Hughie avait accroché celui-là au-dessus de son miroir,
placé celle-ci sur un rayon, entre le Guide Ruff[44]
et le Bailey’s Magazine, et vivait de la pension annuelle de deux cents livres[45]
que lui allouait une vieille tante. Il s’était essayé à tout. Il avait boursicoté,
l’espace de six mois ; mais que pouvait faire un papillon perdu parmi des
requins[46] ?
Il avait été négociant en thés, pendant un peu plus longtemps, mais s’était
vite fatigué du pekoe et du souchong. Puis il avait tâté de la
vente de xérès sec. Cela n’avait pas marché ; le xérès était tellement sec
qu’il en devenait aride. En fin de compte, Hughie, était devenu un zéro, un
jeune homme charmant et bon à rien, avec un profil parfait et pas de
profession.
Pour compliquer les choses, il était amoureux. La jeune
fille qu’il aimait était Laura Merton, la fille d’un colonel en retraite qui
avait rapporté des Indes un caractère irascible et une dyspepsie, et qui
n’arrivait à se débarrasser ni de l’un ni de l’autre. Laura adorait Hughie, et
il était, quant à lui, tout prêt à baiser les cordons de ses souliers. Ils
formaient le plus beau couple de Londres, et n’avaient pas, à eux deux, un sou
vaillant. Le colonel aimait beaucoup Hughie, mais ne voulait pas entendre
parler de fiançailles.
« Venez me trouver, mon garçon, quand vous aurez dix
mille livres[47]
à vous, et nous verrons cela », disait-il ; et dans ces moments-là,
Hughie se renfrognait et devait chercher consolation auprès de Laura.

Un matin, alors qu’il se dirigeait vers Holland Park, où
habitaient les Merton, il entra en passant voir un de ses grands amis, Alan
Trevor. Trevor était peintre. Bien sûr, c’est très porté de nos jours. Mais
lui, en plus, était vraiment artiste, et c’est beaucoup moins courant.
C’était un garçon étrange et rude, au visage parsemé de
taches de rousseur et encadré d’une barbe rousse en broussaille. Mais dès qu’il
saisissait un pinceau, il se révélait un maître authentique, et ses tableaux
étaient fort recherchés. Il s’était senti vivement attiré vers Hughie, d’abord,
il faut le reconnaître, en raison de son charme particulier. « Les seules
personnes que devrait fréquenter un peintre, disait-il, ce sont les gens qui
sont bêtes et beaux, des gens dont la contemplation procure un plaisir
esthétique et la conversation un repos intellectuel. Les dandies et les
coquettes mènent le monde, ou du moins ils le devraient. » Néanmoins,
lorsqu’il en fut à mieux connaître Hughie, il l’apprécia tout autant pour sa
gaieté et son enjouement, et pour sa nature généreuse et hardie, et il lui
ouvrit sans restriction les portes de son atelier.
En entrant, Hughie trouva Trevor occupé à mettre la dernière
main à un extraordinaire portrait de mendiant grandeur nature. Le mendiant
lui-même était debout sur une estrade, dans un coin de l’atelier. C’était un
vieillard ratatiné, avec un visage pareil à un parchemin ridé, et une
expression absolument pitoyable. Sur ses épaules était jeté un manteau brun
grossier, tout déguenillé ; ses lourds brodequins étaient rafistolés et
mal réparés ; d’une main il s’appuyait sur un vulgaire bâton, tandis que,
de l’autre, il tendait son chapeau bossué pour demander l’aumône.
« Quel modèle étonnant ! murmura Hughie, en
serrant la main à son ami.
— Un modèle étonnant ? cria Trevor à pleine voix,
tu parles ! Des mendiants comme lui, on n’en rencontre pas tous les jours.
Une trouvaille, mon cher[48] ;
un Vélasquez vivant ! Tudieu ! Quelle eau-forte Rembrandt en aurait
fait !
— Pauvre vieux ! dit Hughie ; comme il a
l’air misérable ! Mais je suppose que, pour vous autres peintres, son visage
constitue sa fortune ?
— Évidemment, répondit Trevor, tu ne voudrais tout de
même pas qu’un mendiant ait l’air heureux, voyons !
— Combien touche un modèle pour la pose ? demanda
Hughie, tout en s’installant confortablement sur un divan.
— Un shilling l’heure.
— Et combien touches-tu pour ton tableau, Alan ?
— Oh, pour celui-ci, je recevrai deux mille !
— Livres ?
— Guinées. Les peintres, les poètes, et les médecins,
sont toujours payés en guinées.
— Eh bien, je trouve que les modèles devraient toucher un
pourcentage, s’écria Hughie, en riant ; ils travaillent bien aussi dur que
vous.
— Bêtises, bêtises ! Enfin, songe donc au mal
qu’il faut se donner, rien que pour appliquer la peinture sur la toile, – et
puis on reste debout toute la journée devant son chevalet ! Tu en parles à
ton aise, Hughie, mais je t’assure qu’il y a des moments où l’art atteint à la
dignité d’un travail manuel. Mais ne bavarde pas ; je suis très occupé.
Fume une cigarette, et tiens-toi tranquille. »
Au bout de quelque temps la servante entra, et dit à Trevor
que l’encadreur désirait lui parler.
« Ne te sauve pas, Hughie, dit-il en sortant, je
reviens tout de suite. »
Le vieux mendiant profita de l’absence de Trevor pour se
reposer un moment sur un banc de bois qui se trouvait derrière lui. Il avait
l’air si triste et si misérable que Hughie ne put s’empêcher de le plaindre, et
tâta ses poches pour voir ce qu’il avait d’argent sur lui. Tout ce qu’il put
trouver, ce fut un souverain et quelques sous. « Pauvre vieux,
songea-t-il, il en a plus besoin que moi, mais cela signifie que je ne prendrai
pas de hansoms pendant quinze jours » ; il traversa l’atelier, et
glissa la pièce d’or dans la main du mendiant.
Le vieillard sursauta, et un léger sourire passa sur ses
lèvres flétries. « Merci, Monsieur, dit-il, merci bien. »
Puis Trevor revint, et Hughie prit congé de lui en
rougissant un peu de ce qu’il avait fait. Il passa la journée avec Laura, se
fit gronder d’une façon charmante pour sa prodigalité, et fut obligé de rentrer
chez lui à pied.
Ce soir-là, il entra au Palette Club vers onze heures, et
trouva Trevor assis tout seul au fumoir, en train de boire du vin blanc à l’eau
de Seltz.
« Eh bien, Alan, as-tu réussi à terminer ton tableau ?
dit-il, en allumant sa cigarette.
— Il est terminé et encadré, mon vieux ! répondit
Trevor ; et à propos, tu as fait une conquête. Ce vieux modèle que tu as
vu s’est pris d’affection pour toi. J’ai été obligé de lui parler de toi en
détail, de lui dire qui tu es, où tu habites, quel est ton revenu, quels sont
tes projets.
— Mon cher Alan, s’écria Hughie, je vais le trouver
probablement en train de m’attendre, quand je rentrerai. Mais non, bien sûr, tu
plaisantes, tout simplement.
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