– Un ou deux pourtant fument, épandant une odeur de choux dans des fentes poilues de bouches, des cigares à 5 centimes, nidoreux et mous. Il est certain que ces assistants ont mis les volets de leur boutique, emporté dans leur poche le bec-de-cane et que, jusqu’à l’heure du dîner, ils vont s’ébattre, pour oublier les transactions, le paiement des broches, les achats disputés, les difficiles ventes.

Au reste, leur allégresse semble moins frelatée, mieux en chair, plus franche que celle des ouvriers, plus bruyants et plus sombres ; cela tient, sans doute, à ce que les petits détaillants ne font point le lundi, sont plus enchaînés dans leurs boutiques qu’ils ne peuvent quitter et au fond de laquelle ils couchent ; puis, ils prennent moins souvent l’air que l’artisan, dont les courses quotidiennes du logis à l’atelier sont parfois longues.

Aussi, quelle indulgence de gens décidés quand même à s’amuser pour les médiocres baladins qui braillent en scène ! – Quel idéal aisément assouvi leur donne le décor de ce salon traditionnel, avec une fausse cheminée surmontée d’une glace peinte en étain, la fenêtre coutumière au fond, les deux inéluctables portes ! Le décor a beau s’érailler, les meubles laisser, sous les plaques détruites, passer le sapin détraqué du bois, ils s’enchantent, ébaubis par le luxe de ce salon auquel ils croient.

Quand j’entrai, la scène était vide et l’orchestre se démenait sous la conduite d’un homme assis qui ramait l’air avec une canne. – Puis une femme entra. – Ce n’était plus la robe à traîne des concerts de Paris, la jupe de soirée et les longs gants. Elle était vêtue d’un corsage de velours décolleté, laissant les bras à nu, dessinant une pointe sur le ventre, couvert jusqu’aux genoux d’une robe quelconque, sous laquelle passaient des bas en filoselle couleur de rose. Au cou, aux bras, des bijoux trop massifs, trop pavés de pierres pour être vrais, – puis des mitaines tricotées en soie blanche, prenant de la naissance des doigts au bas du coude. L’aspect était intéressant. – Le théâtre joué en plein jour, sans rampe allumée de gaz, étonne. Les jeux de lumière qui caressent la femme et font valoir le granulé de la poudre et la sauce des fards ne sont plus. Brutalement le soleil fonce les traits, montre le grain de la peau, teint ces épidermes en lilas ou en orange. Il semble, en effet, que les femmes surtout, si réparées le soir, ont la jaunisse ou que le sang refoulé monte à leur tête ; les hommes sont purement hideux, avec leurs mentons bleus et leurs physionomies de crapules, dont les rides s’accusent au jour frisant, mal réparti par les hublots du toit et par les baies des portes. La femme, qui chantait une gauloiserie quelconque, eût été jolie le soir : c’était une forte brune, un peu hommasse, qui minaudait en sautillant. Encore qu’elle fût gravée par l’âge et que le repoussoir du velours sombre et de ses cheveux trop mats rendît sa peau plus jaune, elle exalta les galeries, qu’elle inondait d’oeillades. Elle bramait je ne sais quoi, une histoire d’amoureux timide, jargonnant des déclarations à des mijaurées. La salle applaudit, heureuse des équivoques qui saupoudraient ces couplets gratinés d’ordure. Un brouhaha s’éleva dans la fumée des pipes, alors qu’envoyant des révérences et des baisers, elle se sauvait dans la coulisse, poursuivie, comme par un encens de gloire, par les crépitements des pieds et des mains battant dans des bandes de poussière, balafrées par des rais de jour.

Il y eut un temps de silence dont les garçons de café profitèrent pour réclamer le prix des consommations : 1 fr. 25 le bock, qu’on n’est point, heureusement, obligé de boire.

Puis un homme entra, joufflu, ventripotent, énorme, déguisé en soldat Pitou, avec son képi haut de trois étages, enfoncé sur la nuque. Ainsi que des fusées d’artifice, des cris de joie partirent, alors qu’il mit la main sur la couture du pantalon et remua des yeux dont les paupières étaient peintes avec du blanc de talc. Il attendit, puis avança un bras et, d’une voix surhumaine où gargouillaient des ruisseaux traversés par des sons de cuivre, il entama la complainte d’un factionnaire qui a mangé du melon. Ces allusions stercoraires, ces paillettes de garde-robe, enthousiasmèrent la salle, qui se tordit, gagnèrent jusqu’aux garçons, qui ouvrirent des bouches à y mettre des poings. Il fut rappelé trois fois et dut se défendre pour ne point répéter encore ses scatologiques gaudrioles. Une femme lui succéda, arborant des chairs lilas, montrant des flammes blanches de dents, ne lançant aucun filet de voix. Alors les assistants, de bonne humeur, se réjouirent, lancèrent une ovation, crièrent bis, ravis de ne rien entendre.

Puis les fronts se rembrunirent : un vieillard entrait, appuyé sur une canne, habillé en paysan d’opéra-comique avec des bas chinés et une culotte à boucle. Il avait un crâne poli comme une boule, un sinciput chauve, puis, tout autour, des cheveux blancs, tels que les porta feu Béranger. Il tenait à la main un livre cartonné de classe, et la musique broyait de la tristesse, remuait des trémolos à fendre l’âme.

De temps à autre, ce vieillard flageolait et branlait la tête, dont le faux front mal soudé montrait sa raie. D’une voix caverneuse, il chanta qu’il était un paysan riche, mais qu’il n’était pas heureux, et, lamentable, il détaillait ce touchant refrain :

 

De moi vous pouvez rire,

Mes chers petits enfants,

J’ai plus de soixante ans,

Pourtant j’apprends à lire !

Car il est toujours temps

D’cesser d’être ignorants,

De moi vous pouvez rire :

     J’apprends à lire... ire !

 

La salle était émue ; – quand ce Béranger de coulisse parla de l’instruction obligatoire, ce fut un torrent d’enthousiasme ; tous les consommateurs, qui préféraient, sans nul doute, à la lecture si vantée par le chanteur, le culottage des pipes et l’absorption des bocks, admirèrent ces patriotiques sentiments et révélèrent les beautés inattendues de leur âme, en applaudissant de tous leurs bras. Je jugeai le moment opportun pour aller humer un air moins chargé de tabac et de bruit.

Je sortis et, traversant le viaduc d’Auteuil, je m’engageai sur la rive droite de la Seine ; la journée était blonde, pâlement ensoleillée, et des points d’or pétillaient dans l’eau verte, dès qu’un nuage écardé laissait filtrer des lueurs. Le vacarme du Point-du-Jour s’affaiblissait ; – je longeais les fortifications, sur la route encore peuplée de guinguettes et de cafés, mais ces établissements devenaient plus campagnards et plus simples, – puis il y avait comme une toute petite rade où naviguait une flottille de canots et un minuscule chantier où ronflait l’équipe en chauffe des express. Je fus soudain confondu : un troupeau de vaches était là, des vaches blanches, marbrées de café au lait et de roux ; elles paissaient des débris de vaisselle et des tessons de fioles ; plus loin, une chèvre qui me parut vivante mangeait les papiers gras et les enveloppes boyaudières des saucissons usés.