Il est venu me trouver, et chaque jour, à huit heures, je la déguise ; il arrive à dix heures et déjeune avec elle. Jamais plus, depuis le jour où il l’a recueillie, il ne l’a vue telle qu’elle est réellement. Voilà ; maintenant, je me sauve, car j’ai de l’ouvrage. Bonsoir, Monsieur.

Il resta abruti, inerte, sentant ses idées lui échapper. Il rentra chez lui dans un état à faire pitié.

Amilcar arriva sur ces entrefaites, suivi d’un de ses amis qui était médecin. Ils eurent toutes les peines du monde à faire sortir de sa torpeur le malheureux José, qui ne parlait rien moins que de s’aller jeter dans la Seine.

– Ce n’est, ma foi ! pas la peine de se noyer pour si peu, dit derrière eux une petite voix aigrelette ; je suis Ophélie, mon gros père, et ne suis point si cruelle que je vous laisse mourir d’amour pour moi. Profitons, si vous voulez, de l’absence du vieux, pour aller visiter les magasins de soieries. J’ai justement envie d’une robe ; je vous autoriserai à me l’offrir.

– Oh ! non, cria le peintre, profondément révolté par cette espèce de marché, je suis guéri à tout jamais de mon amour.

Entendre de telles paroles sortir de la bouche de sa bien-aimée ou recevoir sur la tête une douche d’eau froide, l’effet est le même, observa le poète Amilcar, qui dégringola les escaliers et, chemin faisant, rima immédiatement un sonnet qu’il envoya le lendemain à la belle enfant, sous ce titre quelque peu satirique :

 

Ô Fleur de nénuphar !

 

 

 

 

 

Pages retrouvées

 

 

Autour des fortifications

 

Le point du jour

 

La banlieue est maintenant le dernier asile des intimistes que les Américaines, parures du nouveau Paris, effarent. Combien de gens épris de petits coins encore curieux, attirés par un simulacre de campagne, par une apparence de jardin, erraient, le dimanche, dans les quartiers pauvres, se donnant l’illusion d’un peu de campagne, la persuasion d’un air plus tonique et plus vif, près des remparts ! D’aucuns trouvaient même à ces sites râpés, à ces arbustes poudreux, à ces arbres malingres, un charme morbide plus capiteux que celui des paysages mieux portants et plus valides. Qui n’a, en effet, remarqué que bien des femmes, communes et rougeaudes, s’affinent lorsqu’une maladie s’abat sur elles et se prolonge ? Qui n’a suivi les terribles équarrissements corporels de la douleur, les pâleurs délicates et les grâces subtiles des convalescences ? Et il semble que la banlieue de Paris relève toujours d’un mal épuisant qui la mine, et que son côté populaire s’atténue et s’effile dans une attitude alanguie, dans une mine dolente.

Les intimistes à qui bien souvent ces réflexions sont venues, éprouvent un indéfinissable malaise sur ces longs et larges boulevards qui ont remplacé les rues quiètes et serrées du temps jadis ; volontairement, ils se détournent de ces casernes qui se succèdent le long des trottoirs et dont la vue monotone afflige. Où que l’oeil se pose, le sentiment d’une richesse factice et d’un goût faux s’affirme. Les magasins, autrefois bons enfants, ont fait place à des halls austères où la discussion sur les prix fixés détonne.

Et cette transformation s’est étendue à tous les commerces, à toutes les rues, et les quartiers pauvres ont, eux aussi, abattu leurs ruelles où des arbres passaient par-dessus des murs, élevé de glaciales avenues, bâti des maisons neuves, maquillées au blanc de plâtre, fardées au rouge de brique, emphatiquement coiffées de chapeaux à la mode, en zinc.

C’est à peine si, dans le fond de Vaugirard et de Grenelle, du coté des Gobelins et de la Bièvre, dans la rue des Partants, près de Charonne, dans la ceinture du Paris nord, près du canal de l’Ourcq, au bout de la Seine, là-bas au Point-du-Jour, quelques venelles courent encore le long de champs raccourcis par des routes neuves : avant qu’elles aussi ne s’effondrent, une promenade lente dans ces parages que bornent les talus gazonnés des remparts, peut insinuer de suggestives méditations à ceux que lassent les spectacles prévus des quartiers riches, à ceux qui trouvent encore une sieste d’âme en se plongeant dans un bain de foule et en s’essuyant, en quelque sorte, à l’abri, plus loin, dans un coin plus désert, dont le silence égaie.

Ces promenades sont fécondes en apaisements et en rêveries, mais pour les esprits que ne hante aucun songe, pour les esprits auxquels les convoitises renouvelées du négoce suffisent, cette atmosphère que dégage la banlieue se change en une distraction et un repos auxquels se mêle la turbulence des enfants lâchés, grisés par un peu d’air.

Parmi ces lieux de rendez-vous où la gaieté des pauvres gens éclate, le Point-du-Jour est un des plus fréquentés. Les facilités peu dispendieuses des bateaux-mouches aident à la vogue de cet endroit, que les affûts de la police en quête de bonneteaux n’ont pu tarer.

Qu’il y ait, dans cette horde de familles qui s’entasse sur les deux rives, quelques gredins épars, quelques pierreuses égarées, cela est sur ; mais, en somme, ni les uns ni les autres ne donnent une couleur spéciale au Point-du-Jour, dont la nuance ouvrière et petite bourgeoise est des plus tranchées et des plus nettes.

Il faut y aller, un dimanche, pour assister au sincère spectacle de cette banlieue en fête, puis les jours de soleil moyen, de splendides firmaments se reflètent dans cette Seine, dont les eaux renversent la course pommelée des nuages !

