Il avait vu la porte s’ouvrir et Madeleine entrer, il n’avait perdu ni un geste ni un mot de la scène rapide qui venait d’avoir lieu entre Prosper et la jeune fille.
Ce n’était rien, il est vrai, que cette scène, chaque phrase laissait deviner une réticence ; mais M. Fanferlot est assez habile pour compléter tous les sous-entendus.
Il n’avait encore qu’un soupçon ; mais c’était un soupçon, quelque chose, une hypothèse, un point de départ.
Même il lui semblait, tant il est prompt à bâtir tout un plan sur le moindre incident, que dans le passé de ces gens qu’il ne connaissait pas, il entrevoyait un drame.
C’est que si le commissaire de police est un sceptique, l’agent de la sûreté a la foi : il croit au mal.
Voici, pensait-il, ce qui est : le jeune homme aime cette jeune fille, qui est, ma foi, fort jolie, et comme de son côté il est très bien, il en est aimé. Ces amours ont contrarié le banquier, je comprends cela, et ne sachant comment se débarrasser honnêtement de cet amoureux importun, il a imaginé cette accusation de vol qui est assez ingénieuse.
Ainsi, dans la pensée de M. Fanferlot, le banquier s’était simplement volé lui-même, et le caissier, innocent, était victime de la plus odieuse machination.
Mais cette conviction de l’agent de la sûreté ne devait guère, pour le moment du moins, servir Prosper.
Fanferlot, l’ambitieux, l’homme qui veut arriver, qui a soif de renommée, était parfaitement décidé à garder pour lui seul ses conjectures.
Je vais laisser marcher les autres, se disait-il, et j’irai seul de mon côté. Quand, plus tard, grâce à un incessant espionnage, à force de patientes investigations, j’aurai réuni les éléments d’une belle et bonne condamnation, je démasquerai le coquin.
Du reste, il était radieux. Il trouvait donc enfin ce crime tant cherché qui devait le faire célèbre. Rien n’y manquait, ni les circonstances odieuses, ni le mystère, ni l’élément romanesque et sentimental représenté par Prosper et Madeleine.
Réussir semblait difficile, presque impossible ; mais Fanferlot, dit l’Écureuil, est plein de confiance en son génie d’investigation.
Cependant la visite de l’étage supérieur était terminée et on était redescendu dans le bureau de Prosper.
Le commissaire de police, si calme à son entrée, devenait de plus en plus soucieux. Le moment de prendre un parti approchait, et il hésitait encore, on le voyait.
– Vous le voyez, messieurs, commença-t-il, nos recherches n’ont fait que confirmer nos opinions premières.
M. Fauvel et le caissier eurent le même signe d’assentiment.
– Et vous, monsieur Fanferlot, continua le commissaire, que pensez-vous ?
L’agent de la sûreté ne répondit pas.
Occupé à étudier à la loupe la serrure du coffre-fort, il donnait les signes les plus manifestes de surprise. Sans doute il venait de faire quelque découverte de la dernière importance.
Sous le coup, en apparence, d’une émotion pareille, M. Fauvel, Prosper et le commissaire de police se levèrent vivement et entourèrent l’agent de la sûreté.
– Vous avez trouvé quelque indice ? demanda le banquier.
Fanferlot se retourna d’un air contrarié. Il se reprochait de n’avoir pas su dissimuler mieux ses impressions.
– Oh ! fit-il insoucieusement, c’est bien peu de chose, ce que j’ai constaté.
– Encore, voudrions-nous savoir…, insista Prosper.
– Je viens simplement d’acquérir la preuve que ce coffre-fort a été tout récemment ouvert ou fermé, je ne sais lequel, avec une certaine violence et une grande précipitation.
– Comment cela ? demanda le commissaire de police devenu attentif.
– Ici, monsieur, tenez, sur la porte, apercevez-vous cette éraillure qui part de la serrure ?
Le commissaire prit la loupe dont venait de se servir l’agent de la sûreté, se baissa, et, à son tour, examina longuement et attentivement le coffre-fort. On distinguait très bien une éraillure légère, qui avait enlevé une couche de vernis sur une longueur de douze ou quinze centimètres, de haut en bas.
