Et
maintenant, il faut vous sauver, car je dîne avec des gens fort ennuyeux, qui
se refusent à dire des médisances, et je sais que si je ne puis faire un somme
à présent, je ne pourrai jamais rester éveillée pendant le dîner. Au revoir,
Arthur ; faites mes amitiés à Sybil, et merci mille fois pour le remède
américain.
— Vous n’oublierez pas de le prendre, n’est-ce pas,
Lady Clem ? dit Lord Arthur, se levant de sa chaise.
— Bien sûr que je n’oublierai pas, petit nigaud !
Je trouve que c’est fort aimable à vous de songer à moi, et je vous écrirai
pour vous dire s’il m’en faut davantage. »
Lord Arthur quitta la maison plein d’entrain, et avec une
sensation de grand soulagement.
Ce soir-là il eut une entrevue avec Sybil Merton. Il lui dit
qu’il se trouvait soudain placé dans une situation terriblement difficile, à
laquelle ni l’honneur, ni le devoir ne lui permettaient de se dérober. Il lui
dit que le mariage devait être ajourné pour le moment, car, tant qu’il ne
serait pas débarrassé des complications affreuses dans lesquelles il se
trouvait, il n’était pas libre. Il la supplia d’avoir confiance en lui, et de
n’avoir aucun doute au sujet de l’avenir. Tout finirait par s’arranger, mais il
fallait de la patience.
Cette scène eut lieu dans le jardin d’hiver de la maison de Mr. Merton,
dans Park Lane, où Lord Arthur avait dîné, comme d’habitude. Sybil n’avait
jamais paru plus heureuse, et, l’espace d’un instant, Lord Arthur avait eu la
tentation de succomber à la lâcheté, d’écrire à Lady Clementina pour la prier
de lui rendre la pilule, et de laisser le mariage se faire comme s’il n’y avait
jamais eu de Mr. Podgers au monde. Mais ses bons sentiments reprirent
bientôt le dessus, et même quand Sybil se fut jetée dans ses bras en pleurant,
il ne chancela pas. La beauté qui avait ému ses sens avait également touché sa
conscience. Il eut le sentiment qu’il serait injuste de gâcher une vie si belle
pour quelques mois de plaisir.
Il resta auprès de Sybil jusqu’à près de minuit, la
consolant et se laissant consoler par elle tour à tour, et le lendemain matin
de bonne heure il partit pour Venise, après avoir écrit à Mr. Merton une
lettre virile et ferme au sujet de la nécessité d’ajourner le mariage.

4
À Venise il rencontra son frère, Lord Surbiton, qui était
venu de Corfou dans son yacht. Les deux jeunes gens passèrent ensemble une
quinzaine charmante. Le matin, ils montaient à cheval au Lido, ou glissaient au
hasard le long des canaux verts dans leur longue gondole noire ;
l’après-midi, ils recevaient généralement des visites à bord du yacht ; et
le soir, ils dînaient chez Florian, et fumaient d’innombrables cigarettes sur
la Piazza.
Pourtant, chose bizarre, Lord Arthur n’était pas heureux.
Tous les jours, il étudiait les colonnes nécrologiques du Times,
s’attendant à y voir annoncée la mort de Lady Clementina ; mais tous les
jours il était déçu. Il commençait à avoir peur qu’il ne lui fût arrivé un
accident, et regretta souvent de l’avoir empêchée de prendre l’aconitine
lorsqu’elle avait été si impatiente d’en essayer l’effet. Les lettres de Sybil,
elles aussi, bien que remplies d’amour, de confiance et de tendresse, étaient
souvent d’un ton fort triste, et il lui arrivait parfois de croire qu’il était
séparé d’elle à jamais.
