Deux femmes aux joues fardées se moquèrent de lui sur son
passage. Du fond d’une cour sombre arriva un bruit de jurons et de coups, suivi
de cris aigus, et, affalées sur un seuil humide, il vit les formes bossues de
la pauvreté et de la vieillesse. Il fut saisi d’une pitié étrange. Ces enfants
du péché et de la misère étaient-ils prédestinés à leur fin, comme lui à la
sienne ? Étaient-ils, comme lui, les simples marionnettes d’un théâtre
monstrueux ?
Et pourtant, ce n’était pas le mystère, mais la comédie de
la souffrance, qui le frappait ; son inutilité absolue, sa grotesque
absence de signification. Comme tout paraissait incohérent ! Comme tout
manquait d’harmonie ! Il était stupéfait de la discordance entre
l’optimisme creux de l’époque et les faits réels de l’existence. Il était
encore très jeune.
Au bout de quelque temps, il se trouva devant l’église de
Marylebone. La large rue silencieuse ressemblait à un long ruban d’argent poli,
taché çà et là des arabesques sombres que formaient les ombres mouvantes.
L’enfilade des lumières des réverbères s’infléchissait là-bas, dans le
lointain, et, devant une petite maison entourée d’un mur, stationnait un hansom[24]
solitaire, dont le cocher dormait à l’intérieur. Lord Arthur marcha rapidement
en direction de Portland Place, se retournant de temps à autre, comme s’il
craignait d’être suivi. Au coin de Rich Street se tenaient deux hommes, lisant
une petite affiche sur une palissade. Une sensation bizarre de curiosité
l’agita, et il traversa la chaussée.
Comme il se rapprochait, le mot « Assassinat »,
imprimé en lettres noires, frappa son regard. Il sursauta, et sa joue
s’empourpra violemment. C’était un avis de recherche offrant une récompense
pour toute indication susceptible d’amener l’arrestation d’un homme de taille
moyenne, âgé de trente à quarante ans, coiffé d’un chapeau melon, vêtu d’un
pantalon à carreaux, et marqué d’une cicatrice sur la joue droite. Il le lut et
le relut plusieurs fois, et se demanda si le misérable serait jamais
appréhendé, et comment il avait reçu sa balafre. Peut-être, quelque jour, son
propre nom serait-il placardé sur les murs de Londres. Quelque jour, peut-être,
sa tête serait également mise à prix.

Cette idée lui causa une nausée d’horreur. Il tourna les
talons, et pressa le pas dans la nuit.
C’est à peine s’il savait où il allait. Il eut le vague
souvenir d’avoir erré parmi un labyrinthe de maisons sordides, de s’être perdu
dans un réseau gigantesque de rues sombres, et l’aube était déjà là, toute
claire, quand il se retrouva enfin dans Piccadilly Circus.
Prenant sans hâte le chemin qui le ramenait chez lui, dans
Belgrave Square, il croisa les énormes charrettes en route pour Covent Garden[25].
Les charretiers en blouses blanches, aux bonnes figures hâlées, aux cheveux
épais et bouclés, marchaient bravement en faisant claquer leurs fouets et en
s’interpellant mutuellement de temps à autre ; sur le dos d’un énorme
cheval gris, qui menait un attelage tintinnabulant, était assis un gamin
joufflu, un bouquet de primevères piqué à son chapeau bossué, s’agrippant de
ses petites mains à la crinière, et riant ; et les hautes piles de légumes
ressemblaient à des masses de jade sur le ciel matinal, – à des masses de
jade devant les pétales roses de quelque rose merveilleuse. Lord Arthur se
sentit bizarrement affecté, sans qu’il eût pu dire pourquoi. Il y avait, dans
la beauté délicate de l’aube, quelque chose qui lui parut indiciblement
touchant, et il songea à tous les jours qui naissent dans la beauté, et se
terminent dans la tempête. Ces campagnards aussi, à la voix rude et bon enfant,
avec leurs façons nonchalantes, quel Londres étrange ils voyaient ! Un
Londres vierge du péché de la nuit et de la fumée du jour, une ville pâle et
fantomatique, une ville désolée de tombes ! Il se demanda ce qu’ils en
pensaient, et s’ils savaient quelque chose de sa splendeur et de sa honte, de
ses joies féroces couleur de feu, de sa faim horrible, et de tout ce qu’elle
crée et détruit du matin au soir. Elle n’était probablement pour eux qu’un
marché où ils apportaient leurs fruits pour les vendre, et où ils demeuraient
quelques heures tout au plus, laissant derrière eux les rues encore
silencieuses, les maisons encore endormies. Il éprouva du plaisir à les
regarder passer. Tout grossiers qu’ils fussent, avec leurs lourds souliers
cloutés et leur démarche maladroite, ils apportaient avec eux un peu de
l’Arcadie. Il sentait qu’ils avaient vécu auprès de la Nature, et qu’elle leur
avait appris la paix. Il leur envia tout ce qu’ils ne savaient pas.
Lorsqu’il arriva enfin à Belgrave Square, le ciel
s’éclairait du bleu pâle de l’aube, et les oiseaux commençaient à gazouiller
dans les jardins.

3
Quand Lord Arthur se réveilla, le soleil de midi se
déversait à flots au travers des rideaux de soie ivoire de sa chambre. Il se
leva et regarda par la fenêtre. Une vague brume de chaleur était suspendue sur
la grande ville, et les toits des maisons étaient semblables à de l’argent
terni. Dans la verdure du square qui s’étendait à ses pieds, en luisant par
intermittence, des enfants couraient çà et là comme des papillons blancs, et le
trottoir était encombré de gens qui se dirigeaient vers le Parc. Jamais la vie
ne lui avait paru plus charmante, jamais les choses néfastes ne lui avaient
paru plus lointaines.
Puis son valet de chambre lui apporta une tasse de chocolat
sur un plateau. Après qu’il l’eut bue, il écarta une lourde portière de peluche
couleur pêche, et passa dans la salle de bain.
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