Le drageoir aux épices

 

 

 

 

 

Le drageoir aux épices

 

(Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1921.)

 

 

 

 

Aux vieux amis

j’offre

ce drageoir fantasque

et ces

menus bibelots

et

fanfreluches

 

J.-K. H.

 

 

Sonnet liminaire

 

Des croquis de concert et de bals de barrière ;

La reine Marguerite, un camaïeu pourpré ;

Des naïades d’égout au sourire éploré,

Noyant leur long ennui dans des pintes de bière ;

 

Des cabarets brodés de pampres et de lierre ;

Le poète Villon, dans un cachot, prostré ;

Ma tant douce tourmente, un hareng mordoré,

L’amour d’un paysan et d’une maraîchère :

 

Tels sont les principaux sujets que j’ai traités :

Un choix de bric-à-brac, vieux médaillons sculptés,

Émaux, pastels pâlis, eau-forte, estampe rousse,

 

Idoles aux grands yeux, aux charmes décevants,

Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse,

Sont là. Les prenez-vous ? À bas prix je les vends.

 

 

I – Rococo japonais.

 

Ô toi dont l’oeil est noir, les tresses noires, les chairs blondes, écoute-moi, ô ma folâtre louve !

J’aime tes yeux fantasques, tes yeux qui se retroussent sur les tempes ; j’aime ta bouche rouge comme une baie de sorbier, tes joues rondes et jaunes ; j’aime tes pieds tors, ta gorge roide, tes grands ongles lancéolés, brillants comme des valves de nacre.

J’aime, ô mignarde louve, ton énervant nonchaloir, ton sourire alangui, ton attitude indolente, tes gestes mièvres.

J’aime, ô louve câline, les miaulements de ta voix, j’aime ses tons ululants et rauques, mais j’aime par-dessus tout, j’aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s’échappe des vagues de ta chevelure, comme une rose jaune éclose dans un feuillage noir.

 

 

II – Ritournelle.

 

Défunt son homme la roua de coups, lui fit trois enfants, et mourut tout imprégné d’absinthe.

Depuis ce temps, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : Il arrive ! il arrive !

Elle est ineffablement laide. C’est un monstre qui roule sur un cou de lutteur une tête rouge, grimaçante, trouée d’yeux sanglants, bossuée d’un nez dont les larges ailes, des soutes à tabac, pullulent de petits bulbes violacés.

Ils ont bon appétit, les trois enfants ; c’est pour eux qu’elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : Il arrive ! il arrive !

Sa voisine vient de mourir.

Défunt son homme la roua de coups, lui fit trois enfants, et mourut tout imprégné d’absinthe.

Le monstre n’a pas hésité à les recueillir.

Ils ont bon appétit, les six enfants ! À l’ouvrage ! à l’ouvrage ! Sans trêve, sans relâche, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : Il arrive ! il arrive !

 

 

III – Camaïeu rouge.

 

La chambre était tendue de satin rose broché de ramages cramoisis, les rideaux tombaient amplement des fenêtres, cassant sur un tapis à fleurs de pourpre leurs grands plis de velours grenat. Aux murs étaient appendus des sanguines de Boucher et des plats ronds en cuivre fleuronnés et niellés par un artiste de la Renaissance.

Le divan, les fauteuils, les chaises, étaient couverts d’étoffe pareille aux tentures, avec crépines incarnates, et sur la cheminée que surmontait une glace sans tain, découvrant un ciel d’automne tout empourpré par un soleil couchant et des forêts aux feuillages lie de vin, s’épanouissait, dans une vaste jardinière, un énorme bouquet d’azaléas carminées, de sauges, de digitales et d’amarantes.

La toute-puissante déesse était enfouie dans les coussins du divan, frottant ses tresses rousses sur le satin cerise, déployant ses jupes roses, faisant tournoyer au bout de son pied sa mignonne mule de maroquin. Elle soupira mignardement, se leva, étira ses bras, fit craquer ses jointures, saisit une bouteille à large ventre et se versa, dans un petit verre effilé de patte et tourné en vrille, un filet de porto mordoré.

À ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses fleurs rouges, piqua de scintillantes bluettes les spirales du verre, fit étinceler, comme des topazes brûlées, l’ambrosiaque liqueur et, brisant ses rayons contre le cuivre des plats, y alluma de fulgurants incendies. Ce fut un rutilant fouillis de flammes sur lequel se découpa la figure de la buveuse, semblable à ces vierges du Cimabué et de l’Angelico, dont les têtes sont ceintes de nimbes d’or.

