Cinq couplets défilent à la suite, puis il fait un profond salut, le bras gauche ballant, la main droite posée sur la poitrine, arrive à la porte du fond, se retourne, fait un nouveau salut et se retire. Des applaudissements frénétiques éclatent de tous côtés, on crie : bis, on frappe des pieds, l’orchestre rejoue les premières mesures de la chanson, et le ténor reparaît, s’incline et dégouzille, de son fausset le plus aigu, le couplet de la chanson le plus poivré de chauvinisme ; puis il s’incline de nouveau et se sauve poursuivi par de bruyantes acclamations. Les cris s’éteignent peu à peu, les musiciens causent et s’essuient les mains, et moi j’admire, posée devant moi sur un corps de déjeté, la figure enluminée d’un vieil ivrogne. Quelle richesse de ton ! quel superbe coloris ! Cet homme appartenait évidemment à l’aristocratie des biberons, car il écartelait de gueules sur champ de sable, et ce n’était assurément pas avec du vermillon et du noir de pêche qu’il s’était blasonné le mufle, mais bien avec la fine fleur du vin et le pur hâle de la crasse.
Je suis distrait, hélas ! de ma contemplation par un éclat de cymbales et un roulement de grosse caisse. La porte du fond s’ouvre à deux battants et une femme obèse, au corsage largement échancré, s’avance jusqu’au trou du souffleur, se dandine et braille, en gesticulant :
Ah ! rendez-moi mon militaire !
Cette chanson est idiote et canaille ; eh bien ! à tout prendre, j’aime encore mieux cette ineptie que ces désolantes chansons où le petit oiseau fait la cour à la mousse et où « ton oeil plein de larmes » se bat dans des simulacres de vers avec une rime tristement maladive. Il était onze heures quand nous sortîmes. – Eh bien ! dit mon ami, puisque nous avons tant fait que de visiter ce quartier, allons jusqu’au bout, allons chez le marchand de vins ; qui sait ? ce sera peut-être drôle. Nous étions justement en face de celui à la vitrine duquel se prélassaient des bataillons d’escargots. La boutique était pleine ; nous nous faufilons et gagnons une petite salle, au fond, où nous trouvons deux places, entre un charbonnier étonnamment laid et deux petites filles également laides qui dévorent à belles dents des plats d’escargots. Soudain, tous les consommateurs se lèvent et livrent passage à un petit homme, porteur d’une mandoline.
Nous étions, ainsi que je l’appris plus tard, en face de Charles, le fameux chanteur populaire.
Je dessine sa figure en toute hâte. Imaginez une tête falote, un front très haut, velu et gras ; un nez retroussé, malin, fureteur, s’agitant par saccades ; une moustache en brosse, une bouche lippue, couleur d’aubergine, et des oreilles énormes, plaquées sur les tempes, comme des oreilles d’Indou ; un teint fantastique, vert pomme par endroits, jaune safran par d’autres ; une voix étonnante, descendant jusqu’aux notes les plus basses, nasillant dans les tons ordinaires. Il était vêtu d’un paletot pointillé de noir et de brun, roide au collet, déchiqueté aux poches, et d’un pantalon aux teintes de bitume. Il tenait à la main gauche une grande mandoline, appuyait son menton près des cordes et chatouillait de la main droite le ventre de l’instrument qui gémissait de larmoyante façon. Il se cambrait et regardait autour de lui avec fierté. Il chanta de sa plus forte voix le Chant de la Canaille, recueillit les plus précieux suffrages, avala un verre de vin que je lui présentai et se disposait à sortir quand il fut rappelé et instamment prié de régaler les assistants de : Châteaudun. Il chantait les couplets et tout le monde reprenait en choeur le refrain :
Les canons vomissaient la foudre
Sur Châteaudun... Qu’importe à ce pays !
Il préfère se voir en poudre
Que de se rendre aux Prussiens ennemis !
Sa chanson terminée, il sortit. Nous en fîmes autant et allâmes nous coucher.
Je me figure, ô vieux maître, ton visage exsangue, coiffé d’un galeux bicoquet ; je me figure ton ventre vague, tes longs bras osseux, tes jambes héronnières enroulées de bas d’un rose louche, étoilés de déchirures, papelonnés d’écailles de boue.
Je crois te voir, ô Villon, l’hiver, alors que le glas fourre d’hermine les toits des maisons, errer dans les rues de Paris, famélique, hagard, grelottant, en arrêt devant les marchands de beuverie, caressant, de convoiteux regards, la panse monacale des bouteilles.
Je crois te voir, exténué de fatigue, las de misère, te tapir dans un des repaires de la cour des Miracles, pour échapper aux archers du guet, et là, seul dans un coin, ouvrir, loin de tous, le merveilleux écrin de ton génie.
Quel magique ruissellement de pierres ! Quel étrange fourmillement de feux ! Quelles étonnantes cassures d’étoffes rudes et rousses ! Quelles folles striures de couleurs vives et mornes ! Et quand ton oeuvre était finie, quand ta ballade était tissée et se déroulait, irisée de tons éclatants, sertie de diamants et de trivials cailloux, qui en faisaient mieux ressortir encore la limpidité sereine, tu te sentais grand, incomparable, l’égal d’un dieu, et puis tu retombais à néant, la faim te tordait les entrailles, et tu devenais le vulgaire tire-laine, l’ignominieux amant de la grosse Margot !
