Une fosse
profonde avait été creusée dans l’angle du cimetière, juste sous le vieil if,
et l’office funèbre fut dit d’une manière fort impressionnante par le Révérend
Augustus Dampier.
La cérémonie terminée, les domestiques, conformément au
vieil usage conservé dans la famille des Canterville, éteignirent leurs
torches, et, au moment où le cercueil était descendu dans la tombe, Virginia
s’avança et y déposa une grande croix faite avec des fleurs d’amandier blanches
et roses. Au même instant, la lune sortit de derrière un nuage et inonda de ses
silencieux rais d’argent le petit cimetière, et, du fond d’un boqueteau
lointain, un rossignol se mit à chanter. Virginia songea à la description que
lui avait faite le fantôme du Jardin de la Mort, ses yeux s’embuèrent de
larmes, et c’est à peine si elle prononça une parole au cours du trajet de
retour.
Le lendemain matin, avant que Lord Canterville fût reparti
pour Londres, Mr. Otis eut un entretien avec lui, au sujet des bijoux que
le fantôme avait donnés à Virginia. Ils étaient absolument magnifiques, en
particulier certain collier de rubis avec une monture vénitienne, qui était
véritablement un échantillon superbe du XVIe
siècle, et leur valeur était si considérable que Mr. Otis se sentait saisi
de scrupules, se demandant s’il pouvait permettre à sa fille de les accepter…
« Milord, dit-il, je sais que dans ce pays la main-morte
doit s’appliquer aux bijoux aussi bien qu’aux terres, et il me paraît
parfaitement évident que ces joyaux sont, ou devraient être, des biens
d’héritage de votre famille. Je me vois obligé, en conséquence, de vous prier
de les emporter à Londres, et de les considérer simplement comme une portion de
vos biens, qui vous a été restituée dans certaines circonstances étranges.
Quant à ma fille, elle n’est qu’une enfant, et elle ne témoigne encore, je suis
heureux de le dire, que peu d’intérêt pour de semblables accessoires d’un luxe
oiseux. J’ai appris également, par Mrs. Otis, qui, je puis le dire, connaît
assez bien en matière d’art – car elle a eu l’avantage de passer plusieurs
hivers à Boston[11]
étant jeune fille –, que ces bijoux sont d’une grande valeur marchande, et
atteindraient un prix considérable si on les mettait en vente. Dans ces
conditions, Lord Canterville, vous reconnaîtrez qu’il me serait absolument
impossible d’admettre qu’ils demeurent en la possession d’un membre de ma famille ;
et, certes, tous les vains hochets et jouets de ce genre, quelque convenables
ou nécessaires qu’ils soient à la dignité de l’aristocratie britannique,
seraient complètement déplacés chez ceux qui ont été élevés dans les principes
sévères, et, je crois, immortels, de la simplicité républicaine. Peut-être
devrais-je ajouter que Virginia est très désireuse que vous lui permettiez de
conserver la boîte, à titre de souvenir de votre ancêtre infortuné mais
fourvoyé. Comme elle est extrêmement vieille, et par suite en assez mauvais
état, il vous paraîtra peut-être possible d’accéder à cette requête. Pour ma
part, j’avoue que je suis fort surpris de voir un de mes enfants exprimer de la
sympathie envers le médiévisme sous une forme quelconque, et je ne puis me l’expliquer
que par le fait que Virginia est née dans l’un de vos faubourgs de Londres, peu
après que Mrs. Otis fut revenue d’un court voyage à Athènes. »

Lord Canterville écouta avec beaucoup de gravité le discours
du digne Ministre, tirant de temps à autre sa moustache grise afin de
dissimuler un sourire involontaire, et lorsque Mr. Otis eut terminé, il
lui serra cordialement la main, et dit :
« Cher Monsieur, votre charmante petite fille a rendu à
mon malheureux ancêtre, Sir Simon, un service très important, et ma famille et
moi, nous avons une lourde dette envers elle pour les merveilleuses qualités de
courage et de cœur dont elle a fait preuve. Les bijoux sont manifestement à
elle, et, parbleu ! je crois que si j’étais assez dénaturé pour les lui enlever,
