Vous
n’allez pas me dire qu’il est ici ? »
Et elle se mit à chercher un petit éventail en écaille et un
châle de dentelle passablement déchiré, pour être prête à partir d’un instant à
l’autre.
« Bien sûr qu’il est ici ; il ne me viendrait pas
à l’idée de donner une soirée sans lui. Il me dit que j’ai une main purement
psychique, et que si mon pouce avait été tant soit peu plus court, j’aurais été
une pessimiste endurcie, et je serais entrée au couvent.
— Ah ! je vois, dit la Duchesse, qui se sentait
fort soulagée ; il dit la bonne aventure, je suppose ?
— Et la mauvaise, aussi, répondit Lady Windermere, autant
qu’on veut. L’année prochaine, par exemple, je serai en grand danger, tant sur
terre que sur mer, de sorte que je vais vivre dans un ballon, et j’y hisserai
tous les soirs mon dîner dans un panier. Tout cela est inscrit sur mon petit
doigt, ou dans la paume de ma main, – je ne me rappelle plus au juste.
— Mais voyons, c’est là tenter la Providence, Gladys !
— Ma chère Duchesse, la Providence doit certainement
être capable de résister à la tentation, depuis le temps ! J’estime que
tout le monde devrait, une fois par mois, se faire prédire l’avenir par l’étude
de la main, de façon à savoir ce qu’il ne faut pas faire. Bien entendu, on le
ferait tout de même, mais il est si agréable d’être averti !… Si personne
ne va immédiatement chercher Mr. Podgers, il faudra que j’y aille
moi-même.
— Permettez-moi d’y aller, Lady Windermere, dit un beau
et grand jeune homme, qui se tenait tout près, écoutant la conversation avec un
sourire amusé.
— Je vous remercie mille fois, Lord Arthur ; mais
j’ai peur que vous ne le reconnaissiez pas.
— S’il est aussi remarquable que vous le dites, Lady
Windermere, je ne pourrai guère le manquer. Dites-moi comment il est, et je
vous l’amènerai tout de suite.
— Eh bien, il n’a pas du tout l’air d’un chiromancien.
Je veux dire qu’il n’est pas mystérieux, ni ésotérique, qu’il n’a rien de
romanesque. C’est un petit homme corpulent, avec une drôle de tête chauve, et
de grosses lunettes à monture d’or ; quelque chose d’intermédiaire entre
un médecin de famille et un avoué de province. J’en suis désolée, vraiment,
mais ce n’est pas ma faute. Les gens sont si agaçants ! Tous mes pianistes
ressemblent exactement à des poètes ; et inversement. Et je me rappelle
avoir, la saison dernière, invité à dîner un conspirateur absolument affreux,
un homme qui avait fait sauter je ne sais combien de personnes[18],
qui était toujours vêtu d’une cotte de mailles, et portait un poignard
dissimulé dans la manche de sa chemise ; et, le croiriez-vous, lorsqu’il
est venu, il avait simplement l’air d’un vieux monsieur bien gentil, et il a
plaisanté toute la soirée ! Évidemment, il était très amusant, et tout ce
que vous voudrez ; mais j’ai été horriblement déçue ; et quand je
l’ai interrogé sur la cotte de mailles, il s’est contenté de rire, en disant
qu’elle était bien trop froide pour être portée en Angleterre… Ah ! Voici
Mr. Podgers ! Eh bien, Mr. Podgers, je vous prie de lire
l’avenir dans la main de la Duchesse de Paisley. Duchesse, il faut retirer
votre gant. Non, pas la main gauche, l’autre.
— Ma chère Gladys, il me semble vraiment que cela ne se
fait pas, dit la Duchesse, déboutonnant sans conviction un gant de chevreau en
assez mauvais état.
— Rien d’intéressant ne se fait jamais, dit Lady
Windermere : on a fait le monde ainsi[19].
Mais il faut que je vous présente. Duchesse, voici Mr. Podgers, mon
chiromancien de compagnie. Mr. Podgers : la duchesse de
Paisley, – et si vous dites qu’elle a un mont de la lune plus grand que le
mien, je n’aurai plus la moindre confiance en vous.

— Je suis sûre, Gladys, qu’il n’y a rien de semblable
dans ma main, dit gravement la Duchesse.
