Fauvel, bien plus troublé que son caissier, essaya une dernière tentative :
– Il en est temps encore, mon enfant, fit-il, au nom du Ciel, réfléchissez…
Prosper ne sembla pas l’entendre. Il tira de sa poche une petite clé qu’il plaça sur la cheminée.
– Voici, monsieur, dit-il, la clé de votre caisse. J’espère, pour moi, que vous reconnaîtrez un jour que je ne vous ai rien pris ; j’espère pour vous que vous ne le reconnaîtrez pas trop tard.
Puis, comme tout le monde se taisait, il reprit :
– Avant de partir, voici les livres, les papiers, les états nécessaires à celui qui me remplacera. Je dois en outre vous avertir que, sans parler des trois cent cinquante mille francs volés, je laisse en caisse un déficit.
Déficit !… Ce mot sinistre dans la bouche d’un caissier éclata comme un obus aux oreilles des auditeurs de Prosper.
Sa déclaration devait d’ailleurs être bien diversement interprétée :
Un déficit ! pensa le commissaire de police ; comment, après cela, douter de la culpabilité de ce jeune homme ? Avant de voler sa caisse en gros, il se faisait la main par des filouteries de détail.
Un déficit ! se dit l’agent de la sûreté ; il faut maintenant, pour douter de l’innocence de ce pauvre diable, lui supposer une perversité de préméditation inadmissible ; coupable, il eût évidemment remis l’argent dont il a disposé.
L’explication que donna Prosper devait singulièrement diminuer et la signification et la gravité du fait.
– Il manque à ma caisse, reprit-il, trois mille cinq cents francs, qui se décomposent ainsi : deux mille francs pris par moi en avance sur mon traitement, quinze cents francs avancés à plusieurs de mes collègues. Nous sommes aujourd’hui le dernier jour du mois, on paye demain les appointements, par conséquent…
Le commissaire de police l’interrompit.
– Étiez-vous autorisé, demanda-t-il sévèrement, à puiser à la caisse selon vos besoins et à faire des avances ?
– Non, mais il est évident que monsieur Fauvel ne m’aurait pas refusé la permission d’obliger des camarades. Ce que j’ai fait se fait partout ; j’ai simplement suivi l’exemple de mon prédécesseur.
Le banquier répondit par un geste d’approbation.
– Pour ce qui m’est personnel, continua le caissier, j’avais en quelque sorte le droit que je me suis arrogé, ayant dans la maison toutes mes économies, c’est-à-dire une quinzaine de mille francs.
– C’est exact, appuya M. Fauvel, monsieur Bertomy a cette somme au moins chez moi.
Ce dernier incident vidé, la mission du commissaire de police était terminée, son procès-verbal d’enquête sommaire était clos. Il annonça qu’il allait se retirer et ordonna au caissier de se préparer à le suivre.
D’ordinaire, ce moment où la réalité brutale éclate, où on sent qu’on ne s’appartient plus, qu’on perd sa liberté, ce moment est affreux.
À cette injonction fatale : « Suivez-moi ! » qui ouvre, pour ainsi dire, les portes de la prison, on voit les plus insouciants et les plus endurcis faiblir, verser des larmes et demander grâce.
Prosper, lui, ne perdit rien de ce flegme étudié qu’il affectait, et qu’intérieurement le commissaire de police taxait d’impudence extraordinaire.
Lentement, avec autant de calme et d’aisance que s’il se fût agi tout bonnement d’aller déjeuner en ville, il prit son pardessus, répara le désordre de sa chevelure, prit ses gants et dit :
– Je suis prêt, monsieur, à vous accompagner.
Déjà le commissaire de police avait serré son portefeuille et salué M. Fauvel.
– Partons ! dit-il.
Ils sortirent, et c’est avec une tristesse morne, les yeux humides de larmes qu’il ne retenait qu’à grand-peine, que le banquier les regarda s’éloigner.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, que ne m’a-t-on volé le double, et que ne m’est-il permis d’estimer encore mon pauvre Prosper et de le garder près de moi comme autrefois !
C’est Fanferlot, l’homme à l’oreille toujours ouverte, qui recueillit et nota cette phrase, et prompt au soupçon, trop disposé à accorder à autrui un fonds d’astuce égal au sien il ne fut pas fort éloigné de croire qu’elle avait été prononcée à son intention.
