C’est à peine s’il y avait, sur la lande râpée où ces bêtes broutaient, une touffe d’herbe ; je les regardai, ne pouvant me décider à croire qu’elles fussent vraies ; moins incrédule, un peintre installé sous un parasol s’essayait à dessiner leurs formes grêles, leurs pis en sonnette, les salières creusées des deux côtés de la queue qui battait comme si elles se fussent trouvées à la campagne, pour écarter des mouches ; et, non loin de là, mon étonnement s’accrut encore. Dans un champ, de la grandeur d’un mouchoir de poche, un écriteau pendait au bout d’une perche : « Défense d’entrer dans les récoltes. » Dans les récoltes de quoi, Seigneur ! Il n’y avait que des chardons et des ronces, et, çà et là, de beaux pissenlits sauvages dont les légères boules s’époilaient au vent ; au reste, le long du chemin, à ma gauche, des terrains incultes s’étendaient, hérissés d’orties et parsemés de morceaux de briques. Tous étaient à vendre et, dans Paris, des gens rêvaient peut-être sur ces terrains, songeant à de prochaines plus-values, à de lucratives ventes, à d’abondants gains ; par intervalles, des baraques s’élevaient, construites en bois de démolition, où l’on vendait à boire, puis un gymnase ouvert où des gamins s’essayaient à faire des poids ; – de côté et d’autre, des fritures en plein air soufflaient des odeurs de pâte et de coke, quelques gamins dévoraient des cornets de pommes de terre frites, un ouvrier s’enfournait de larges crêpes arrosées de piccolo trouble, puis il s’essuyait la barbe, posément, d’un revers de manche ; enfin, dans une lande vague, un wagon de marchandise sans roues, posait à terre ; une hutte de bois coiffée d’un toit plat en carton bitumé, alourdi et protégé contre le vent par de grosses pierres, attenait à ce wagon dans lequel grouillait toute une ventrée de mioches. Je crus voir l’ombre du vieux Bresdin qui, lui aussi, avait, de son vivant, logé dans une voiture échouée, à l’abandon. Mais seules, des oies se sont élancées avec des cris affreux, cinglées à coups de badine, par des polissons en guenilles. Le pauvre graveur est mort, dans un autre coin de banlieue, aussi misérable certainement que les tristes habitants de cette épave.

Plus loin, quelques maisons bourgeoises, parées au lait de chaux et coiffées de bonnets en tuiles s’élèvent, au milieu des jardins de gloriette, piqués par les rouges astérisques des géraniums ; la campagne s’affirme, un champ de betteraves décèle des cultures maraîchères, les arbres sont moins étiques, les arbustes plus verts, et, en face, s’étend l’île ombragée de Billancourt. Là, des bâtiments caserniers énormes se dressent au-dessus des taillis et des touffes ; des bâtiments réguliers et grelottants, percés de rares fenêtres mornes et propres. Un écriteau apparaît au-dessus de l’île : « Subsistances militaires, magasin de réserve de Billancourt. » Et au travers des massifs, circulent les commis et les ouvriers d’administration, reconnaissables à leur collet brodé d’une étoile et à leur blanche épaulette dont la torsade est rouge. Ils flânent deux à deux, ce jour férié, et, finalement, se dirigent vers un bal ouvert dans la pointe de l’île. Quelques crincrins, un piston qui glapit, parfois une flûte qui piaule ; mais le paradis et l’Atlantide rêvés par ces employés militaires ne sont pas là. Ce bal est surtout fréquenté par les calicots de Paris, et les danses, comme dans toutes les banlieues, du reste, y sont décentes. On valse un peu, on polke les genoux en charnière et les bras en anse, mais le quadrille modéré manque de piment et d’entrain. Puis les soldats n’y sont point adorés comme ils le souhaitent ; aussi profitent-ils des permissions de nuit pour se rendre dans la Terre promise de l’Intendance, dans le Chanaan de Grenelle. Là, ils triomphent sans mesure, abasourdissent de leurs grâces déhanchées les tabatières, dominent le bal de la Brasserie européenne dont ils rançonnent l’amour comme en pays conquis. Je crois bien que ceux qui restent, à Billancourt, le dimanche, sont privés de sortie ou dénués de ressources. L’air contrit des promeneurs qui se tortillent férocement les moustaches semble, du reste, déceler de vives impatiences et de longs ennuis.