– Je vois, dit le commissaire, mais qu’est-ce que cela prouve ?
– Oh ! rien du tout, répondit Fanferlot ; c’est précisément ce que je disais.
Oui, en effet, Fanferlot disait cela, mais il ne le pensait pas.
Cette égratignure – récente, on ne pouvait le nier – avait pour lui une signification qui échappait aux autres ; il y découvrait une confirmation de ses suppositions. Il se disait que le caissier, eût-il pris des millions, n’avait aucune raison de se presser. Le banquier, au contraire, descendant de nuit, à pas de loup, dans la crainte d’éveiller le garçon couché à côté, venant pour dévaliser sa propre caisse, avait mille raisons de trembler, de se hâter, de retirer précipitamment la clé qui, glissant hors de la serrure, avait éraillé le vernis.
Résolu de démêler seul l’écheveau embrouillé de cette affaire, l’agent de la sûreté devait garder pour lui ses conjectures, de même qu’il taisait l’entrevue surprise entre Madeleine et Prosper.
Bien plus, il se dépêcha de faire oublier, autant qu’il le pouvait, cet incident.
– Pour conclure, reprit-il en s’adressant au commissaire de police, je déclare que personne d’étranger n’a pu s’introduire ici. Cette caisse d’ailleurs est parfaitement intacte. On n’a exercé sur les boutons mobiles aucune pression suspecte. Je puis affirmer qu’on n’a essayé sur la serrure aucun instrument d’effraction, on n’y a pas introduit un cure-dent. Ceux qui ont ouvert connaissaient le mot et avaient la clé.
Cette affirmation si formelle d’un homme qu’il savait habile mit fin aux hésitations du commissaire de police.
– Voilà qui est dit, prononça-t-il, il ne me reste plus qu’à demander à monsieur Fauvel un moment d’entretien.
– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit le banquier.
Prosper comprit, il plaça avec affectation son chapeau bien en évidence sur une table, comme pour montrer qu’il n’avait pas l’intention de s’éloigner, et passa dans le bureau voisin.
Fanferlot sortit également ; mais le commissaire de police avait eu le temps de lui faire un signe que les autres ne virent pas, et auquel il répondit.
Il signifiait, ce signe : « Vous me répondez de cet homme. »
L’agent de la sûreté n’avait nul besoin de cet encouragement à une attentive surveillance. Ses soupçons étaient trop vagues, trop vif était son désir de réussir, pour qu’il pût consentir à perdre Prosper de vue, à cesser de l’étudier.
C’est pourquoi, entré dans le bureau sur les pas du caissier, il alla s’établir tout au fond, dans l’ombre, sur une banquette, parut chercher une position commode, se tourna, se retourna, bâilla à se démettre la mâchoire, et finalement ferma les yeux.
Prosper, lui, était allé s’asseoir à la place et devant le pupitre d’un des employés absent pour le moment. Les autres brûlaient de connaître le résultat de l’enquête sommaire, la plus ardente curiosité brillait dans leurs yeux, pourtant ils n’osaient interroger.
N’y tenant plus, le petit Cavaillon, le défenseur du caissier, se risqua :
– Eh bien ? hasarda-t-il.
Prosper haussa les épaules.
– On ne sait pas, répondit-il.
Était-ce conscience de son innocence, certitude de l’impunité, insouciance du résultat ? Les employés remarquaient, non sans une stupéfaction profonde, que le caissier avait repris son attitude accoutumée, cette sorte de hauteur glaciale qui tient les gens à distance et qui lui avait fait tant d’ennemis dans la maison.
De son émotion, si grande tout à l’heure qu’il faisait pitié à voir, il n’avait gardé d’autres traces qu’une pâleur plus grande, un cercle plus brun autour de ses yeux rougis et le désordre de ses cheveux encore humides de la sueur froide de l’épouvante.
Jamais un étranger, entrant, n’aurait supposé que ce jeune homme, qui était là, assis, jouant machinalement avec un crayon, était sous le coup d’une accusation de vol et allait être arrêté.