Il était resté le dernier dans le bureau, sous prétexte de chercher un parapluie qu’il n’avait jamais eu, et il se retirait avec une lenteur calculée, non sans avoir répété à plusieurs reprises qu’il reviendrait voir si on ne l’avait pas trouvé.
Régulièrement, c’est à lui que revenait la charge de garder et de conduire Prosper ; mais au moment du départ, il s’était approché du commissaire de police, et, dans l’intérêt de l’affaire, il avait demandé et obtenu sa liberté d’action.
Le billet écrit par Prosper, ce billet qu’il sentait dans la poche du petit Cavaillon, lui trottait par la tête. Même, une fois revenu dans le bureau du caissier, il avait eu bien soin de laisser la porte entrebâillée, guettant du coin de l’œil, prêt à s’élancer au moindre mouvement du jeune employé.
S’emparer de cette preuve écrite, qui devait être importante, pouvait paraître la chose la plus aisée du monde. Que fallait-il faire ? Simplement arrêter Cavaillon, l’effrayer, lui demander le billet, et, au besoin, le lui prendre de force. L’agent de la sûreté eut un moment cette idée.
Oui, mais à quoi menait cet éclat ? À rien, du moins à un résultat incomplet et équivoque.
Fanferlot était persuadé que ce billet était destiné, non au jeune employé, mais à une tierce personne. Violenté, Cavaillon ferait-il connaître cette personne, qui pouvait fort bien ne pas porter le nom prononcé par le caissier : Gypsy. Et en mettant tout au mieux, s’il parlait, ne mentirait-il pas ?
Après mûres réflexions, l’agent de la sûreté décida, en sa sagesse policière, qu’il était puéril de demander un secret quand on pouvait le surprendre. Épier Cavaillon, le suivre, le saisir si bien en flagrant délit qu’il ne pût nier, n’était qu’un jeu.
Puis ces façons d’agir étaient bien mieux dans le caractère de l’employé de la rue de Jérusalem, qui est doux et silencieux de son naturel, et qui, par profession, a horreur du bruit, de l’éclat, de tout ce qui ressemble à de la violence.
Le plan de Fanferlot était irrévocablement arrêté quand il arriva au vestibule.
Là, il fit causer adroitement un garçon de bureau, et après quatre ou cinq questions absolument oiseuses en apparence, il acquit cette certitude que la maison Fauvel n’a pas d’issue rue de la Victoire et que les employés ne peuvent entrer et sortir que par la grande porte de la rue de Provence.
De ce moment, la tâche qu’il s’était imposée ne présentait plus l’ombre d’une difficulté. Il traversa rapidement la rue et alla s’établir, en face, sous une porte cochère.
Son poste d’observation était admirablement choisi. Non seulement, il pouvait de sa place surveiller les allées et les venues de la maison de banque ; mais encore il avait vue sur toutes les fenêtres. En se haussant sur la pointe des pieds, il distinguait, à travers les carreaux, Cavaillon penché sur son pupitre.
Fanferlot resta longtemps sous sa porte. Mais il est patient, mais il lui est arrivé maintes fois, pour un intérêt moindre, de rester à l’affût des journées et des nuits entières.
D’ailleurs, il n’avait pas le loisir de s’ennuyer. Il étudiait la valeur de ses découvertes, pesait ses chances, et, comme Perrette sur la vente de son pot au lait, il bâtissait sur son succès l’édifice de sa fortune.
Enfin, vers une heure, l’agent de la sûreté vit Cavaillon se lever, quitter son vêtement de bureau pour endosser son habit de ville et prendre son chapeau.
Bon ! se dit-il, le gaillard va sortir, ouvrons l’œil.
L’instant d’après, en effet, Cavaillon parut à la porte de la maison de banque. Mais avant de poser le pied sur le trottoir, il regardait de droite et de gauche ; il hésitait.
Se méfierait-il de quelque chose ? pensa Fanferlot.
Non, le jeune employé ne se défiait de rien ; seulement, ayant une commission à faire, craignant que son absence ne fût remarquée, il se demandait quel chemin prendre pour couper au plus court.