Cette fanfare de rouge m’étourdissait ; cette gamme d’une intensité furieuse, d’une violence inouïe, m’aveuglait ; je fermai les yeux et, quand je les rouvris, la teinte éblouissante s’était évanouie, le soleil s’était couché !

Depuis ce temps, le boudoir rouge et la buveuse ont disparu ; le magique flamboiement s’est éteint pour moi.

L’été, cependant, alors que la nostalgie du rouge m’oppresse plus lourdement, je lève la tête vers le soleil, et là, sous ses cuisantes piqûres, impassible, les yeux obstinément fermés, j’entrevois, sous le voile de mes paupières, une vapeur rouge ; je rappelle mes souvenirs et je revois, pour une minute, pour une seconde, l’inquiétante fascination, l’inoubliable enchantement.

 

 

IV – Déclaration d’amour.

 

Je sens sourdre dans mon âme une indicible rage, quand je pense à toi, Ninon. Qu’une fille à qui sa mère a dit : Tu es jeune, tu es belle, tu es vierge, cela se vend ; que cette fille se livre à un libertin riche et tombe de degré en degré aux excès les plus dégradants, je l’excuse ; qu’une fille se donne par amour à un homme qui, après l’avoir mise enceinte, l’abandonne comme un lâche qu’il est ; que cette fille s’étale devant le premier venu pour nourrir son enfant, celle-là, je la plains ; mais qu’une fille bien élevée, qui est à même de gagner honnêtement sa vie, se roule, de propos délibéré, dans toutes les fanges et dans toutes les sanies, celle-là, je la hais et je la méprise.

Entends-tu, ribaude infâme, je te hais, je te méprise... et je t’aime !

 

 

V – La reine Margot.

 

J’avais travaillé toute la journée ; me sentant un peu las, je sortis pour fumer un cigare. Le hasard conduisit mes pas, à Grenelle, devant une guinguette à cinq sous d’entrée avec droit à une consommation.

On danse dans un jardin planté d’arbres et de becs de gaz. L’orchestre s’est installé au fond, sur une petite estrade, et un municipal adossé à un arbre fume une cigarette et jette un regard indifférent sur la tourbe malpropre qui grouille à ses côtés. Je contemple curieusement les habitués du bal. Quel monde ! des ouvriers gouailleurs, la casquette sur l’oreille, les mains crasseuses évasant la poche, les cheveux plaqués sur les tempes, la bouche avariée exsudant le jus noirâtre du brûle-gueule ; des femmes mafflues, opaques, vêtues de robes élimées, de linge roux et gras, coiffées de crinières ébouriffées, exhalant les senteurs rancies d’une pommade achetée au rabais chez un épicier ou dans un bazar.

Tandis que j’examine ce fourmillement de vauriens et de drôlesses, le silence se fait tout à coup, et, à un signal du chef d’orchestre, la flûte siffle, les cuivres mugissent, la grosse caisse ronfle, le basson bêle, et hommes, femmes vont, viennent, s’élancent, reculent, s’étreignent, se lâchent, se tordent, se disloquent et lancent la jambe en l’air.

J’en avais assez vu ; je me levais pour sortir, quand parut, au détour d’une allée, une créature d’une étrange beauté.

On eût dit un portrait du Titien, échappé de son cadre. L’amas de ses cheveux bruns, légèrement ondés sur le front, faisait comme un repoussoir à la morne pâleur de son visage. Les yeux bien fendus scintillaient bizarrement, et la bouche, d’un rouge cru, ressortait sur ce teint blanc comme un caillot de sang tombé dans du lait. Son costume était simple : une robe noire, décolletée amplement, découvrant des épaules grasses. Aucune bague ne serrait ses doigts, aucune pendeloque n’étirait ses oreilles ; seuls, de minces filets d’or ruisselaient sur sa gorge nue, qu’éclairaient de lueurs vertes des émeraudes incrustées dans un médaillon d’or fauve.

Comment était-elle ici ? Comment elle, si belle, si élégante, coudoyait-elle cette plèbe immonde ? Mais ce n’est pas possible, cette femme n’habite pas Grenelle ! son amant n’est pas ici ! Je cherchais à résoudre cette énigme, quand une espèce d’ouvrier pâle, narquois, mâchonnant un bout de cigarette, une cravate rouge flottant sur une blouse décolletée, s’approcha d’elle et colla ses lèvres peaussues sur sa mignonne bouche rose. Elle lui rendit son baiser, et l’empoignant à plein corps se mit à valser. Il la serrait dans ses bras, et elle, la tête rejetée en arrière, les lèvres mi-closes, moirées de frissons de lumière, se pâmait voluptueusement sous les brûlants effluves de son regard.

