Ses bras nus étaient entourés, comme de menottes, de bracelets de fourrure, et un léger caleçon, en imitation de peau de tigre, jaspé de paillettes d’acier, enveloppait ses reins et le haut de ses cuisses. La peau de son crâne était fendillée comme une terre trop cuite et ses sourcils épais retombaient sur ses yeux, meurtris d’auréoles de bistre. Ses fils apportèrent des poids que l’on présenta aux assistants. Ils n’étaient point en carton saupoudré de limaille, mais bien en fer. On les posa devant ses pieds, il se courba et les saisit. Les muscles de son cou s’enflaient et sillonnaient sa chair comme de grosses cordes. Il se redressa et jongla avec ces masses comme avec des balles de son, les recevant, tantôt sur le biceps, tantôt sur le dos, entre les deux épaules. Cet athlète avait l’air morne de ces vieilles rosses qui tournent, toute la journée, une meule. Quelques tours d’adresse, quelques sauts périlleux terminèrent la séance, et la troupe entra au cabaret et se fit servir à boire.
Il était tard. Le soleil se couchait et les nuages qui l’entouraient semblaient éclaboussés de gouttelettes de sang ; il était temps de dîner, j’entrai dans le cabaret et m’attablai à côté d’un gros chat que je caressai et qui me râpa la main avec sa langue. On me servit un dîner mangeable, et, arrivé au moment où l’on roule une cigarette, en prenant son café, je regardai les buveurs qui peuplaient ce bouge.
Les bateleurs étaient assis à gauche ; le vieux ronflait, le nez dans son verre ; la fille chantait et vidait des rouges bords, et en face d’eux un ivrogne qui s’était chauffé l’armet jusqu’au rouge cerise se racontait à lui-même des histoires si drôles qu’il en riait à se tordre. Je payai mon écot et m’en allai le long de la route, tout doucement. J’atteignis bientôt la rue de la Gaîté. Je sortais de chemins peu fréquentés, et je tombais dans une des rues les plus bruyantes. Des refrains de quadrilles s’échappaient des croisées ouvertes ; de grandes affiches, placées à la porte d’un café-concert, annonçaient les débuts de Mme Adèle, chanteuse de genre, et la rentrée de M. Adolphe, comique excentrique ; plus loin, à la montre d’un marchand de vins, se dressaient des édifices d’escargots, aux chairs blondes persillées de vert ; enfin, çà et là, des pâtissiers étalaient à leurs vitrines des multitudes de gâteaux, les uns en forme de dôme, les autres aplatis et coiffés d’une gelée rosâtre et tremblotante, ceux-ci striés de rayures brunes, ceux-là éventrés et montrant des chairs épaisses d’un jaune soufre. Cette rue justifiait bien son joyeux nom. Tandis que je regardais de tous mes yeux et me demandais si j’allais entrer dans un bal ou dans un concert, je me sens frapper sur l’épaule et j’aperçois un mien ami, un peintre, à la recherche de types fantasques. Enchantés de nous retrouver, nous voguons de conserve, remontons la rue et entrons dans un bal. Quel singulier assemblage que ces bals d’ouvriers ! Un mélange de petites ouvrières et de nymphes saturniennes, soûles pour la plupart et battant les murs ; des mères de famille avec de petits bébés qui rient et sautent de joie, de braves ouvriers qui s’amusent pour leur argent, et de vils proxénètes. Les filles dansaient et les papas et les mamans buvaient du vin chaud dans les saladiers en porcelaine épaisse. Les enfants se hissaient sur les tables, battaient des mains, riaient, jappaient, appelaient leur grande soeur qui leur souriait et venait les embrasser dès que la ritournelle était finie.
Mais l’heure s’avançait et nous voulions aller au concert ; nous sortîmes et entrâmes dans une allée éclairée au gaz et terminée par une porte en velours pisseux. La salle était grande, ornée en haut de masques grimaçants d’un rouge brique avec des cheveux d’un vert criard. Ces masques avaient évidemment la fatuité de représenter les emblèmes de la comédie. La scène était haute et spacieuse, l’orchestre se composait d’une dizaine de musiciens. Chut ! silence ! la toile se lève, les violons entament un air plaintif, entremêlé de coups de cymbales et de trémolos de flûtes, et un monsieur en habit noir, orné de gants presque propres, l’air fatal, le teint livide, la bouche légèrement dépouillée de ses dents, paraît. Des applaudissements éclatent à la galerie d’en haut, assez mal composée, nous devons le dire. Nous sommes en face d’un premier ténor, Diantre ! recueillons-nous. Je ne sais trop, à vrai dire, ce qu’il chante : il brame certains mots et avale les autres. De temps en temps, il jette d’une voix stridente le mot : l’Alsace ! On applaudit et il semble convaincu qu’il chante de la musique.
1 comment