Bientôt, il se décida ; il gagna le faubourg Montmartre, le remonta et prit la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait très vite, se souciant peu des murmures des passants qu’il coudoyait, et l’agent de la sûreté avait presque peine à le suivre.
Arrivé rue Chaptal, Cavaillon tourna court et entra dans la maison qui porte le numéro 39.
Il avait à peine fait trois pas dans le corridor assez étroit que, se sentant frapper sur l’épaule, il se retourna brusquement et se trouva face à face avec Fanferlot.
Il le reconnut très bien, si bien qu’il devint tout pâle et se recula, cherchant des yeux une issue pour fuir.
Mais l’agent de la sûreté avait prévu la tentation ; il barrait absolument le passage. Cavaillon se sentit pris.
– Que me voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix étranglée par la peur.
Ce qui distingue surtout M. Fanferlot, dit l’Écureuil, de ses confrères, c’est sa douceur exquise et son urbanité sans égale.
Même avec ses pratiques il est parfait, et c’est avec les plus grands égards, avec les formules les plus obséquieuses de la civilité, qu’il empoigne et coffre les gens.
– Vous daignerez, cher monsieur, répondit-il, excuser ma liberté grande, mais j’aurais à demander à votre obligeance un petit renseignement.
– Un renseignement, à moi ?
– À vous, oui, cher monsieur, à monsieur Eugène Cavaillon.
– Mais je ne vous connais pas.
– Oh ! que si ; vous m’avez très bien vu ce matin. Il s’agit d’ailleurs de la moindre des choses, et si vous vouliez me faire l’honneur d’accepter mon bras et de sortir un instant avec moi, vous me combleriez.
Que faire ? Cavaillon prit le bras de M. Fanferlot et sortit avec lui.
La rue Chaptal n’est pas une de ces voies bruyantes et encombrées où les voitures constituent pour le piéton un perpétuel danger. On n’y trouve que deux ou trois boutiques, et, du coin de la rue Fontaine, occupée par un pharmacien, jusqu’en face de la rue Léonie, s’étend un grand mur triste percé çà et là de petites fenêtres qui éclairent des ateliers de menuiserie.
C’est une de ces rues où l’on peut causer à l’aise, sans être à tout moment forcé de descendre du trottoir, et M. Fanferlot et Cavaillon ne devaient pas craindre d’être troublés par les passants.
– Voici donc le fait, cher monsieur, commença l’agent de la sûreté, monsieur Prosper Bertomy vous a, ce matin, lancé fort adroitement un petit billet.
Cavaillon pressentait vaguement qu’il allait être question de ce billet ; il s’était efforcé de se préparer, de se mettre en garde.
– Vous vous trompez, répondit-il en devenant rouge jusqu’aux oreilles.
– Pardon ! je serais, daignez le croire, au regret de vous donner un démenti, mais je suis certain de ce que j’avance.
– Je vous assure que Prosper ne m’a rien remis.
– De grâce, cher monsieur, ne niez pas, insista Fanferlot, vous me forceriez à vous prouver que quatre employés l’ont vu vous jeter un billet écrit au crayon et plié fort menu.
Le jeune employé comprit que s’obstiner en présence d’un homme si bien renseigné serait folie ; il changea donc de système.
– Soit, fit-il, c’est vrai, j’ai reçu un billet de Prosper ; seulement, comme il était pour moi seul, après l’avoir lu je l’ai déchiré et j’en ai jeté les morceaux au feu.
Ce pouvait fort bien être la vérité. Fanferlot en eut peur, mais comment s’en assurer ? Il se souvint que les ruses les plus grossières sont celles qui réussissent le mieux, et confiant dans son étoile, il dit, à tout hasard :
– Je me permettrai, cher monsieur, de vous faire remarquer que ceci n’est point exact ; le billet vous a été confié pour être transmis à Gypsy.
Un geste désespéré de Cavaillon apprit à l’agent qu’il ne s’était pas trompé ; il respira.
– Je vous jure, monsieur, commença le jeune commis…
– Ne jurez pas, cher monsieur, interrompit Fanferlot, tous les serments du monde sont inutiles. Non seulement vous n’avez pas déchiré ce billet, mais vous êtes entré dans cette maison pour le remettre à qui de droit et vous l’avez dans votre poche.
– Non, monsieur, non !…
M.
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