— Votre Grâce a parfaitement raison, dit Mr. Podgers,
lançant un coup d’œil à la petite main grassouillette aux doigts courts et
carrés, le mont de la lune n’est pas développé. La ligne de vie, en revanche,
est excellente. Veuillez plier le poignet. Je vous remercie. Trois lignes
distinctes sur la rascette ! Vous vivrez jusqu’à un âge avancé,
Duchesse, et vous serez extrêmement heureuse. Ambition… très modérée ;
ligne de tête… sans exagération ; ligne de cœur…
— Oh ! oui, là, soyez indiscret, Mr. Podgers,
s’écria Lady Windermere.
— Rien ne me serait plus agréable, dit Mr. Podgers,
en s’inclinant, si la Duchesse avait jamais été imprudente ; mais je suis
au regret de vous dire que je vois une forte permanence d’affection, combinée à
un sentiment puissant du devoir.
— Continuez, je vous en prie, Mr. Podgers, dit la
Duchesse, d’un air parfaitement satisfait.
— L’économie n’est pas la moindre des vertus de Votre
Grâce, reprit Mr. Podgers, et Lady Windermere fut prise de fou rire.
— L’économie est une fort bonne chose, fit observer la
Duchesse en se rengorgeant ; quand j’ai épousé Paisley, il avait onze
châteaux, et pas une seule maison habitable.
— Et maintenant, il a douze maisons, mais pas un seul
château, s’écria Lady Windermere.
— Ma foi, ma chère, dit la Duchesse, moi, j’aime…
— Le confort, dit Mr. Podgers, les aménagements
modernes, et l’eau chaude installée dans toutes les chambres. Votre Grâce a
parfaitement raison. Le confort est la seule chose que puisse nous donner notre
civilisation.
— Vous avez admirablement dévoilé le caractère de la
Duchesse, Mr. Podgers, et maintenant, il faut que vous nous révéliez celui
de Lady Flora » ; et, en réponse à un signe de tête de la souriante
maîtresse de maison, une grande jeune fille, aux cheveux fauves d’Écossaise et
aux omoplates saillantes, s’avança gauchement de derrière le canapé, et tendit
une longue main osseuse aux doigts spatulés.
« Ah ! Une pianiste ! Je vois, dit Mr. Podgers,
excellente pianiste, mais musicienne… à peine, pourrait-on dire. Fort réservée,
très honnête, et ayant un grand amour des animaux.
— Très juste ! s’écria la Duchesse, se tournant
vers Lady Windermere, absolument exact ! Flora a deux douzaines de chiens
de berger à Macloskie, et ferait de notre maison de Londres une ménagerie, si
son père le lui permettait.
— Eh bien, mais c’est précisément ce que je fais de ma
maison tous les jeudis soir, s’écria Lady Windermere, riant ; seulement,
j’aime mieux les lions que les chiens de berger.
— C’est là votre seule erreur, Lady Windermere, dit Mr. Podgers,
en s’inclinant pompeusement.
— Si une femme est incapable de faire en sorte que ses
erreurs soient charmantes, elle n’est qu’un « individu de sexe féminin »,
répondit-elle. Mais il faut que vous nous déchiffriez encore quelques mains.
Tenez, Sir Thomas, montrez donc la vôtre à Mr. Podgers » ; et un
vieux monsieur à l’air agréable, qui arborait un gilet blanc, s’avança, et
tendit une main épaisse et rugueuse, avec un majeur très long.
« Nature aventureuse ; quatre longs voyages par le
passé, et un autre à venir. Avez fait naufrage trois fois. Non, deux fois
seulement, mais en danger de naufrage lors de votre prochain voyage.
Conservateur convaincu, très ponctuel, et collectionneur passionné de
curiosités. Avez été gravement malade entre seize et dix-huit ans. Avez hérité
d’une fortune vers la trentaine. Avez en aversion les chats et les extrémistes.
— Extraordinaire ! s’écria Sir Thomas. Il faut
vraiment que vous déchiffriez aussi la main de ma femme.
— De votre seconde femme, dit tranquillement Mr. Podgers,
gardant toujours la main de Sir Thomas dans la sienne. De votre seconde femme.
J’en serai charmé. »
Mais Lady Marvel, femme à l’air mélancolique, avec des
cheveux bruns et des cils sentimentaux, refusa absolument de laisser dévoiler
en public son passé ou son avenir ; et rien de ce que fit Lady Windermere
ne put inciter M.
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