Était-ce possible ! cet homme était son amant ! Eh oui, c’était son amant ! C’est une fille entretenue par un jeune homme riche, beau, bien élevé, qui l’adore et qu’elle exècre parce qu’il est riche, beau, bien élevé, et qu’il est entêté d’elle jusqu’à la folie ! Celui qu’elle aime, le voilà ! c’est ce goujat rabougri. Ah ! celui-là ne la traite pas avec respect, n’obéit pas à ses caprices, ne lui parle pas un langage passionné ; celui-là l’insulte, la fouaille, et elle frémit de crainte et de désir, quand elle subit ses brutales caresses !

Une nausée me montait aux lèvres, je m’enfuis, et tout en marchant, je comparais le désenchantement que je venais d’éprouver à celui que je ressentais lorsque j’aimai d’un amour si tendre la reine Marguerite de Navarre. Quel rêve ! quelle débauche d’extase ! Aimer et être aimé d’une reine, belle à ravir, passionnée, intelligente, instruite ! Ô ma reine, ma noble charmeresse, ma divine Margot, que je t’ai aimée ! Hélas ! toi aussi tu m’as trompé ; des mémoires authentiques attestent que tu as eu pour amants ton cuisinier, ton laquais et un sieur Pomony, un chaudronnier d’Auvergne.

Et pourtant, ô ma belle mignotte, mon rêve adoré, que tes chroniqueurs t’avaient faite noble et fière ! Je t’aimais, je pleurais avec toi, alors que, défaillante, noyée de larmes, tu allais dans un charnier recueillir la tête sanglante du pauvre La Mole.

Ah ! misérable reine, ce n’était pas un amour sublime, une douleur immense qui te serrait la gorge et faisait jaillir de tes grands yeux un fleuve de larmes ; c’étaient les obsessions brûlantes, les tumultes charnels d’une insatiable salacité !

Eh ! qu’importe, après tout, pauvre aimée ? tu as expié tes crimes ; va, dors en paix ton long sommeil, ô la plus vile des reines, ô la plus belle des prostituées !

 

 

VI – La kermesse de Rubens.

 

Le lendemain soir, j’errais dans les rues d’un petit village situé en Picardie, au bord de la mer. Le vent soufflait avec rage, les vagues croulaient les unes sur les autres, et les moulins à vent découpaient leurs silhouettes grêles sur de monstrueux amas de nuages noirs. Çà et là, sur la route, étincelaient de petites chapelles, élevées par les marins à la Vierge protectrice. Je marchais lentement, baisant tes lèvres rudes, aspirant l’âcre et chaude senteur de ta bouche, ô ma vieille maîtresse, ma vieille Gambier ! j’écoutais le grincement des meules et le renâclement farouche de la mer, quand soudain retentit à mon oreille un air de danse, et j’aperçus une faible lueur qui rougeoyait à la fenêtre d’une grange. C’était le bal des pêcheurs et des matelotes. Quelle différence avec celui que j’avais vu hier au soir ! Au lieu de cette truandaille ramassée dans je ne sais quel ruisseau, j’avais devant les yeux des gars à la figure honnête et douce ; au lieu de ces visages dépenaillés et rongés par les onguents, de ces yeux ardoisés et séchés par la débauche, de ces lèvres minces et orlées de carmin, je voyais de bonnes grosses figures rouges, des yeux vifs et gais, des lèvres épaisses et gonflées de sang ; je voyais s’épanouir, au lieu de chairs flétries, des chairs énormes, comme les peignait Rubens, des joues roses et dures, comme les aimait Jordaens.

Au fond de la salle, se tenait un vieillard de quatre-vingts ans, tout rapetissé et ratatiné ; sa figure était sillonnée de ravines et de sentes qui s’enlaçaient et formaient un capricieux treillis ; ses petits yeux noirs, plissés, bridés jusqu’aux tempes, étaient couverts d’une taie blanche comme des boules d’agate marbrées de blanc, et son gros nez saillant étrangement, diapré de bubelettes nacarat, boutonné d’améthystes troubles.

C’était le doyen des pêcheurs, l’oracle du village. Dans le coin, à sa gauche, quatre loups de mer s’étaient attablés. Deux jouaient aux cartes et les deux autres les regardaient jouer. Ils avaient tous le teint hâlé et brun comme le vieux chêne, des chevelures emmêlées et grisonnantes, des mines truculentes et bonnes.