Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de tâcher de deviner à leur pantomime et au jeu de leur physionomie le sujet de leur conversation.
Tout d’abord, quand le gros homme l’avait saluée, la jeune femme avait eu l’air si surpris qu’il était clair qu’elle le voyait pour la première fois. Lorsque, s’étant assis, il lui eut dit quelques mots, elle se leva à demi avec un geste d’effroi, comme si elle eût voulu s’enfuir. Un regard seul suffit pour la faire se rasseoir. Puis à mesure que parlait le gros monsieur, l’attitude de Gypsy trahissait une certaine appréhension. Elle fit un geste négatif, mais elle sembla se rendre à une très bonne raison qui lui fut donnée. À un moment, elle parut près de pleurer, et presque aussitôt un sourire éclaira son joli visage. Enfin, elle étendit la main, comme si elle eût prêté un serment.
Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Fanferlot, sur sa banquette, se rongeait les poings.
Idiot que je suis ! se disait-il, de m’être placé si loin.
Il songeait à exécuter quelque manœuvre habile pour se rapprocher sans éveiller les soupçons lorsque le gros monsieur se leva, offrit son bras à Mme Gypsy qui l’accepta sans façon, et ensemble ils se dirigèrent vers la porte.
Ils avaient l’air si préoccupés l’un et l’autre, que Fanferlot ne vit nul inconvénient à les suivre d’assez près ; sage précaution, car il y avait foule sur le boulevard.
Arrivé sur la porte, il vit le gros homme et Gypsy traverser le trottoir, s’approcher d’un fiacre, non loin du bureau des omnibus, et monter dans ce fiacre.
– Parfait ! grommela Fanferlot, je les tiens, maintenant, inutile de se presser.
Pendant que le cocher rassemblait ses guides, l’agent de la sûreté préparait ses jambes, et lorsque la voiture s’ébranla, en trois sauts il fut derrière, décidé à la suivre jusqu’au bout du monde.
Le fiacre remontait le boulevard de Sébastopol. Il allait bon train, mais ce n’est pas pour rien que Fanferlot a été surnommé l’Écureuil. Les coudes collés au corps, ménageant bien sa respiration, il se maintenait.
Pourtant, en arrivant au boulevard Saint-Denis, il commençait à s’essouffler, et il ressentait une légère douleur au côté, lorsque le fiacre, après avoir traversé la chaussée, s’engagea dans la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Mais Fanferlot, qui à huit ans polissonnait librement sur le pavé de Paris, est un homme de ressources. Il s’accrocha aux ressorts de la voiture, se souleva à la force des poignets et se maintint suspendu, les jambes appuyées sur l’essieu des roues de derrière. Il n’était certes pas à son aise, mais il ne courait plus le risque d’être distancé.
– Maintenant, disait-il en riant dans sa fausse barbe, fouette cocher !
Le cocher fouettait, en effet, et c’est au grand trot qu’il monta la rampe assez rude de la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Enfin, sur la place de l’ancienne barrière, le fiacre s’arrêta devant un marchand de vin, le cocher descendit de son siège et alla se faire servir un canon.
L’agent de la sûreté, lui, avait quitté son poste incommode, et, blotti dans l’encoignure d’une porte, il attendait à descendre le gros monsieur et Gypsy, prêt à s’élancer sur leurs traces.
Mais, au bout de cinq minutes, ils n’étaient pas encore descendus.
Que font-ils donc ? pensa l’agent.
Il s’approcha, non sans précautions.
Ô déception ! la voiture était vide.
Ce fut comme un seau d’eau glacée tombant sur la tête de Fanferlot ; il restait là, planté sur ses deux pieds, plus cristallisé que la femme de Loth.
Quand il se remit un peu, au bout de quelques secondes, ce fut pour lâcher une douzaine de jurons à faire trembler les vitres du quartier.
– Volé ! disait-il, joué, floué, collé, roulé… Ah ! ils me le payeront !
En un moment, son esprit agile parcourut la gamme des éventualités probables et improbables.