le vieux scélérat aurait quitté sa tombe d’ici quinze jours, et m’en ferait
voir de dures ! Quant à leur qualité d’héritage, rien n’est héritage qui
n’ait été mentionné comme tel dans un testament ou un document juridique, et
l’existence de ces bijoux est restée totalement inconnue. Je vous assure que je
n’ai pas plus de droits sur eux que votre maître d’hôtel, et quand Miss
Virginia sera adulte je gagerais qu’elle sera contente d’avoir de jolies choses
à porter. D’ailleurs, vous oubliez, Mr. Otis, que vous avez pris les
meubles et le fantôme à leur valeur d’estimation, et que tout ce qui a
appartenu au fantôme est passé aussitôt en votre possession, car, quelque
activité que Sir Simon ait pu manifester dans le couloir, la nuit, au point de
vue juridique, ii était effectivement mort, et vous avez acquis ses biens par
un achat régulier. »
Mr. Otis fut fort contrarié du refus de Lord
Canterville et le pria de revenir sur sa décision, mais l’aimable pair tint
bon, et amena en fin de compte le ministre à permettre à sa fille de garder le
présent que lui avait fait le fantôme ; et quand, au printemps de 1890, la
jeune duchesse de Cheshire fut présentée à la Cour à l’occasion de son mariage
lors de la première réception de la Reine, ses bijoux provoquèrent l’admiration
générale. Car Virginia reçut la couronne ducale, qui est la récompense de
toutes les bonnes petites filles américaines[12],
et fut épousée par son jeune amoureux dès qu’il atteignit sa majorité.
Ils étaient tous les deux si charmants, et ils s’aimaient
tellement, que tout le monde fut ravi de ce mariage, sauf la vieille marquise
de Dumbleton, qui avait essayé de s’approprier le Duc pour une de ses sept
filles non mariées et qui, dans cette intention, n’avait pas donné moins de
trois grands dîners coûteux, et – chose étrange à dire – Mr. Otis
lui-même. Mr. Otis aimait beaucoup le jeune Duc, à titre personnel, mais,
théoriquement, il était opposé aux titres, ou, pour se servir de ses propres
paroles, « n’était pas sans appréhender que, au milieu des influences
énervantes d’une aristocratie avide de plaisirs, les principes authentiques de
la simplicité républicaine ne fussent oubliés ». Toutefois, ses objections
furent complètement écartées, et je crois que lorsqu’il descendit la nef de
l’église Saint-George, dans Hanover Square, avec sa fille appuyée à son bras,
il n’y avait pas, dans toute l’Angleterre, d’homme plus fier que lui.
Le Duc et la Duchesse, quand la lune de miel fut terminée,
se rendirent à Canterville Chase, et, le lendemain de leur arrivée, ils firent
une promenade, l’après-midi, au cimetière solitaire proche des bois de pins. Il
y avait eu de grosses difficultés, au début, au sujet de l’épitaphe à inscrire
sur la tombe de Sir Simon, mais on avait décidé, en fin de compte, d’y graver
simplement les initiales du vieux gentilhomme, avec le verset de la fenêtre de
la bibliothèque.
La Duchesse avait apporté des roses magnifiques, qu’elle
effeuilla sur la tombe, et après qu’ils s’y furent arrêtés quelque temps, ils
entrèrent dans le sanctuaire en ruine de l’ancienne abbaye. La Duchesse s’assit
sur un pilier écroulé, tandis que son mari s’étendait à ses pieds, fumant une
cigarette et levant ses regards sur ses beaux yeux. Tout à coup, il jeta sa
cigarette, lui prit la main, et lui dit :
« Virginia, une femme ne doit pas avoir de secrets pour
son mari.
— Mon cher Cecil ! Je n’ai pas de secrets pour
toi.
— Mais si, tu en as un, répondit-il en souriant :
tu ne m’as jamais raconté ce qui t’est arrivé quand tu étais enfermée avec le
fantôme.
— Je ne l’ai jamais confié à personne, dit gravement
Virginia.
— Je le sais, mais tu pourrais me le dévoiler, à moi.
— Je t’en prie, ne me le demande pas, Cecil, je ne puis
te le dire. Pauvre Sir Simon ! Je lui dois beaucoup. Oui, ne ris pas,
Cecil, c’est vrai. Il m’a fait voir ce qu’est la Vie, ce que signifie la Mort,
et pourquoi l’Amour est plus puissant que l’une et que l’autre. »
Le Duc se leva et embrassa sa femme avec amour.
