À ce moment, il crut entendre un appel, et s’arrêta ; mais ce n’était que l’aboiement d’un chien de la Ferme Rouge, et il reprit sa marche, en marmottant d’étranges jurons du XVIe siècle et en brandissant à tout instant le poignard rouillé dans l’air de minuit. Enfin il atteignit l’angle du couloir qui menait à la chambre de l’infortuné Washington. Un instant, il s’y arrêta, cependant que le vent faisait voler ses longues boucles grises autour de sa tête, et tordait en plis grotesques et fantastiques l’horreur sans nom du linceul du mort. L’horloge sonna le quart, et il se dit que l’heure était venue. Il eut un rire intérieur, et tourna le coin du couloir ; mais à peine l’eut-il fait qu’il recula avec un gémissement pitoyable de terreur, et cacha son visage blême dans ses longues mains osseuses.

Juste en face de lui se dressait un spectre horrible, immobile ainsi qu’une image taillée, et monstrueux comme le rêve d’un dément ! Sa tête était chauve et brunie, son visage, rond, gras, et blanc ; et un rire hideux semblait lui avoir tordu les traits en une grimace éternelle. Des yeux, s’échappaient à flots des rais de lumière écarlate, la bouche était un large puits de feu, et un vêtement hideux, pareil au sien, enveloppait de ses neiges silencieuses la forme titanesque. Sur sa poitrine, était fixé un écriteau portant une inscription étrange en caractères antiques, et cela ressemblait à un parchemin ignominieux, où aurait été inscrits une liste de péchés épouvantables, une sorte de calendrier du crime ; et, dans la main droite, l’apparition brandissait un glaive d’acier brillant.

N’ayant encore jamais vu de fantôme, il fut naturellement fort épouvanté, et, après un second coup d’œil lancé en hâte sur l’effarante apparition, il s’enfuit vers sa chambre en trébuchant dans son suaire, tandis qu’il courait dans les couloirs. Finalement il laissa tomber le poignard rouillé dans les bottes du ministre, où il fut retrouvé le lendemain matin par le valet. Une fois dans ses appartements, il se jeta sur un petit grabat, et enfouit son visage sous les couvertures. Au bout de quelque temps, toutefois, le vieux courage des Canterville reprit le dessus, et il résolut d’aller parler à l’autre fantôme lorsqu’il ferait jour. Aussi, dès que l’aube eut commencé à tacher d’argent les collines, retourna-t-il vers l’endroit où il avait aperçu pour la première fois le fantôme menaçant, ayant le sentiment qu’après tout deux fantômes valaient mieux qu’un seul, et que, grâce à l’aide de son nouvel ami, il pourrait en toute sécurité se colleter avec les jumeaux. Une fois sur place, cependant, un spectacle terrible s’offrit à sa vue. Il était manifestement arrivé un malheur au spectre, car la lumière s’était totalement évanouie de ses yeux creux, le glaive luisant était tombé de sa main, et il s’appuyait au mur dans une attitude tendue et incommode. Le fantôme s’élança en avant et le saisit dans ses bras, lorsque, à sa grande horreur, la tête se détacha et roula à terre, le corps prit une position couchée, et il se retrouva en train d’étreindre un rideau de lit en basin blanc, tandis qu’un balai, un couperet de cuisine, et un navet creux gisaient à ses pieds ! Incapable de comprendre cette transformation curieuse, il saisit le panneau avec une hâte fébrile, et il y lut, à la lumière grise du matin, ces mots effrayants :

 

lceluy phantasme des Otis

Seul spectre véritable et original

Méfiez-vous des contrefaçons,

Tous autres sont faux.

 

Comme un éclair, la vérité se fit jour dans son esprit. On s’était moqué de lui, il avait été joué, floué ! Le vieux regard des Canterville passa dans ses yeux ; il serra ses gencives édentées ; et, levant ses mains flétries au-dessus de sa tête, il jura, selon la phraséologie pittoresque de la vieille école, que « quand Chantecler aurait fait retentir par deux fois son cor joyeux, la geste de sang s’accomplirait, et le Meurtre se mettrait en chemin, de sa démarche silencieuse ».

À peine eut-il proféré ce serment effroyable, que, du haut du toit aux tuiles rouges d’une ferme lointaine, un coq chanta. Il partit d’un long rire, bas et amer, et attendit. D’heure en heure, il prolongea son attente, mais le coq, pour quelque raison étrange, ne chanta plus. Enfin, à sept heures et demie, l’arrivée des servantes le contraignit à abandonner son effrayante veille, et il regagna doucement sa chambre, songeant à son vain espoir et à son dessein contrecarré. Là, il consulta plusieurs livres de chevalerie ancienne, qu’il affectionnait beaucoup, et constata que, chaque fois qu’on avait fait usage de son serment, Chantecler avait toujours chanté une seconde fois.

« Que la vilaine beste périsse de maie mort, marmotta-t-il. Fut un temps où, de mon fier épieu, je l’eusse embrochée par la gorge, et l’eusse fait chanter pour moi, fût-ce en la mort ! »

Il se retira alors dans un confortable cercueil de plomb, où il demeura jusqu’au soir.

 

 

4

Le lendemain, le fantôme se sentit très faible et fatigué. La surexcitation terrible des quatre dernières semaines commençait à faire sentir son effet. Ses nerfs étaient complètement à vif, et il sursautait au moindre bruit. Durant cinq jours, il garda la chambre, et se décida enfin à abandonner la question de la tache de sang sur le parquet de la bibliothèque. Puisque la famille Otis n’en voulait pas, c’est que manifestement elle ne la méritait point. C’étaient de toute évidence des gens habitués à vivre sur un plan d’existence bas et matérialiste, et tout à fait incapables d’apprécier la valeur symbolique des phénomènes extra-sensoriels. La question des apparitions, et du développement des corps astraux, était, bien entendu, fantasmagorique, tout autre chose, et cela ne dépendait pas vraiment de lui. Il était de son devoir solennel d’apparaître dans le couloir une fois par semaine, et de lancer des cris inarticulés, du fond de la grande fenêtre en encorbellement, le premier et le troisième mercredi de chaque mois ; et il ne voyait pas comment il aurait pu se dérober honorablement à ses obligations. Il est vrai que sa vie avait été fort mauvaise, mais, d’un autre côté, il était très consciencieux pour tout ce qui touchait au surnaturel. Aussi traversa-t-il le couloir, chacun des trois samedis suivants, comme d’habitude, entre minuit et trois heures, en prenant toutes les précautions possibles pour n’être ni vu ni entendu. Il ôtait ses bottes, posait les pieds aussi légèrement que possible sur les vieilles lames de parquet vermoulues, s’enveloppait d’un vaste manteau de velours noir, et prenait soin de se servir du lubrifiant Soleil Levant pour huiler ses chaînes. Je dois avouer que c’est avec beaucoup de réticence qu’il se résolut à adopter ce dernier procédé.

Un soir, cependant, tandis que la famille était en train de dîner, il se glissa dans la chambre de Mr. Otis, et emporta le flacon. Il se sentit d’abord un peu humilié, mais, par la suite, il fut assez avisé pour se rendre compte que cette invention n’était pas sans présenter de grands avantages, et, dans une certaine mesure, elle fut utile à son dessein. Malgré toutes ces précautions, il ne s’en tira pas sans égratignures.