Nous laissons la justice s’égarer de son côté et nous cherchons d’un autre. Il faut être un limier plus fin que tu n’es, mon garçon, pour chasser sans chasseur et à son compte.

– Mais, patron, je vous jure…

– Tais-toi. Voudrais-tu me prouver que tu as tout dit au juge d’instruction, comme c’était ton devoir ? Allons donc ! Pendant qu’on instruit contre le caissier, tu instruis, toi, contre le banquier, tu l’épies, tu te lies avec son valet de chambre.

M. Lecoq était-il véritablement en colère ? Fanferlot qui le connaît bien en doutait un peu, mais avec ce diable d’homme on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

– Si encore tu étais habile, poursuivait-il, mais non. Tu voudrais être maître et tu n’es même pas bon ouvrier.

– Vous avez raison, patron, fit piteusement Fanferlot qui ne songeait plus à nier. Mais comment s’y prendre dans une affaire comme celle-ci, où il n’y avait pas une trace, pas une pièce à conviction, pas un indice, rien de rien !

M. Lecoq haussa les épaules.

– Pauvre garçon ! fit-il. Sache donc que le jour où tu as été mandé avec le commissaire de police pour constater le vol, tu as – je ne dis pas certainement, mais très probablement – tenu entre tes deux grandes mains bêtes le moyen de savoir laquelle des clés, du banquier ou du caissier, avait servi à commettre le vol.

– Par exemple !…

– Tu veux des preuves ? soit. Te souviens-tu de cette éraillure que tu as relevée le long du coffre-fort ? Elle t’a frappé, car tu n’as pu retenir une exclamation en l’apercevant. Tu l’as examinée soigneusement, à la loupe, et tu as pu te convaincre qu’elle était toute fraîche encore, toute récente. Tu t’es dit alors, et avec raison, que cette éraillure datait de l’instant du vol. Or, avec quoi avait-elle été faite ? Avec une clé, évidemment. Cela étant, il fallait demander les clés du banquier et du caissier, et les étudier attentivement. L’une des deux devait avoir gardé à son extrémité quelques atomes au moins de cette peinture verte dont on enduit le fer des coffres-forts.

C’est bouche béante que Fanferlot avait écouté cette explication. Sur les derniers mots, il se frappa violemment le front, en s’écriant :

– Imbécile !

– Tu l’as dit, reprit M. Lecoq, imbécile ! Quoi ! cet indice te saute aux yeux et tu le négliges, et tu n’en tires aucune conclusion ! Là, cependant, est le vrai, le seul point de départ de l’affaire. Si je trouve le coupable, ce sera grâce à cette éraillure, et je le trouverai, je le veux !

De loin, Fanferlot, dit l’Écureuil, médit volontiers de M. Lecoq et le brave courageusement ; mais de près il subit invinciblement l’influence qu’exerce sur tous ceux qui l’approchent cet homme extraordinaire.

Les renseignements si précis, les minutieux détails qui venaient de lui être donnés renversaient toutes ses idées. Où et comment M. Lecoq les avait-il eus ?

– Vous vous êtes donc occupé de cette affaire, patron ? demanda-t-il.

– Probablement. Mais je ne suis pas infaillible, je puis avoir laissé passer quelque précieux indice. Prends une chaise et dis-moi tout ce que tu sais.

On n’équivoque pas avec M. Lecoq, on ne ruse pas. Fanferlot fut complètement vrai, ce qui lui arrive rarement. Pourtant, sur la fin de son récit, pris d’un remords de vanité, il ne raconta pas comment, la veille, il s’était laissé jouer par Mme Gypsy et le gros monsieur.

Le malheur est que M. Lecoq n’est jamais informé à demi.

– Il me semble, maître l’Écureuil, fit-il, que tu oublies quelque chose. Jusqu’où as-tu suivi le fiacre vide ?

Fanferlot, en dépit de son aplomb, rougit jusqu’aux oreilles et baissa les yeux ni plus ni moins qu’une pensionnaire prise en faute.

– Quoi ! patron, balbutia-t-il, cela aussi, vous le savez ? comment avez-vous pu…

Mais une idée subite traversant son cerveau, il s’arrêta court, bondit sur sa chaise et s’écria :

– Oh ! j’y suis… ce gros monsieur à favoris roux, c’était vous.

La surprise de Fanferlot donnait à sa physionomie une si singulière expression, que M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire.

– Ainsi, c’était vous, reprit l’agent émerveillé, c’était vous ce gros homme que j’ai dévisagé, et je ne vous ai pas reconnu ! Ah ! patron, quel acteur vous feriez, si vous le vouliez ! moi aussi, je m’étais déguisé !

– Et bien mal, mon pauvre garçon, c’est une justice à te rendre. Penses-tu donc qu’il suffise, pour être méconnaissable, d’une barbe épaisse et d’une blouse ? Et l’œil, malheureux ! et l’œil ! C’est l’œil qu’il faut changer. Là est le secret.

Cette théorie du regard en matière de travestissement explique pourquoi le Lecoq officiel qui rendrait des points au lynx n’a jamais été rencontré dans les couloirs de la préfecture de police, sans ses lunettes à branches d’or.

– Mais alors, patron, disait Fanferlot, poursuivant son idée, vous avez confessé cette petite, dont madame Alexandre n’avait pu venir à bout ? Vous savez pourquoi elle quitte le Grand-Archange, pourquoi elle n’attend pas monsieur de Clameran, pourquoi elle s’est acheté des robes d’indienne ?

– Elle n’agit que d’après mes conseils.

– En ce cas, fit l’agent profondément découragé, il ne me reste plus qu’à avouer que je ne suis qu’un sot.

– Non, l’Écureuil, reprit M.