un mot de plus, elle sortit.

Mme Gypsy n’était pas dans la rue, que déjà Fanferlot avait bondi hors de sa cachette.

Le doux agent était blême de fureur et jurait comme un possédé.

– Mille millions de tonnerres ! criait-il, qu’est-ce donc que cette maison du Grand-Archange où on se promène aussi librement que sur une place publique !

L’ancienne marchande à la toilette, décontenancée, tremblante, ne savait où se mettre.

– A-t-on jamais vu chose pareille ! poursuivait l’agent ; un commissionnaire est venu, et personne ne l’a vu ! Comment s’y est-il pris pour s’introduire ainsi furtivement ? Ah ! je flaire là quelque gredinerie. Et vous, madame Alexandre, vous une femme intelligente, vous êtes assez simple pour détourner cette petite vipère de ce rendez-vous !

– Mais, mon ami…

– Quoi ! vous n’avez donc pas compris que je vais la suivre et savoir ainsi ce qu’on nous cache. Allons vite, aidez-moi, il faut qu’elle ne puisse pas me reconnaître.

En un tour de main, Fanferlot, affublé d’une perruque et d’une barbe épaisse, ne se ressemblait plus. Il avait endossé une blouse et avait toutes les apparences d’un de ces ouvriers peu honnêtes qui cherchent de l’ouvrage en priant Dieu de n’en pas trouver.

Quand il fut prêt :

– As-tu ta carte et ton « coup de poing » ? demanda Mme Alexandre, toujours pleine de sollicitude.

– Oui, oui ! fais jeter à la poste la lettre de cette malheureuse à monsieur de Clameran et… bonne garde.

Et, sans écouter son épouse, qui lui criait « Bonne chance ! », Fanferlot s’élança dehors.

Mme Gypsy avait bien huit ou dix minutes d’avance, mais il rattrapa lestement sa distance. Il avait pris, au pas de course, la route que la jeune femme devait avoir suivie, et il la rejoignit vers le milieu du pont au Change.

Elle allait d’une allure indécise, tantôt très vite, tantôt à petits pas, en personne qui, impatiente de se rendre à un rendez-vous, est partie trop tôt et cherche à user le temps.

Sur la place du Châtelet, elle fit deux ou trois tours, s’approcha des affiches du théâtre, s’assit un moment sur un banc, et enfin, à neuf heures moins un quart, à peu près, elle alla s’installer sur une des banquettes du bureau des omnibus.

Une minute après elle, Fanferlot entra. Mais, comme en dépit de sa barbe épaisse il redoutait l’œil de Mme Gypsy, il alla se placer de l’autre côté du bureau, dans l’ombre.

Singulier lieu de rencontre ! pensait-il, tout en étudiant la jeune femme. Mais qui peut lui avoir donné ce rendez-vous ? À la curiosité que je lis dans ses yeux, à son inquiétude évidente, je jugerais qu’elle ignore qui elle attend !

Le bureau, cependant, était plein de monde. À toute minute, des employés criaient la destination d’un omnibus qui arrivait. Quantité de gens entraient et sortaient, qui réclamaient des numéros ou changeaient leurs correspondances.

À chaque nouvel arrivant, Gypsy tressaillait, et Fanferlot se disait : est-ce celui-là ?

Enfin, au moment où neuf heures sonnaient à l’Hôtel-de-Ville, un personnage entra, qui, sans demander de numéro au bureau, marcha droit à Mme Gypsy, la salua et s’assit près d’elle.

C’était un homme de taille moyenne, assez gros, portant d’épais favoris, d’un blond ardent sur une figure enluminée. Sa mise, qui était celle de tous les négociants aisés, n’offrait rien de remarquable ; pas plus d’ailleurs que sa personne.

Fanferlot le regardait de tous ses yeux.

Toi, mon bonhomme, pensait-il, quelque part que je te rencontre maintenant, je te reconnaîtrai, et, ce soir même, en te suivant, je saurai qui tu es.

Par malheur, il avait beau prêter l’oreille, il n’entendait rien absolument de ce que se disaient le nouveau venu et Mme Gypsy.