Ils vidaient, à petites gorgées, leur tasse de café, et s’essuyaient les lèvres du revers de leur manche. La partie était intéressante, le coup était difficile ; celui qui devait jouer tenait son menton dans sa grosse main couleur de cannelle et regardait son jeu avec inquiétude. Il touchait une carte, puis une autre, sans pouvoir se décider à choisir entre elles ; son partner l’observait en riant et d’un air vainqueur, et les deux autres tiraient d’épaisses bouffées de leur pipe et se poussaient le coude en clignant de l’oeil. On eût dit un tableau de Teniers, il n’y manquait vraiment que les deux arbres et le château des Trois-Tours.
Pendant ce temps, le cornet et le violon faisaient rage, et de grands gaillards, membrus et souples, les oreilles ornées de petites poires d’or, gambadaient comme des singes et faisaient tournoyer les grosses pêcheuses, qui s’esclaffaient de rire comme des folles. La plupart étaient laides, et pourtant elles étaient charmantes avec leurs petits bonnets blancs, jaspés de fleurs violettes, leur grosse camisole et leurs manches en tricot rouge et jaune. Les enfants et les chiens se mirent bientôt de la partie et se roulèrent sur le plancher. Ce n’était plus une danse villageoise de Teniers, c’était la kermesse de Rubens, mais une kermesse pudique, car les mamans tricotaient sur les bancs et surveillaient, du coin de l’oeil, leurs garçons et leurs filles.
Eh bien ! je vous jure que cette joie était bonne à voir, je vous jure que la naïve simplesse de ces grosses matelotes m’a ravi et que j’ai détesté plus encore ces bauges de Paris où s’agitent comme cinglés par le fouet de l’hystérie, un ramassis de naïades d’égout et de sinistres riboteurs !
La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit. Je rentre chez moi en toute hâte, je prépare mon feu, ma lampe. J’attends ma maîtresse. Nous dînerons ensemble chez moi ; j’ai commandé le dîner, acheté une bouteille de vieux pomard, une belle tarte aux confitures (elle est si gourmande !). Il est six heures, j’attends. La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit ; j’attise le feu, je ferme les rideaux, je prends un livre, mon vieux Villon. Quelles ineffables délices ! dîner chez soi, à deux, au coin du feu. Six heures et demie sonnent à la pendule : j’écoute si son pas n’effleure pas l’escalier. Rien – aucun bruit. J’allume ma pipe, je m’enfonce dans mon fauteuil, je pense à elle. – Sept heures moins cinq minutes. Ah ! enfin, c’est elle. – Je jette ma pipe, je cours à la porte ; le pas continue à monter. Je me rassieds, le coeur serré, je compte les minutes, je vais à la fenêtre ; toujours la neige tombe à gros flocons, toujours le vent souffle, toujours le froid sévit. J’essaie de lire, je ne sais ce que je lis, je ne pense qu’à elle, je l’excuse : elle aura été retenue à son magasin, elle sera restée chez sa mère. Il fait si froid ! peut-être attend-elle une voiture ; pauvre mignonne, comme je vais embrasser son petit nez froid, m’asseoir à croppetons à ses petits pieds ! Sept heures et demie sonnent : je ne tiens plus en place, j’ai comme un pressentiment qu’elle ne viendra pas. Allons ! tâchons de manger. J’essaie d’avaler quelques bouchées, ma gorge se resserre. Ah ! je comprends maintenant ! Mille petits riens se dressent devant moi ; le doute, l’implacable doute me torture. Il fait froid, eh ! qu’importent le froid, le vent, la neige, quand on aime ? Oui, mais elle ne m’aime pas.
Oh ! mais je serai ferme, je la tancerai vertement ; il faut en finir d’ailleurs ! depuis trop longtemps elle se rit de moi ; que diantre, je n’ai plus dix-huit ans ! ce n’est pas ma première maîtresse ; après elle, une autre ! Elle se fâchera ? le beau malheur ! les femmes ne sont pas denrée rare, à Paris ! Oui, c’est facile à dire, mais une autre ne sera pas ma petite Sylvie, une autre ne sera pas ce petit monstre, dont je suis si follement assoti !
Je marche à grands pas, furieusement, et, tandis que j’enrage, la pendule tintinnabule joyeusement et semble rire de mes angoisses. Il est dix heures. Couchons-nous. Je m’étends dans mon lit, j’hésite à éteindre ma lampe ; bah, tant pis ! j’éteins. De furibondes colères m’étreignent à la gorge, j’étouffe.
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