Et, observant ces prisonniers de l’autre rive, l’on atteint le pont de Billancourt, un petit pont à piliers de pierre et à tablier de fonte. La scène change, les souvenirs de Paris, si proche, s’atténuent ; de la verdure non sophistiquée s’étale. Le morceau d’île que le pont traverse pour joindre les berges de la Seine verdoie tel qu’une prairie ; c’est le silence ; les pantalons écarlates ont disparu ; quelques couples se partagent les provisions apportées dans un panier ; puis la rive gauche du fleuve avoue aussitôt sa personnalité propre et se révèle comme n’étant nullement fréquentée par des bastringues et des guinguettes. Là, aucun cheval de bois, aucun tir, aucune friturerie, aucun gymnase. La rive suit le petit bras de la Seine qui enveloppe l’île, et c’est une allée charmante que ce quai des Moulineaux dont l’horizon immédiat est une côte, peuplée de frais cottages, traversée par le viaduc de Meudon, sur lequel passe, dans le ciel, tout en haut, une file ininterrompue de trains.

En bas, couchées au pied des monticules, des bâtisses ouvrières s’étalent, des hangars remplis de pains de blanc d’Espagne, dont les détritus écrasés peignent les sentiers qui les sillonnent d’une teinte de lait. – Quels nettoyages de carreaux et quels amas de mastic, ces pains préparent ! Pareils à de robustes pierrots, de blancs ouvriers montent et descendent, poussent des brouettes, balaient dans des nuages de minérale neige. – Et comme si les Moulineaux voulaient se blasonner des deux non-couleurs, du blanc et du noir, quelques usines crachent des bouillons de suie, des usines auxquelles conduisent de noirs chemins, criblés d’escarbilles et de mâchefer. Mais ce pays tempère son aspect usinier par des coins réjouis de campagne ; çà et là, des linges sèchent dans de minuscules prés ; des terrains incultes, mais en quelque sorte moins vagues que ceux de la rive droite, alternent avec de propres maisonnettes, avec quelques marchands de vins, sérieux et vraiment assis ; une odeur de fumier s’épand des basses-cours, se substitue à la senteur de friture et de graisse qui nous poursuivait sur l’autre berge. Puis, tout le côté qui longe le bras de Seine est délicieux. Des peupliers et des saules bien portants s’éventent ; partout des familles couchées sur l’herbe, partout des pêcheurs attentifs qui prennent parfois des ablettes authentiques et des goujons réels. Et le quai d’Issy succède au quai des Moulineaux, tandis que l’île de Billancourt semble un vaisseau de verdure à l’ancre.

Tout un paysage maritime existe enfin ; une baraque de bois peinte en bleu gendarme et réchampie de filets groseille fume doucement, une baraque joyeuse, avec un jardinet dans lequel de grands éperviers sèchent. Un écriteau vous invite à héler le passeur pour aborder dans l’île, auprès du bal. – C’est un coin bon enfant de campagne qui s’est civilisé au contact de Paris, sans perdre son charme villageois et sa grâce naïve. – Puis, après l’île et en revenant vers le viaduc d’Auteuil, une escale de bateaux vous arrête, de ces gros bateaux à ventre goudronné, rayés au flanc d’une éclatante bande de rouge de Saturne et surmontés de cabines aux volets peinturlurés de vert prasin. L’assemblage de ces couleurs, qui s’appuient et s’aident, jette une note gaie sur l’eau qui les reflète et brise des parcelles de vagues colorées, lorsque le reflux des bateaux à vapeur atteint la côte.