Au bout de quinze jours, Lord Surbiton en eut assez de
Venise, et résolut de descendre le long de la côte jusqu’à Ravenne, car il
avait entendu dire que la chasse à la bécasse était de premier ordre dans la
Pineta. Lord Arthur refusa d’abord catégoriquement de l’accompagner ; mais
Surbiton, qu’il aimait beaucoup, finit par lui persuader que s’il restait tout
seul à l’hôtel Danielli, il s’y ennuierait à mourir ; de sorte qu’ils se
mirent en route dans la matinée du 15, par un fort vent de noroît et une mer
assez houleuse.
La chasse fut excellente, et la vie au grand air ramena leur
couleur aux joues de Lord Arthur ; mais vers le 22, il se sentit inquiet
au sujet de Lady Clementina, et, malgré les remontrances de Surbiton, rentra à
Venise par le train.
Au moment où il sortait de sa gondole pour gravir les
marches de l’hôtel, le propriétaire s’avança au-devant de lui avec une liasse
de télégrammes. Lord Arthur les lui arracha des mains, et les ouvrit en hâte.
Tout avait bien réussi. Lady Clementina était morte subitement dans la soirée
du 17 !
La première pensée de Lord Arthur fut pour Sybil, et il lui
envoya un télégramme annonçant son retour immédiat à Londres. Il ordonna
ensuite à son valet de chambre de faire ses valises pour le train de nuit,
envoya à ses gondoliers le quintuple environ du tarif normal de leurs services,
et monta bien vite dans son petit salon, d’un pas léger et le cœur bouillonnant
d’espoir. Il y trouva trois lettres qui l’attendaient. L’une était de Sybil
elle-même, pleine de sympathie et de condoléances. Les autres provenaient de sa
mère et de l’avoué de Lady Clementina. Il en ressortait que la vieille dame
avait dîné chez la Duchesse le soir même, qu’elle avait fait les délices de
tout le monde par son esprit et ses saillies, mais qu’elle était rentrée chez
elle d’assez bonne heure, se plaignant de ses aigreurs. Le lendemain matin, on
l’avait trouvée morte dans son lit, sans qu’elle eût apparemment souffert. On
avait fait venir immédiatement Sir Matthew Reid, mais, bien entendu, il n’y
avait rien à faire, et elle devait être inhumée le 22, à Beauchamp Chalcote.
Quelques jours avant sa mort, elle avait fait son testament. Elle laissait à
Lord Arthur sa petite maison de Curzon Street, et tous les meubles, ses effets
personnels et ses tableaux, à l’exception de sa collection de miniatures, qui
devait revenir à sa sœur, Lady Margaret Rufford, et de son collier
d’améthystes, que devait recevoir Sybil Merton. Ces biens n’avaient pas grande
valeur ; mais Mr. Mansfield, l’avoué, désirait très vivement que Lord
Arthur rentrât immédiatement, si possible, car il y avait un grand nombre de
factures à régler, et Lady Clementina n’avait jamais tenu régulièrement ses
comptes.
Lord Arthur fut extrêmement touché de la gentillesse avec
laquelle Lady Clementina s’était souvenue de lui, et il se dit que
Mr. Podgers en avait lourd sur la conscience. Son amour pour Sybil,
toutefois, l’emportait sur toute autre considération, et la certitude d’avoir
fait son devoir lui donna sérénité et réconfort. Lorsqu’il arriva à la gare de
Charing Cross, il se sentait parfaitement heureux.

Les Merton le reçurent très aimablement. Sybil lui fit
promettre de ne plus jamais laisser s’interposer aucun obstacle entre eux, et
le mariage fut fixé au 7 juin. La vie lui parut de nouveau lumineuse et
belle, et toute sa gaieté ancienne lui revint.
Un jour, cependant qu’il parcourait la maison de Curzon
Street, en compagnie de l’avoué de Lady Clementina et de Sybil elle-même,
brûlant des paquets de lettres jaunies, et vidant des tiroirs pleins de
bric-à-brac, la jeune fille poussa tout à coup un petit cri de ravissement.
« Qu’avez-vous trouvé, Sybil ? dit Lord Arthur,
levant les yeux de sa besogne, et souriant.
— Cette ravissante petite bonbonnière en argent,
Arthur.
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