Bientôt, cependant, il cessa de remuer le crayon qu’il tenait ; il attira à lui une feuille de papier et y traça en hâte quelques lignes.
Eh ! eh ! pensa Fanferlot, dit l’Écureuil, dont l’ouïe et la vue fonctionnaient à miracle, malgré son profond sommeil, eh ! eh ! on fait ses petites confidences au papier ; nous allons donc enfin savoir quelque chose de positif.
Sa courte lettre écrite, Prosper la plia soigneusement, la réduisant au moindre volume possible, et, après un regard furtif donné à l’agent de la sûreté, toujours immobile dans son coin, il la jeta au petit Cavaillon avec ce seul mot :
– Gypsy !
Tout cela fut exécuté avec un tel sang-froid, si prestement, avec une si rare habileté, que Fanferlot – un amateur – en fut émerveillé, confondu, et même un peu inquiet.
Diable ! se dit-il, pour un innocent, mon jeune homme a plus d’estomac et de nerf que beaucoup de mes vieilles pratiques. Ce que c’est pourtant que l’éducation.
Oui, innocent ou coupable, il fallait que Prosper fût doué d’une robuste énergie pour affecter cet imperturbable calme, pour faire preuve de cette présence d’esprit ; car enfin, de l’autre côté, en ce moment même, son sort, son avenir, son honneur, sa vie en décidaient. Et il avait trente ans !…
Avant d’agir, soit déférence fort naturelle, soit espoir de faire jaillir quelque lueur d’une conversation plus intime, le commissaire de police avait tenu à prévenir le banquier.
– Le doute n’est plus possible, monsieur, dit-il dès qu’ils furent seuls ; c’est ce jeune homme qui vous a volé. Je manquerais à mon devoir si je ne m’assurais provisoirement de sa personne ; le parquet ensuite l’élargira ou maintiendra son arrestation.
Cette déclaration parut toucher singulièrement le banquier.
– Pauvre Prosper ! murmura-t-il.
Et, voyant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta :
– Jusqu’aujourd’hui, monsieur, j’ai eu en sa probité la foi la plus absolue : je lui aurais, sans hésiter, confié ma fortune. Je me suis presque mis à ses genoux pour obtenir l’aveu d’un moment d’égarement, lui promettant pardon et oubli : je n’ai pu le toucher. Je l’aimais, et maintenant encore, malgré les soucis et les humiliations que je prévois, je ne saurais le haïr.
Le commissaire eut l’air de ne pas comprendre.
– Comment, demanda-t-il, des humiliations ?
– Quoi ! monsieur, fit vivement M. Fauvel, la justice ne doit-elle pas être et n’est-elle pas une pour tous ? De ce que je suis chef de maison pendant qu’il n’est qu’employé, s’ensuit-il qu’on doive me croire sur parole ? Pourquoi ne me serais-je pas volé moi-même ? On connaît des exemples. On me demandera des faits, je serai obligé d’exposer à un juge la situation exacte de ma maison, de lui expliquer mes affaires, de lui dévoiler le secret et le mécanisme de mes opérations.
– Il se peut, en effet, monsieur, qu’on vous demande quelques explications, mais votre honorabilité bien connue…
– Hélas ! lui aussi était honnête. Qui eût été soupçonné si ce matin je n’avais pu trouver à l’instant cent mille écus ? Qui serait soupçonné si je ne pouvais prouver que mon actif disponible dépasse mon passif de plus de trois millions ?…
Pour tout homme de cœur, la pensée, la possibilité, l’apparence d’un soupçon est une souffrance cruelle ; le banquier souffrait, le commissaire s’en aperçut.
– Soyez tranquille, monsieur, dit-il, avant huit jours la justice aura réuni assez de preuves pour établir la culpabilité de ce malheureux, que nous pouvons maintenant faire revenir.
Prosper rappelé revint avec M. Fanferlot, qu’on avait eu bien du mal à éveiller, et c’est sans un tressaillement, avec tous les dehors de l’insensibilité la plus complète qu’il s’entendit annoncer qu’il était arrêté.
Il répondit simplement, sans la moindre emphase :
– Je jure que je suis innocent !
M.
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