Tu détroussais le passant, on te jetait dans un cul de basse-fosse, et, là-bas, enterré, plié en deux, crevant de faim, tu criais grâce, pitié ! tu appelais à l’aide tes compaings de galles, les francs-gaultiers, les ribleurs, les coquillarts, les marmonneux, les cagnardiers !
Le laisserez là, le povre Villon ! Allons, madones d’amour qu’il a chantées, hahay ! Margot, Rose, Jehanne la Saulcissière, hahay ! Guillemette, Marion la Peau-tarde, hahay ! la petite Macée, hahay ! toute la folle quenaille des ribaudes, des truandes, des grivoises, des raillardes, des villotières ! Excitez les hommes, réveillez les biberons, entraînez-les au secours de leur chef, le poète Villon !
Las ! Les fossés sont profonds, les tours sont hautes, les piques des haquebutiers sont aiguës, le vin coule, la cervoise pétille, le feu flambe, les filles sont gorgées de hideuses saouleries : ô pauvre Villon, personne ne bouge !
Claque des dents, meurtris tes mains, guermente-toi, pleure d’angoisseux gémissements, tes amis ne t’écoutent pas ; ils sont à la taverne, sous les tresteaux, ivres d’hypocras, crevés de mangeailles, inertes, débraillés, fétides, couchés les uns sur les autres, Frémin l’Étourdi sur le bon Jehan Cotard qui se rigole encore et remue les badigoinces, Michault Cul d’Oue sur ce gros lippu de Beaulde. Tes maîtresses se moquent bien de toi ! elles sont dans les bouges de la Cité qui s’ébattent avec les escoliers et les soudards. Le cerveau atteint du mal de pique, le nez grafiné de horions, elles frottent leur rouge museau sur les joues des buveurs et se rincent galantement la fale !
Oh ! tu es seul et bien seul ! Meurs donc, larron ; crève donc dans ta fosse, souteneur de gouges ; tu n’en seras pas moins immortel, poète grandiosement fangeux, ciseleur inimitable du vers, joaillier non pareil de la ballade !
I
Deux compagnons, l’un maigre et élancé comme une cigogne, l’autre obèse et ventru comme un muid, galopent sur la route de Flandre, en pétunant dans de longues pipes. Leur mine est rien moins qu’honnête. Le grand a la figure régulière, mais ravagée par les orgies, l’air hautain et distingué ; le gros a l’air commun, la face purpurée, le nez étincelant comme une braise et fleuri de pompettes écarlates. Quant à l’accoutrement des deux sires, il tombe en lambeaux. L’homme maigre est vêtu d’un pourpoint qui, jadis, a dû réjouir les belles par ses teintes incarnadines ; mais la poussière et les libations l’ont revêtu de tons roux et fuligineux ; ses grègues baissent le nez piteusement, ses souliers sont feuilletés et rient à semelles déployées. Le gros, vêtu de loques dont on ne saurait définir la nuance exacte, a pourtant des chausses dont la couleur primitive a dû être un jaune citrin agrémenté de rubans pers, mais elles sont si vieillies, si fourbues, si usées, que nous n’oserions assurer qu’elles aient eu ces teintes agréables dans leur jeunesse.
– C’est étonnant, dit le gros, comme la poussière vous sèche le gosier ! qu’un broc de cervoise serait bienvenu ! Hé ! mon maître, invoquez le divin Gambrinus pour qu’il conduise nos pas à un cabaret.
– Eh ! dit Brauwer, tu sais bien que les incomparables Kaatje et Barbara ont vidé nos poches à Anvers.
– Bah ! tu peindras un tableau, et nous boirons à notre soif.
– Non, dit le maître, j’ai créé assez de chefs-d’oeuvre laissés dans les cabarets pour payer les breuvages. À ton tour, Kraesbeck, peins et paie l’écot.
– Hélas ! tu sais bien que j’ai les bras encore endoloris des coups que j’ai reçus pour avoir voulu embrasser la jolie Betje.
– C’est vrai, dit Brauwer en riant, mais ne discutons pas davantage : voici un cabaret, buvons d’abord, nous verrons à payer ensuite.
Ils entrèrent. La salle était pleine et tellement enfumée qu’on aurait pu y saurer des harengs. Les jambes allongées, le feutre enfoncé jusqu’aux yeux, des personnages en guenilles fumaient à perdre haleine et buvaient en criant et se disputant. Une servante en train de guéer du linge dans la salle voisine rythmait à coups de palettes les chansons que nasillaient quelques-uns de ces marauds. Coutumiers de semblable spectacle, le maître et l’élève ne s’en étonnèrent pas et, pendant quelque temps, pétunèrent et vidèrent tant de pintes qu’ils conquirent l’admiration des malandrins qui peuplaient ce bouge ; puis Kroesbeck poussa son maître du coude et lui dit : « S’il ne s’agissait que de boire, la terre serait un paradis ; mais il faut payer.
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