Podgers, l’éminent chiromancien, a été ramené sur le rivage par le courant,
à Greenwich, juste en face du Ship Hôtel. On était sans nouvelles du pauvre
gentleman depuis quelques jours, et dans le monde de la chiromancie on
s’inquiétait sérieusement de sa disparition. On suppose qu’il s’est suicidé
sous l’influence d’un dérangement mental temporaire, causé par le surmenage, et
un verdict en ce sens a été rendu cet après-midi par le jury du coroner[41].
Mr. Podgers venait de mettre la dernière main à un traité sur La Main
humaine, qui doit être publié sous peu, et fera sans doute grand bruit. Le
défunt était âgé de soixante-cinq ans, et ne semble pas avoir laissé de
famille. »
Lord Arthur se précipita hors du club, tenant toujours à la
main le journal, à la stupéfaction complète du portier du vestibule, qui essaya
en vain de l’arrêter, et se fit conduire immédiatement à Park Lane. Sybil
l’aperçut par la fenêtre et quelque chose lui fit pressentir qu’il était
porteur d’une bonne nouvelle. Elle descendit en courant au-devant de lui, et
lorsqu’elle vit son visage, elle sut que tout allait bien.
« Ma chère Sybil, s’écria Lord Arthur, marions-nous dès
demain !
— Quel fou vous êtes ! Voyons, le gâteau[42]
n’est même pas encore commandé ! » dit Sybil, riant à travers ses
larmes.

6
Quand le mariage eut lieu, quelque trois semaines plus tard,
l’église de Saint-Peter fut remplie d’une véritable foule de gens plus huppés
les uns que les autres. Le service fut célébré de la façon la plus
impressionnante par le Doyen de Chichester, et tout le monde fut d’accord pour
dire qu’on n’avait jamais vu un plus beau couple que celui-là. Mais ils étaient
mieux encore que beaux, – ils étaient heureux. Jamais un seul instant Lord
Arthur ne regretta tout ce qu’il avait souffert pour l’amour de Sybil, et elle,
de son côté, lui fit don de ce qu’une femme peut donner de mieux à un homme,
quel qu’il soit, – l’adoration, la tendresse et l’amour. Pour eux,
l’idylle ne fut point tuée par la dure réalité. Ils continuèrent à se sentir
jeunes au fil des ans.
Quelques années plus tard, alors qu’ils avaient deux beaux
enfants, Lady Windermere descendit chez eux à Alton Priory, vieille demeure
délicieuse qui avait été le cadeau de mariage du Duc à son fils ; et un
après-midi, alors qu’elle était assise auprès de Lady Arthur sous un limettier
(ou citronnier) du jardin, regardant le petit garçon et la petite fille qui
jouaient le long de l’allée de rosiers, pareils à des rayons de soleil
capricieux, elle prit tout à coup la main de son hôtesse dans la sienne, et dit :
« Êtes-vous heureuse, Sybil ?
— Chère Lady Windermere, bien entendu, je suis
heureuse. Ne l’êtes-vous donc pas ?
— Je n’ai pas le temps d’être heureuse, Sybil. Je me
sens toujours portée vers la dernière personne qu’on m’a présentée ; mais,
en général, dès que je connais les gens, je m’en lasse.
— Vos lions ne vous satisfont donc pas, Lady Windermere ?
— Ma foi, non ! Les lions ne valent que pour une
saison. Dès que leur crinière est coupée, ils demeurent les êtres les plus
ternes qui soient. D’ailleurs, ils se conduisent fort mal, si l’on se montre
vraiment gentil envers eux. Vous vous souvenez de cet affreux Mr. Podgers ?
C’était un abominable imposteur. Bien entendu, cela, je ne m’en souciais
nullement, et même quand il a cherché à m’emprunter de l’argent, je lui ai
pardonné ; mais je n’ai pas pu admettre qu’il me fît des déclarations
d’amour. Il m’a bel et bien fait prendre en horreur la chiromancie. Je m’occupe
à présent de télépathie. C’est beaucoup plus amusant.
— Il ne faut pas dire du mal de la chiromancie dans
cette maison, Lady Windermere ; c’est le seul sujet sur lequel Arthur
n’aime pas qu’on plaisante. Je vous assure qu’il la prend on ne peut plus au
sérieux.
— Vous n’allez pas me dire qu’il y croit, Sybil ?
— Demandez-le-lui, Lady Windermere, le voici. »
Justement, Lord Arthur arrivait du jardin, portant à la main un gros bouquet de
roses rouges, accompagné de ses enfants qui gambadaient autour de lui.
« Lord Arthur ?
— Oui, Lady Windermere.
— Vous n’allez pas me dire que vous croyez à la
chiromancie ?
— Bien sûr que si, j’y crois, dit le jeune homme, en
souriant.
— Mais pourquoi ?
— Parce que je lui dois tout le bonheur de ma vie,
murmura-t-il, en se jetant dans un fauteuil d’osier.
— Mon cher Lord Arthur, qu’est-ce donc que vous lui
devez ?
— Sybil, répondit-il, tendant les roses à sa femme, et
plongeant son regard dans ses yeux violets.
— Que ne faut-il pas entendre ! s’écria Lady
Windermere. Il ne m’a, de ma vie, été affirmé pareille bêtise. »

Le millionnaire modèle

À moins d’être riche, il est absolument inutile d’être un
garçon charmant. Le romanesque est le privilège des nantis, et non la
profession des chômeurs. Les pauvres doivent être pratiques et prosaïques. Il
vaut mieux avoir un revenu assuré qu’être séduisant. Ce sont là les grandes
vérités de la vie moderne, dont Hughie Erskine n’avait jamais pris conscience.
Pauvre Hughie ! Intellectuellement, avouons-le, il ne pesait pas lourd. Il
n’avait jamais dit le moindre bon mot, ni même la moindre méchanceté. Mais pour
être beau, il l’était, avec ses cheveux bruns frisés, son profil bien dessiné,
et ses yeux gris. Il était aussi apprécié des hommes que des femmes, et il
avait tous les talents, hormis celui de gagner de l’argent. Son père lui avait
légué son sabre de cavalerie et une Histoire de la Guerre péninsulaire[43]
en quinze volumes.
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