En réalité, je ne connais absolument rien à la théologie.

— C’est donc une affaire purement privée ?

— Purement privée. »

Herr Winckelkopf haussa les épaules, et sortit de la pièce, pour revenir au bout de quelques minutes avec un petit pâté de dynamite rond, à peu près de la taille d’une pièce de deux sous, et une jolie petite pendule française, surmontée d’une effigie en or moulu représentant la Liberté foulant aux pieds l’hydre du Despotisme.

Le visage de Lord Arthur s’illumina lorsqu’il l’aperçut.

« Voilà exactement ce qu’il me faut, s’écria-t-il, et maintenant, dites-moi comment elle se déclenche.

— Ah ! C’est là mon secret, répondit Herr Winckelkopf, contemplant son invention avec un air d’orgueil légitime ; dites-moi à quel moment vous désirez qu’elle fasse explosion, et je réglerai le mécanisme pour l’instant prescrit.

— Voyons, c’est aujourd’hui mardi… et si vous pouviez l’expédier tout de suite…

— C’est impossible ; j’ai beaucoup de travaux importants en cours, pour quelques-uns de mes amis à Moscou. Mais je pourrais l’expédier demain.

— Oh ! il sera encore grand temps, dit poliment Lord Arthur, si elle est livrée demain soir ou jeudi matin. Quant à l’instant de l’explosion, mettons : vendredi, à midi précis. Le Doyen est toujours chez lui à cette heure-là.

— Vendredi, midi, répéta Herr Winckelkopf, et il en prit dûment note dans un gros registre qui était posé sur un bureau près de la cheminée.

— Et maintenant, dit Lord Arthur, se levant de sa chaise, veuillez me dire ce que je vous dois.

— C’est une affaire si minime, Lord Arthur, que je me contenterai de peu. La dynamite revient à sept shillings et six pence ; la pendule, à trois livres dix shillings, et le transport, environ cinq shillings[32]. Je ne suis que trop heureux d’obliger tout ami du comte Rouvaloff.

— Mais votre peine, Herr Winckelkopf ?

— Oh ! ce n’est rien ! C’est pour moi un plaisir. Je ne travaille pas pour l’argent ; je vis exclusivement pour mon art. »

Lord Arthur posa quatre livres, deux shillings et six pence sur la table, remercia le petit Allemand de son amabilité, et, ayant réussi à décliner une invitation à une rencontre avec quelques anarchistes au cours d’un thé-dîner le samedi suivant, il sortit de la maison et s’en alla au Parc.

Il passa les deux journées qui suivirent dans un état de grande surexcitation, et, le vendredi à midi, il se fit conduire au Buckingham pour attendre les nouvelles. Pendant tout l’après-midi, l’imperturbable portier afficha continuellement des télégrammes en provenance de diverses régions du pays, télégrammes annonçant les résultats de courses de chevaux, les verdicts de procès en divorce, les conditions météorologiques et autres renseignements analogues, tandis que sur la bande télégraphique s’inscrivaient, au rythme du tapotement du style, des détails ennuyeux relatifs à une séance de nuit à la Chambre des Communes, et à une petite panique au Stock Exchange.

À quatre heures, arrivèrent les journaux du soir, et Lord Arthur disparut dans la bibliothèque en emportant le Pall Mail, le Saint-James’s, le Globe, et l’Écho[33], à la grande indignation du colonel Goodchild, qui désirait lire les comptes rendus d’un discours qu’il avait fait le matin même à la Mansion House, au sujet des Missions sud-africaines, et de l’avantage qu’on trouverait à ce qu’il y eût des évêques noirs dans chaque province, – le colonel ayant, pour une raison ou une autre, un préjugé violent à l’encontre de l’Evening News[34]. Aucun des journaux, toutefois, ne contenait ne fût-ce la moindre allusion à Chichester, et Lord Arthur eut l’impression que l’attentat avait échoué.

Ce fut pour lui un coup terrible, et pendant un certain temps il en fut tout ébranlé. Herr Winckelkopf, qu’il alla voir le lendemain, se confondit en excuses compliquées, et s’offrit à lui fournir une autre pendule, gratis, ou une caisse de bombes à la nitroglycérine, au prix coûtant. Mais Lord Arthur avait perdu toute confiance dans les explosifs, et Herr Winckelkopf lui-même reconnut que tout est tellement frelaté, à notre époque, que la dynamite même ne peut être obtenue à l’état pur. Toutefois, le petit Allemand, tout en admettant que quelque chose avait dû aller de travers dans le mécanisme, gardait espoir que la pendule pût encore se déclencher, et cita en exemple le cas d’un baromètre qu’il avait un jour envoyé au gouverneur militaire d’Odessa, et qui, bien qu’étant réglé pour faire explosion au bout de dix jours, ne l’avait fait qu’au bout de trois mois environ. Il est vrai que lorsqu’il avait explosé, il avait simplement réussi à réduire une domestique en charpie, le Gouverneur ayant quitté la ville six semaines auparavant, mais cela prouvait du moins que la dynamite, en tant que force destructrice, était, lorsqu’elle était commandée par un mécanisme, un agent puissant, quoique manquant un peu de ponctualité.

Lord Arthur fut un peu consolé par cette réflexion, mais là encore, il était destiné à éprouver une déception, car deux jours plus tard, comme il montait l’escalier, la Duchesse l’appela auprès d’elle dans son boudoir, et lui montra une lettre qu’elle venait de recevoir du Doyenné.

