La
couleur de la tache qui tenait du caméléon suscita aussi force commentaires.
Certains jours, au matin, elle était d’un rouge sombre (presque indien) ;
puis elle virait au vermillon, puis au pourpre généreux, et un jour qu’ils
étaient descendus pour la prière familiale, selon les rites simples de la Libre
Église Américaine Épiscopale Réformée, ils la trouvèrent d’un vert émeraude
éclatant. Ces changements kaléidoscopiques amusèrent naturellement beaucoup la
famille, et les paris étaient librement ouverts, à ce sujet, tous les soirs. La
seule personne qui ne participât point à la plaisanterie était la petite
Virginia, qui, pour quelque raison inexpliquée, paraissait toujours
passablement contrariée à la vue de la tache de sang, et qui faillit pleurer le
jour où elle fut vert émeraude.
La seconde apparition du fantôme eut lieu le dimanche soir.
Peu après être allés se coucher, ils furent soudain alertés par un fracas
épouvantable dans le vestibule. Étant redescendus précipitamment, ils
constatèrent qu’une énorme armure ancienne s’était détachée de son socle, et
était tombée sur le dallage, tandis qu’assis dans un fauteuil à haut dossier,
le fantôme de Canterville se frottait les genoux, le visage empreint d’une
expression de souffrance intense. Les jumeaux, qui avaient emporté leurs
sarbacanes, lui décochèrent immédiatement deux boulettes, avec cette précision
dans le pointage qui ne peut être obtenue que par une pratique longue et
attentive sur la personne de son maître d’écriture, – cependant que le
ministre des États-Unis le menaçait de son revolver et le sommait, conformément
à l’étiquette californienne, de lever les mains en l’air ! Le fantôme se
dressa d’un bond, avec un hurlement sauvage de colère, et les traversa comme
une brume, éteignant en passant la bougie de Washington Otis, ce qui les laissa
tous dans l’obscurité complète.
Lorsqu’il arriva en haut de l’escalier, il reprit ses
esprits, et résolut de lancer son célèbre éclat de rire démoniaque. Il l’avait,
en plus d’une circonstance, trouvé extrêmement utile. On dit que ce rire avait,
en une seule nuit, fait grisonner la perruque de Lord Raker, et il avait
certainement été cause que trois des gouvernantes françaises de Lady
Canterville avaient donné congé avant d’avoir terminé leur premier mois. Il
lança donc son rire le plus horrible, au point que les vénérables voûtes
résonnèrent de son écho ; mais à peine le dernier éclat s’était-il éteint,
qu’une porte s’ouvrit, et que Mrs. Otis sortit de sa chambre, vêtue d’un
peignoir bleu clair.
« Votre santé me paraît vraiment laisser à désirer,
dit-elle ; aussi vous ai-je apporté un flacon de l’élixir du docteur
Dobell. Si vous souffrez d’une indigestion, vous constaterez que c’est un
remède tout à fait excellent. »
Le fantôme la fusilla du regard, et s’apprêta immédiatement
à se transformer en un gros chien noir, talent pour lequel il était à juste
titre renommé, et auquel le médecin de la famille avait toujours attribué
l’idiotie définitive de l’oncle de Lord Canterville, l’Honorable[6]
Thomas Horton. Toutefois, un bruit de pas se rapprochant le fit hésiter dans
son féroce dessein, de sorte qu’il se contenta de devenir légèrement
phosphorescent, et de disparaître avec un gémissement sépulcral, juste au
moment où les jumeaux le rejoignaient.
Ayant regagné sa chambre, il perdit totalement contenance,
et devint la proie de l’agitation la plus violente. La vulgarité des jumeaux,
et le matérialisme grossier de Mrs. Otis lui étaient, bien entendu,
extrêmement désagréables ; mais ce qui, à dire vrai, le contrariait le
plus, c’était d’avoir été incapable de revêtir l’armure. Il avait espéré que
même des Américains modernes frémiraient à la vue d’un fantôme en armure, ne
serait-ce, à défaut de raison plus sensée, que par respect pour leur poète
national Longfellow[7],
grâce à la poésie gracieuse et attrayante de qui il avait, quant à lui, charmé
bien des heures d’ennui, pendant que les Canterville étaient à Londres. De
plus, c’était sa propre armure. Il l’avait portée avec beaucoup de succès au
tournoi de Kenilworth, et elle lui avait valu les compliments les plus
chaleureux de la Reine Vierge elle-même. Pourtant, en essayant de la revêtir,
il avait été complètement écrasé par le poids de l’énorme cuirasse et du
heaume, et était tombé lourdement sur le sol dallé, s’écorchant sérieusement
les deux genoux, et se meurtrissant les jointures de la main droite.