– Évidemment, murmurait-il, cet individu et Gypsy sont entrés par une portière et sortis par l’autre ; la manœuvre est élémentaire. Mais, s’ils l’ont employée, c’est qu’ils craignaient d’être suivis. S’ils craignaient d’être suivis, c’est qu’ils n’ont pas la conscience tranquille, donc…
Il interrompit son monologue, parce que l’idée lui vint d’interroger le cocher, qui pouvait fort bien savoir quelque chose.
Malheureusement, ce cocher, qui était de fort mauvaise humeur, refusa de rien dire, et même agita son fouet d’une façon si peu rassurante, que Fanferlot jugea prudent de battre en retraite.
Ah ça ! se disait-il, est-ce que le cocher en serait, lui aussi !…
Que faire, cependant, à cette heure ? Il n’avait pas une idée. Tristement il reprit le chemin du quai Saint-Michel, et il était onze heures et demie au moins lorsqu’il sonna à sa porte.
– La petite est-elle rentrée ? demanda-t-il tout d’abord.
– Non, mais voici deux gros paquets apportés pour elle.
Lestement, avec une adresse supérieure, Fanferlot défit les paquets.
Les paquets renfermaient trois robes d’indienne, de gros souliers, des jupons très simples et des bonnets de linge.
L’agent ne put retenir un mouvement de dépit.
– Allons, bon ! fit-il, voici qu’elle va se déguiser, maintenant ; par ma foi ! je m’y perds !
Certes, lorsqu’il descendait tout pensif les hauteurs du faubourg Saint-Martin, Fanferlot s’était bien juré qu’il ne raconterait pas à son épouse sa déconvenue.
Mais une fois chez lui, une fois en présence d’un fait nouveau de nature à dérouter toutes ses conjectures, ses considérations d’amour-propre s’évanouirent.
L’agent de la sûreté avoua tout : ses espérances si près de se réaliser, sa mésaventure incroyable, ses soupçons ! Et longtemps le mari et la femme restèrent à discuter, étudiant l’affaire sous toutes ses faces, cherchant une explication plausible.
C’est qu’ils étaient bien décidés à ne se point coucher avant le retour de Mme Gypsy, dont Mme Alexandre se proposait de tirer quelques éclaircissements.
Mais rentrerait-elle ? Là était la question.
Elle rentra un peu après une heure, et lorsque déjà les époux désespéraient et commençaient à se dire : nous ne la reverrons plus.
Au coup de sonnette, Fanferlot s’était glissé dans le cabinet noir, et Mme Alexandre était restée seule dans le bureau de l’hôtel.
– Enfin ! vous voilà, chère enfant ! s’écria-t-elle, il ne vous est pas arrivé malheur ! Ah ! j’étais dans une inquiétude mortelle.
– Merci de votre intérêt, madame, répondit Gypsy ; mais n’a-t-on rien apporté pour moi ?
Elle revenait tout autre qu’elle était partie, cette pauvre Gypsy : elle était bien triste, mais non plus abattue. À sa prostration des jours précédents, avait succédé une ferme et généreuse résolution que décelaient son maintien et l’éclat de ses yeux.
– On a apporté les paquets que voici, répondit Mme Alexandre… et ainsi vous avez vu l’ami de monsieur Bertomy ?
– Oui, madame, et même ses conseils ont si bien modifié mes projets, que j’aurai, demain, le regret de vous faire mes adieux, je pars.
– Demain ! fit l’ancienne marchande à la toilette, il y a donc quelque chose ?
– Oh ! rien qui puisse vous intéresser.
Et ayant allumé sa bougie au bec de gaz, Mme Gypsy se retira après un « bonsoir, bonne nuit » des plus significatifs.
– Que penses-tu de cette rentrée, madame Alexandre ? demanda Fanferlot sorti de sa cachette.
– C’est à n’y pas croire ! Cette petite écrit à monsieur de Clameran pour lui donner rendez-vous ici, et elle ne l’attend pas.
– Évidemment elle se méfie de nous, elle sait qui je suis.
– C’est alors cet ami du caissier qui l’a renseignée.
