– Ah ! oui, c’est bien fini entre nous ! c’est bien fini ! – Ah ! mon Dieu, on monte : c’est elle, c’est son pas ; je me précipite en bas du lit, j’allume, j’ouvre.

– C’est toi ! d’où viens-tu ? pourquoi arrives-tu si tard ?

– Ma mère m’a retenue.

– Ta mère !... et tu m’as dit, il y a trois jours, que tu n’allais plus chez elle.Tiens, vois-tu, je suis très mécontent ; si tu ne veux pas venir plus exactement, eh bien...

– Eh bien, quoi ?

– Eh bien, nous nous fâcherons.

– Soit, fâchons-nous tout de suite ; aussi bien, je suis lasse d’être toujours grondée. Si tu n’es pas content, je m’en vais...

Triple lâche, triple imbécile, je l’ai retenue !

 

 

VIII – Claudine.

 

Un matin d’avril, vers cinq heures, Just Moravaut, garçon boucher, remonta la rue Régis et se dirigea vers l’une des entrées du marché Saint-Maur. À la même heure, Aristide Spiker, marchand de poissons, sortit de la rue du Cherche-Midi par la rue Bérite et se dirigea vers l’entrée du marché opposée à celle de la rue Gerbillon. Just et Aristide marchèrent l’un vers l’autre et, sans dire mot, se bourrèrent la face de coups de poing. Avant que l’on fut venu les séparer, Just avait un oeil gonflé comme un oeuf poché et Aristide le nez rouge comme une framboise meurtrie. On les emmena au poste, et chacun d’eux put réfléchir à son aise sur les vicissitudes et horreurs de la guerre.

Une demi-heure après que cette rixe avait mis en émoi tout le marché, la petite Claudine arriva avec sa mère, la maman Turtaine, dans une grande charrette encombrée de légumes. Claudine sauta vivement à terre, caressa le nez du cheval et se mit à courir pour se réchauffer. C’était merveille de la voir se trémousser avec son madras sur la tête, sa grosse robe de burat gris, ses manchettes de couleur et ses sabots bourrés de paille.

Le soleil se levait, jaune comme ces nymphéas qui nagent sur l’eau des étangs ; la brume se dissipait, une bise glaciale sifflait dans l’air, et le vent d’automne sonnait à plein cor ses navrantes fanfares. Les maraîchers arrivaient en foule, soigneusement emmitouflés, la figure enfouie dans une casquette, le nez seul sortant tout violet des plis d’un vieux foulard, les épaules protégées du froid par une couverture de laine grise vergetée de raies noires, les mains enveloppées de gros gants verts. Les uns déchargeaient leur charrette, les autres allaient boire un petit verre chez le marchand de vin, tandis que les chevaux, enchantés de se retrouver, se frottaient les naseaux et hennissaient joyeusement.

La chaussée était encombrée de légumes et de fruits, et un grand potiron, coupé par le milieu et couché sur le dos, arrondissait sa vasque jaune sur la pourpre sombre des pivoines jetées en tas, pêle-mêle, sur le rebord du trottoir.

Trois boutiques étaient seules ouvertes, celles d’un boucher, d’un marchand de vin et d’un pharmacien. La porte vitrée du cabaret était imprégnée d’une buée qui ne laissait voir les buveurs qu’à travers un voile. Ils ressemblaient ainsi à des ombres chinoises. Ces silhouettes dansaient sur le mur et sur la porte comme sur un drap blanc, les nez se dessinaient bizarrement, les moustaches semblaient démesurées, les barbes devenaient colossales et les chapeaux se cassaient de burlesque façon. Par instants, la porte s’ouvrait, un bruit de voix s’échappait de la salle, et celui qui sortait s’enfonçait les mains dans les poches et courait bien vite à sa boutique ou à sa voiture. Tout en travaillant et buvant, on échangeait le bonjour, on se serrait la main, on gloussait, on riait. Le boucher allumait le gaz, jetait sur le dos de ses garçons des charretées de viande ; sa femme bâillait et lavait avec une éponge la table de marbre de la devanture, pendant que, suspendu par les pieds à des crocs en fer fichés au plafond, le cadavre d’un grand boeuf étalait, sous la lumière crue du gaz, le monstrueux écrin de ses viscères. La tête avait été violemment arrachée du tronc et des bouts de nerfs palpitaient encore, convulsés comme des tronçons de vers, tortillés comme des lisérés. L’estomac tout grand ouvert bâillait atrocement et dégorgeait de sa large fosse des pendeloques d’entrailles rouges. Comme en une serre chaude, une végétation merveilleuse s’épanouissait dans ce cadavre. Des lianes de veines jaillissaient de tous côtés, des ramures échevelées fusaient le long du torse, des floraisons d’intestins déployaient leurs violâtres corolles, et de gros bouquets de graisse éclataient tout blancs sur le rouge fouillis des chairs pantelantes.

Le boucher semblait émerveillé par ce spectacle, et près de lui, sur le trottoir, deux vieux paysans avaient appuyé leurs pipes l’une sur l’autre et tiraient de grosses bouffées. Leurs joues s’enflaient comme des ballons et la fumée leur sortait par les narines. Ils aspirèrent une bonne provision d’air froid pour se rafraîchir la bouche, et mirent un petit morceau de papier sur le tabac qui se prit à grésiller et dessina tout flamboyant de capricieuses arabesques sur le papier qui se consumait.

– Voyons, Claudine, dit la mère Turtaine, tu te réchaufferas aussi bien en déchargeant la voiture qu’en sautant, viens m’aider.

– Voilà, maman.

Et elle se mit en face de l’aile gauche de la carriole et reçut dans les bras des bottes de fleurs et de salades.

– Dis donc, lui dit une petite paysanne à l’oreille, il paraît que Just et Aristide se sont battus, ce matin : c’est bien sûr pour toi.

– Oh ! les vilains garçons ! dit Claudine, dont la petite figure devint triste ; je leur avais tant recommandé d’être sages !

– Ah ! tu es bonne ! mais ils sont comme deux coqs, ils t’aiment tous les deux, et tu ne t’es pas encore décidée à faire un choix.

– Mais je ne sais pas, moi ; je les aime autant l’un que l’autre, et maman ne les aime ni l’un ni l’autre, comment veux-tu que je choisisse ?

– Satanée enfant, dit la mère Turtaine, qui sauta lourdement de sa voiture, elle bavarde, elle bavarde, et l’ouvrage n’avance pas. J’aurai aussi vite fait toute seule. Voyons, Claudine, va nettoyer notre case et préparer les chaufferettes.

La petite s’éloigna et continua, avec son amie, à disputer des mérites et défauts de ses deux amoureux.

La situation était en effet embarrassante, Claudine les aimait tous deux comme une soeur aimerait deux frères ; mais, dame, de là à choisir entre eux un mari, il y avait loin. Just et Aristide ne se ressemblaient pas comme figure, mais chacun, dans son genre, était aussi beau ou aussi laid que l’autre. Aristide était peut-être plus bel homme, mais il témoignait d’un penchant prononcé pour l’adiposité. Just était moins bien taillé, son encolure était moins large, mais il promettait de rester musculeux, et point trivialement bardé de graisse comme son adversaire. Just avait de jolis cheveux blonds, tout frisottants, mais ils n’étaient pas fournis, et, par endroits, l’on entrevoyait sous le buisson une petite clairière. Aristide avait des cheveux blonds, roides et sans grâce, mais d’une nuance plus tendre ; et puis, c’était une véritable forêt luxuriante, la raie était à peine tracée, comme un tout petit sentier dans une épaisse forêt.