« Jane écrit des lettres charmantes, dit la Duchesse ; il faut vraiment que vous lisiez la dernière. Elle vaut largement les romans que nous envoie Mudie[35]. »

Lord Arthur saisit la lettre qu’elle tenait à la main. Elle était rédigée comme suit :

 

« Le Doyenné, Chichester,

le 27 mai

« Ma bien chère Tante,

« Je vous remercie vivement pour la flanelle destinée à la Dorcas Society[36], ainsi que pour le guingan. Je partage entièrement votre avis, et trouve qu’il est absurde de leur part de vouloir porter de jolies choses, mais tout le monde est tellement révolutionnaire et irréligieux, à notre époque, qu’il est difficile de leur faire comprendre qu’ils ont tort d’essayer de s’habiller comme les classes supérieures. Je ne sais véritablement pas où cela nous mènera ! Comme papa l’a souvent dit dans ses sermons, nous vivons une époque athée.

« Nous nous sommes bien amusés d’une pendule qu’un admirateur inconnu a envoyé à papa jeudi dernier. Elle est arrivée de Londres dans une boîte en bois, port payé ; et papa a le sentiment qu’elle a dû être envoyée par quelqu’un qui avait lu son admirable sermon : « La Licence est-elle la Liberté ? », car la pendule était surmontée de l’effigie d’une femme, coiffée de ce que papa a appelé le bonnet de la Liberté. Personnellement, la coiffure ne m’a pas paru très seyante, mais papa a dit qu’elle était historique, de sorte que je suppose qu’elle est très bien.

Parker l’a déballée, et papa l’a posée sur la cheminée, dans la bibliothèque ; c’est là que nous nous tenions tous, vendredi matin, lorsque, au moment précis où la pendule a sonné midi, nous avons entendu le bruit d’un bourdonnement, un petit nuage de fumée s’est échappé du piédestal, la déesse de la Liberté s’est détachée, et s’est cassé le nez en tombant sur le garde-feu ! Maria était vraiment alarmée, mais tout cela avait l’air si ridicule, que James et moi nous avons été pris de fou rire, et que papa lui-même s’en est amusé. Quand nous avons examiné le cadeau, nous avons constaté que c’était une espèce de pendule à sonnerie, et que, si on la règle pour une heure déterminée, en disposant un peu de poudre avec une amorce sous un petit marteau, elle fait explosion chaque fois qu’on le désire. Papa a dit qu’elle ne devait pas rester dans la bibliothèque, car elle fait du bruit ; aussi Reggie l’a-t-il emportée dans la salle d’étude, et il ne s’occupe plus d’autre chose que de produire de petites explosions tout au long de la journée. Croyez-vous qu’Arthur aimerait à en avoir une comme cadeau de mariage ? Je suppose qu’elles sont fort à la mode, à Londres. Papa a dit qu’elles feront sans doute beaucoup de bien, car elles font voir que la Liberté ne peut durer, mais qu’il faut qu’elle s’écroule. Papa dit que la Liberté a été inventée à l’époque de la Révolution française. Comme cela semble épouvantable !

« Il faut maintenant que je m’en aille à la Dorcas, où je leur lirai votre lettre, si instructive. Comme votre idée est juste, ma chère Tante : avec le rang qu’ils occupent dans la vie, ils doivent porter des choses peu seyantes. J’avoue que c’est absurde, ce souci qu’ils ont de s’habiller, alors qu’il y a tant de choses plus importantes dans ce monde, et dans l’autre. Je suis bien contente que votre robe en popeline à fleurs ait eu tant de succès, et que votre dentelle n’ait pas été déchirée. Je mettrai, pour aller mercredi chez l’évêque, la robe de satin jaune que vous avez eu la gentillesse de me donner, et je crois qu’elle fera son petit effet. Y mettriez-vous des nœuds de ruban, ou non ? Jennings me dit que tout le monde porte des nœuds de ruban, à présent, et qu’il faut que le jupon soit tuyauté.

« Reggie vient de provoquer une nouvelle explosion, et papa a décrété qu’il fallait reléguer la pendule à l’écurie. Je crois qu’elle ne plaît plus à papa autant qu’au début, bien qu’il soit flatté de ce qu’on lui ait envoyé un jouet aussi joli et aussi ingénieux. Cela prouve qu’on lit ses sermons, et qu’on en fait son profit.

« Papa vous envoie son bon souvenir, auquel s’associent aussi James, Reggie et Maria ; et, espérant que la goutte de l’Oncle Cecil va mieux, je vous prie de me croire, ma chère Tante,

 

« Votre nièce toujours bien affectueuse,

« Jane Percy.

« P.S. – Répondez-moi, je vous en prie, au sujet des nœuds de ruban. Jennings insiste sur le fait qu’ils sont à la mode. »

 

Lord Arthur prit un air tellement sérieux et malheureux à la lecture de cette lettre, que la Duchesse éclata de rire à plusieurs reprises.

« Mon cher Arthur, s’écria-t-elle, je ne vous montrerai plus jamais de lettre d’une jeune fille ! Mais que faut-il que je lui dise, au sujet de la pendule ? Cela m’a l’air d’être une invention excellente, et, pour ma part, j’aimerais bien en avoir une.

— Je n’en pense pas grand bien », dit Lord Arthur, avec un sourire triste ; et, après avoir embrassé sa mère, il sortit de la pièce.

Quand il fut monté chez lui, il se jeta sur un canapé, et ses yeux s’emplirent de larmes. Il avait fait de son mieux pour commettre cet assassinat, mais dans l’un et l’autre cas il avait échoué, et sans qu’il y eût faute de sa part. Il s’était efforcé de faire son devoir, mais il semblait que le Destin lui-même l’eût trahi.