« Tu peux garder ton secret tant que j’aurai ton cœur,
murmura-t-il.
— Cela, tu l’as toujours eu, Cecil.
— Et tu le révéleras quelque jour à nos enfants,
n’est-ce pas ? »
Virginia rougit.

Le crime de Lord Arthur Savile

1
C’était la dernière réception de Lady Windermere avant
Pâques, et Bentinck House était encore plus encombrée que d’habitude par la
foule des invités. Six ministres, membres du Cabinet, y étaient venus au sortir
de l’audience du Speaker[13],
arborant toutes leurs décorations et leurs rubans, toutes les jolies femmes
portaient leurs toilettes les plus « habillées », et à l’extrémité de
la galerie de tableaux se tenait la princesse Sophie de Carlsrühe, personne
pesante à l’aspect tartare, avec de tout petits yeux noirs et des émeraudes
merveilleuses, jargonnant à tue-tête en français, et riant exagérément de tout
ce qu’on lui disait.
C’était incontestablement un mélange extraordinaire de gens.
Des pairesses richissimes bavardaient sur un ton affable avec des extrémistes ;
des prédicateurs à la mode côtoyaient d’éminents sceptiques ; un véritable
essaim d’évêques suivait constamment de pièce en pièce une prima donna obèse ;
sur l’escalier se tenaient plusieurs membres de l’Académie Royale[14],
déguisés en artistes ; et le bruit courait qu’à un certain moment la salle
où l’on soupait était bourrée de génies. Bref, c’était l’une des meilleures
soirées de Lady Windermere, et la Princesse resta jusqu’à près de onze heures
et demie.
Dès qu’elle fut partie, Lady Windermere retourna dans la
galerie de tableaux, où un célèbre économiste politique expliquait
solennellement la théorie scientifique de la musique à un virtuose indigné venu
de Hongrie, et elle se mit à causer avec la duchesse de Paisley.
Elle était merveilleusement belle, avec son opulente gorge
d’ivoire, ses grands yeux bleu myosotis, et ses lourdes tresses de cheveux
d’or. Ils étaient bien de ton or pur[15], –
non pas de cette pâle couleur de paille qui usurpe à notre époque le beau nom
d’or, mais d’un or pareil à celui qui se tisse en rayons de soleil ou se cache
dans l’ambre étrange ; et ils donnaient à son visage quelque chose qui
participait du halo d’une sainte, et rappelait aussi la séduction d’une
pécheresse.
C’était un cas psychologique curieux. De bonne heure dans la
vie, elle avait découvert cette vérité importante : que rien ne ressemble
autant à l’innocence qu’une imprudence ; et, par une série d’escapades
téméraires, dont la moitié étaient absolument inoffensives, elle avait acquis
tous les privilèges d’une personnalité. Elle avait plus d’une fois changé de
mari ; effectivement le Debrett[16]
indique trois mariages à son actif ; mais comme elle n’avait jamais changé
d’amant, le monde avait depuis longtemps cessé de médire sur son compte. Elle
avait à présent quarante ans, elle était sans enfants, et elle avait ce goût
immodéré du plaisir qui est le secret de la jeunesse persistante.
Tout à coup elle jeta autour de la pièce un regard
circulaire et avide, et dit, de sa voix de contralto :
« Où est mon chiromancien ?
— Votre… quoi, Gladys ? s’écria la Duchesse, avec
un sursaut involontaire.
— Mon chiromancien, Duchesse ; je ne puis vivre
sans lui, à présent.
— Chère Gladys ! Vous êtes toujours si originale !
murmura la Duchesse, tout en tâchant de se rappeler ce que pouvait bien être un
chiromancien, et en espérant que ce n’était pas la même chose qu’un manucure[17].
— Il vient examiner ma main deux fois par semaine,
régulièrement, reprit Lady Windermere, et il me dit à ce sujet des choses fort
intéressantes. »
« Juste ciel ! se dit la Duchesse, c’est donc bien
une espèce de manucure. Mais c’est épouvantable ! J’espère tout au moins
que c’est un étranger. Dans ce cas, ce serait déjà moins grave. »
« Il faut absolument que je vous le présente.
— Me le présenter ! s’écria la Duchesse.
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