Pendant les jours qui suivirent ces événements il fut
extrêmement malade, et c’est à peine s’il quitta sa chambre, si ce n’est pour
entretenir en bon état la tache de sang. Cependant, à force de soins, il
guérit, et résolut de faire une troisième tentative en vue d’effrayer le
ministre des États-Unis et sa famille. Il choisit le vendredi 17 août pour
effectuer son apparition, et employa la majeure partie de cette journée à
passer en revue sa garde-robe. Il se décida finalement pour un grand chapeau de
feutre mou avec une plume rouge, un linceul plissé aux poignets et au col, et
un poignard rouillé.

Vers le soir il y eut un violent orage, et le vent était
tellement déchaîné que toutes les fenêtres et les portes de la vieille maison
tremblaient et claquaient. Bref, c’était précisément le genre de temps qu’il
aimait. Voici quel était son plan de bataille : il devait se rendre sans
bruit dans la chambre de Washington Otis, lui adresser, du pied du lit, un
baragouin inintelligible, et s’enfoncer par trois fois le poignard dans la
gorge aux sons d’une musique lente. Il en voulait tout particulièrement à
Washington, car il savait fort bien que c’était lui qui avait l’habitude
d’effacer la célèbre tache de sang de Canterville avec de l’Extra-Détersif
Pinkerton. Ayant ainsi amené le jouvenceau téméraire et imprudent à un état de
terreur abjecte, il devait alors se rendre dans la chambre occupée par le
ministre des États-Unis et sa femme, et là, poser une main moite sur le front
de Mrs. Otis, cependant qu’il susurrerait, à l’oreille de son mari, les
secrets effroyables du charnier.
En ce qui concerne la petite Virginia, il ne s’était pas
encore entièrement décidé. Elle ne l’avait jamais insulté d’aucune façon, et
elle était jolie et douce. Quelques gémissements sourds issus de l’armoire,
pensait-il, seraient largement suffisants, et si cela ne réussissait pas à la
réveiller, il pourrait tirailler son couvre-pied avec des gestes saccadés de
paralytique.
Quant aux jumeaux, il était absolument décidé à leur donner
une leçon. La première chose à faire, c’était, bien entendu, de s’asseoir sur
leur poitrine, de façon à produire une sensation étouffante de cauchemar. Puis,
comme leurs lits étaient tout près l’un de l’autre, de se tenir debout entre
les deux, en prenant la forme d’un cadavre livide et froid comme la glace,
jusqu’à ce qu’ils fussent paralysés de peur, et enfin de rejeter le linceul et
de ramper autour de la pièce, avec ses ossements tout blanchis et un seul œil
qu’il ferait rouler dans son orbite, – tenant ainsi le rôle de « Daniel
le Muet, ou le Squelette du Suicidé », personnage sous la forme duquel il
avait en plus d’une circonstance produit un effet sensationnel, et qu’il
considérait comme valant largement son célèbre rôle de « Martin le
Maniaque, ou le Mystère Masqué ».
À dix heures et demie, il entendit la famille aller se
coucher. Pendant quelque temps il fut dérangé par les éclats de rire déchaînés
des jumeaux, qui, avec la gaieté insouciante des écoliers, s’amusaient
manifestement avant de se retirer pour la nuit ; mais à onze heures et
quart, tout était silencieux, et, aux douze coups de minuit, il se mit en
route. La chouette battait des ailes contre les vitres, le corbeau croassait du
haut du vieil if, et le vent errait en gémissant comme une âme en peine autour
de la maison ; mais la famille Otis dormait, sans se douter du sort qui
l’attendait, et il entendit dominant de haut la pluie et le vent, le ronflement
régulier du ministre des États-Unis. Il sortit à pas de loup de derrière le
lambris, avec un sourire méchant aux coins de sa bouche cruelle et ridée, et la
lune se voila la face derrière un nuage quand qu’il passa à pas de loup devant
la grande fenêtre en encorbellement, où ses propres armes, et celles de son
épouse assassinée, étaient blasonnées en azur et or. Il poursuivit son chemin
sans bruit, comme une ombre mauvaise, et l’obscurité elle-même semblait l’avoir
en horreur tandis qu’il avançait.
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