En se plaçant sur le parapet du pont, au-dessous de la voie de Ceinture, dont les trains roulent, au-dessus de votre tête, avec un grondement rapproché de foudre, l’on embrasse d’un coup d’oeil l’horizon hors Paris, un horizon vite limité, du reste, par des masses de bois qui s’escaladent et tailladent le ciel de leurs inégales cimes. En face, plus bas, en dessous de ces taillis où brillent, au soleil, comme des flaques d’eau, des toits disséminés de zinc, l’île de Billancourt s’étend entre les deux bras de la Seine dans laquelle ses arbres, comme plantés à rebours, la tête en bas, frémissent, brouillés par l’écume des Hirondelles et des Express. Puis ce sont les deux rives qui courent et se perdent dans un coude, une rive en liesse, à droite pleine de guinguettes, sérieuse à gauche, avec son chantier de bateaux et ses monceaux d’hélices couchées, sur la berge, près de chaudières déjà rongées de rouille. Enfin, au-dessus de l’eau, au-dessus de l’horizon, là-bas, un ciel immense où de profonds et pâles nuages ont l’air d’Alpes blanches, d’Alpes suspendues dans un bleu sans base.

Mais, la contemplation de ce firmament, dont les nuées s’écardent et débloquent lentement l’azur, est presque aussitôt distraite ; des cris, des sons d’orgue, des coups de carabine partent et vous font forcément tourner la tête. En bas, de l’autre côté du pont, en face du débarcadère des Mouches, la foule grouille, amassée devant des tirs, enfouie sous des tonnelles, engouffrée dans des salles de cafés-concerts.

C’est là que la fête du dimanche bat le plein ; partout des restaurants arborant de fallacieuses étiquettes : « Matelotes, lapins, fritures, vin de Bourgogne et piccolo à 1 franc le litre, » et partout des tables sont mises sous des tonnelles dont les verts squelettes sont à peine habillés de feuilles. Des annonces de repas de corps, de noces et de festins, s’étalent sur le fronton des plus fastueux qui affichent, comme une promesse de belle tenue et de fine chère, des serviettes pliées en bateaux, en éventails, en petits canards, en fleurs, des serviettes sculptées par ces surprenants garçons de marchands de vins, dénués de favoris et porteurs d’une moustache en brosse à dents sous un nez dont les ailes rougies se piquent. Partout, des tirs avec un oeuf perché sur un jet d’eau, et les épaules des assistants s’entassent, tandis que des détonations se succèdent, sans qu’une pipe tombe, sans que l’oeuf atteint cesse sa gigue. – Des gens s’enfoncent des doigts entre les lèvres et sifflent : « Par ici ! Viens donc !... Hé Louis ! » Et des bateaux débarquent de nouvelles fournées de monde ; les tables des jardinets s’emplissent, les garçons volent sur le gravier, jonglent avec des consommations toutes versées dans des verres, s’élancent, une pièce d’argent dans la bouche, et jettent au galop la monnaie sur les tables mal calées qui boitent ; des enfants, charriés dans de petites voitures amarrées sous des bosquets, se réveillent et piaillent ; des serpents en caoutchouc, dont la queue trempe dans des bouteilles, sont amorcés par d’indulgentes mères, que l’affreuse grimace de leurs enfants enchante ; une fois le biberon chargé d’eau blanche, le piaulement se tait et la maman achève, en compagnie du papa, de vider son litre. Ces joies simples ancrent le célibataire dans sa volonté désormais affermie de ne pas procréer de mioches, de ne pas rouler de petites voitures, de ne pas assister aux mutations des serviettes et aux épinglements des langes ; des bribes de musique flottent dans le jardin, le silence se rétablit pendant quelques secondes ; on écoute des tronçons de chansonnettes qui s’échappent du concert voisin, au travers d’une voix pointue, comme assaisonnée d’aigre échalote.

Dehors, des ribambelles de couples arrêtés regardent les séduisantes annonces des beuglants, – Café-Concert des Bateaux-Omnibus ; Café-Concert du Cadran. – Les gens se tâtent : dans lequel entrer ? Tous deux semblent immenses ; ils étalent des façades en bois peinturluré, découpées à la mécanique, bâties à la diable, déteintes par tous les soleils et par toutes les pluies. Une senteur foraine s’exhale de ces baraques mal assises, qu’on s’imaginerait devoir être emportées, quelque soir, à la suite d’un train de maringottes, dans les bagages d’un cirque ou d’un champ de foire ; si vastes qu’elles soient, elles sont pleines. – Je pénètre néanmoins dans l’une d’elles, et des garçons trop empressés me poussent, dans mon intérêt, du reste, à m’installer aux plus chères places. – Je regarde autour de moi ; on dirait d’un intérieur gigantesque de bateau, avec le toit, cerclé en bois comme une cabine, des galeries en haut, éclairées par des lucarnes pareilles à des hublots. Sans le vouloir bien résolument peut-être, l’on a assorti l’architecture de cette bâtisse à l’étiquette qui la décore : Concert des Bateaux-Omnibus.

Le public se divise en deux catégories qui se frôlent, mais ne se fondent point : en haut, du peuple en casquette de soie ou en casquette américaine, à visière droite, – quelques femmes en cheveux, des enfants sur des genoux, des brûle-gueule qui charbonnent, des chiques qui fusent. En bas, de la petite bourgeoisie de boutique, des ménages endimanchés, très propres ; des chapeaux melon, des redingotes noires sans un pli, en bois, avec des collets qui remontent dans les oreilles, des redingotes dont la provenance du Pont-Neuf ou de Godchaux est sûre. Le brûle-gueule a disparu, il est remplacé par la pipe en bruyère et en écume. – La distinction ne va pas jusqu’au cigare.