– Qui sait !… Tiens, je finis par croire que j’ai affaire à des voleurs très forts ; ils ont deviné que je suis sur leurs traces, et ils veulent me dépister. On me dirait demain que cette coquine a le magot et qu’elle fuit avec, que je n’en serais pas surpris.
– Ce n’est pas mon avis, répondit Mme Alexandre ; mais, écoute, j’en reviens à mon idée, tu devrais voir monsieur Lecoq.
Fanferlot resta un moment pensif.
– Eh bien ! soit ! s’écria-t-il, j’irai le voir, mais uniquement pour l’acquit de ma conscience, car où je n’ai rien vu, il ne verra rien. Il a beau être terrible, il ne me fait pas peur. S’il s’avisait de me malmener et d’être insolent, je saurais le remettre à sa place.
N’importe, l’agent de la sûreté dormit mal cette nuit, ou, pour mieux dire, il ne dormit pas, plus préoccupé de l’affaire Bertomy qu’un dramaturge de la pièce en germe dans son cerveau.
À six heures et demie, il était debout – il faut se lever matin, si on veut rencontrer M. Lecoq –, et lesté d’une tasse de café au lait, il se dirigea vers la demeure du célèbre policier.
Certainement Fanferlot, dit l’Écureuil, n’a pas peur du patron, comme il l’appelle, et la preuve, c’est qu’il partit du Grand-Archange la tête haute, le chapeau posé de côté. Cependant, arrivé à la rue Montmartre, qu’habite M. Lecoq, sa crânerie avait sensiblement diminué. Il eut quelques palpitations en s’engageant dans l’allée de la maison et il fit plusieurs pauses en montant l’escalier.
Arrivé au troisième étage, devant une porte décorée des armes du célèbre agent, – un coq, symbole de la vigilance –, le cœur lui manqua presque et il eut de la peine à se décider à sonner.
La servante de M. Lecoq, une ancienne réclusionnaire taillée en carabinier, plus dévouée à son maître qu’un chien de berger, Janouille enfin, vint lui ouvrir.
– Ah ! fit-elle en l’apercevant, vous tombez bien, monsieur l’Écureuil, le patron vous attend.
À cette annonce, Fanferlot fut saisi d’une violente envie de battre en retraite. Pourquoi, comment, par quel hasard était-il attendu ?…
Mais, pendant qu’il hésitait, Janouille le saisit par le bras, et, l’attirant à elle, le fit entrer dans l’appartement en disant :
– Voulez-vous prendre racine ici ? Allons, arrivez, le patron travaille dans son cabinet.
Au milieu d’une vaste pièce, bizarrement meublée, moitié bibliothèque de lettré, moitié loge d’acteur, assis devant un bureau, écrivait ce même personnage à lunettes d’or, qui dans les couloirs du dépôt avait dit à Prosper Bertomy : « Bon courage ».
C’était M. Lecoq, sous ses apparences officielles.
À l’entrée de Fanferlot, qui s’avançait respectueusement, l’échine en cerceau, il leva légèrement la tête, posa sa plume et dit :
– Ah ! te voilà, enfin ! mon garçon. Eh bien ! ça ne va donc pas, cette affaire Bertomy ?
– Comment, balbutia Fanferlot, vous savez…
– Je sais que tu as si bien embrouillé les choses que tu n’y vois plus rien, que tu es rendu.
– Mais, patron, ce n’est pas moi…
M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet. Tout à coup il revint sur Fanferlot.
– Que penses-tu, maître l’Écureuil ? demanda-t-il d’un ton dur et ironique, d’un homme qui abuse la confiance de ceux qui l’emploient, qui révèle de ce qu’il découvre juste assez pour égarer la prévention, qui trahit au profit de sa sotte vanité et la cause de la justice et celle d’un malheureux prévenu ?
Fanferlot effrayé avait reculé d’un pas.
– Je dirais, essaya-t-il, je dirais…
– Tu penses qu’on doit punir cet homme et le chasser, et tu as raison. Moins une profession est honorée, plus ceux qui l’exercent doivent être honorables. C’est toi, cependant, qui as trahi ! Ah ! maître l’Écureuil, nous sommes ambitieux, et nous essayons de faire de la police de fantaisie.
1 comment