Il semblait changé en
pierre, et son visage était pareil à du marbre, dans sa mélancolie. Il avait
vécu la vie raffinée et luxueuse d’un jeune homme possédant la naissance et la
fortune, une vie exquise parce que à l’abri de toute préoccupation sordide, et
pleine d’une belle insouciance juvénile ; et voici que, pour la première
fois, il prenait conscience du mystère terrible du Destin, de la signification
effarante de la Fatalité.
Comme tout cela semblait insensé et monstrueux ! Se
pouvait-il que fût inscrit sur sa main, en caractères qu’il était incapable,
quant à lui, de lire, mais qu’un autre pouvait déchiffrer, quelque péché
effrayant et secret, le signe sanglant de quelque crime ? N’y avait-il
aucune échappatoire possible ? N’étions-nous donc rien de plus que les
pièces d’un jeu d’échecs, mues par une puissance invisible, que des vases que
le potier façonne à sa fantaisie et destinés à contenir l’honneur ou la honte ?
Sa raison se révoltait contre cette pensée, et pourtant, il avait le sentiment
que quelque tragédie était suspendue au-dessus de sa tête et qu’il avait été
brutalement sommé de supporter un faix intolérable. Comme les acteurs ont de la
chance ! Ils ont le choix de paraître dans la tragédie ou la comédie, de
souffrir ou de s’ébaudir, de rire ou de verser des larmes. Mais dans la vie
réelle il en va autrement. La plupart des hommes et des femmes sont contraints
de jouer des rôles pour lesquels ils ne sont aucunement qualifiés. Ce sont nos
Guildenstern qui nous jouent Hamlet, et nos Hamlet sont obligés de plaisanter
comme le prince Hal. Le monde est un théâtre, mais la pièce est mal distribuée.
Tout à coup, Mr. Podgers entra dans la pièce. Lorsqu’il
aperçut Lord Arthur, il sursauta, et son visage aux traits grossiers et bouffis
devint livide. Les regards des deux hommes se croisèrent, et pendant un instant
il y eut un silence.
« La Duchesse a laissé ici un de ses gants, Lord
Arthur, et m’a prié de le lui rapporter, dit en fin de compte Mr. Podgers.
Ah ! Je le vois sur le canapé ! Bonsoir, Milord.
— Mr. Podgers, j’insiste pour que vous répondiez
franchement à une question que je vais vous poser.
— Une autre fois, Lord Arthur, car la Duchesse est
inquiète. Je regrette, il faut que je m’en aille.
— Vous ne partirez pas. La Duchesse n’est pas pressée.
— Il ne faut pas faire attendre les dames, Lord Arthur,
dit Mr. Podgers, avec son sourire contraint. Le beau sexe a tendance à se
montrer impatient. »
Les lèvres finement ciselées de Lord Arthur se courbèrent en
une expression de dédain irrité. La pauvre Duchesse lui paraissait de bien peu
d’importance en cet instant. Il traversa la pièce jusqu’à l’endroit où était Mr. Podgers,
et tendit la main.
« Dites-moi ce que vous avez vu là, dit-il. Dites-moi
la vérité. Il faut que je la connaisse. Je ne suis pas un enfant. »
Les yeux de Mr. Podgers se mirent à cligner derrière
ses lunettes à monture d’or, et il se dandina d’une jambe sur l’autre, mal à
l’aise, tandis que ses doigts tripotaient avec nervosité une chaîne de montre
voyante.
« Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai vu dans votre
main, Lord Arthur, plus de choses que je ne vous en ai dites ?
— Je le sais, et j’insiste pour que vous m’en
informiez. Je vous paierai. Je vous donnerai un chèque de cent livres[21]. »
Les yeux verts lancèrent un bref éclair, puis redevinrent
ternes.
« Guinées[22] ?
dit enfin Mr. Podgers, d’une voix basse.
— Soit. Je vous enverrai un chèque demain. Quel est
votre club ?
— Je n’ai pas de club… C’est-à-dire… pas pour le
moment. Mon adresse est… mais permettez-moi de vous donner ma carte » ;
et tirant de la poche de son gilet un carton doré sur tranches, Mr. Podgers
le tendit, en s’inclinant profondément, à Lord Arthur, qui y lut :
Mr. SEPTIMUS
R. PODGERS
CHIROMANCIEN PROFESSIONNEL
103
a. West Moon Street
« Je reçois de dix heures à quatre heures, murmura Mr. Podgers
d’un ton mécanique, et j’accorde une réduction aux familles.
— Dépêchez-vous », s’écria Lord Arthur, fort pâle
et tendant la main.
Mr. Podgers jeta avec nervosité un regard circulaire,
et tira la lourde portière devant la porte.
« Cela prendra un petit moment, Lord Arthur : vous
feriez mieux de vous asseoir.
— Dépêchez-vous, Monsieur », s’écria de nouveau
Lord Arthur, tapant du pied avec colère sur le parquet ciré.
Mr. Podgers sourit, tira de la poche intérieure de son
veston une petite loupe, et l’essuya soigneusement avec son mouchoir.
« Je suis à votre disposition », dit-il.

2
Dix minutes plus tard, le visage blême de terreur, le regard
traqué, Lord Arthur Savile sortit précipitamment de Bentinck House, se frayant
avec vigueur un passage parmi la foule des laquais habillés de fourrure qui
entouraient la grande marquise à rayures ; il paraissait ne rien voir ni
entendre. La nuit était d’un froid glacial, et la flamme des réverbères
disposés tout autour de la place ardait et vacillait sous le vent mordant ;
mais ses mains étaient chaudes de fièvre, et son front brûlait comme du feu.
Un agent de police le regarda avec curiosité comme il
passait, et un mendiant, qui sortait d’un pas traînant de sous une arche pour
demander l’aumône, s’effraya en voyant là une misère plus grande que la sienne.
À un moment Lord Arthur s’arrêta sous un bec de gaz, et regarda ses mains. Il
lui sembla qu’il y décelait déjà des taches de sang, et un faible cri s’échappa
de ses lèvres tremblantes.
Un assassinat ! Voilà ce qu’y avait vu le chiromancien.
Un assassinat ! La nuit elle-même paraissait le savoir, et le vent désolé
le hurler à son oreille. Les coins sombres de la rue en étaient tout remplis.
Il lui ricanait au visage, du haut du toit des maisons.
Il arriva d’abord au Parc[23],
dont l’ombre boisée semblait le fasciner. Il s’appuya avec lassitude contre le
grillage, rafraîchissant son front au contact du métal mouillé, et écoutant le
silence frémissant des arbres. « Un assassinat ! Un assassinat ! »
répétait-il continuellement, comme si la réitération pouvait émousser l’horreur
de ce mot.
Le son de sa propre voix le fit frissonner, et pourtant il
espéra presque que la nymphe Écho pût l’entendre, et réveiller de ses rêves la
ville assoupie. Il se sentit pris d’un désir insensé d’arrêter le premier
passant venu, et de tout lui conter.
Puis, traversant Oxford Street, il erra dans des ruelles
étroites et infâmes.
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