C'était une silhouette bien parisienne.

Le style d’Ernest La Jeunesse qui appartenait à l’école de Jean de Tinan, est néologique, c'est son défaut ; mais il est ému, c'est sa qualité.

Mais cette qualité suffira-t-elle à garder certaines de ses pages de l’oubli ? On peut en douter et penser que, si l’on doit se souvenir de lui, c'est surtout parce qu'il fut le dernier boulevardier.

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LES QUAIS ET LES BIBLIOTHÈQUES

Je vais le plus rarement possible dans les grandes bibliothèques.

J’aime mieux me promener sur les quais, cette délicieuse bibliothèque publique.

Néanmoins je visite parfois la Nationale ou la Mazarine et c’est à la Bibliothèque du Musée social, rue Las Cases, que je fis connaissance d’un lecteur singulier qui était un amateur de bibliothèques.

« Je me souviens, me dit-il, de lassitudes profondes dans ces villes où j’errais et afin de me reposer, de me retrouver en famille, j’entrais dans une bibliothèque.

— C'est ainsi que vous en connaissez beaucoup ?

— Elles forment une part importante de mes souvenirs de voyages.

Je ne vous parlerai pas de mes longues stations dans les bibliothèques de Paris ; l’admirable Nationale aux trésors encore ignorés, aux encriers marqués E. F. (Empire Français) ; la Mazarine, où j’ai connu des lettrés charmants : Léon Cahun, auteur de romans de premier ordre qu’on ne lit pas assez ; André Walckenear, Albert Delacour, les deux premiers sont morts, le troisième semble avoir renoncé aussi bien aux lettres qu’aux bibliothèques ; la lointaine Bibliothèque de l’Arsenal, une des plus précieuses qui soient au monde pour la poésie et, enfin, la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, chère aux Scandinaves.

Je crois que, pour ce qui est de la lumière, la bibliothèque de Lyon est une des plus agréables. Le jour y pénètre mieux que dans toutes les bibliothèques de Paris.

A la petite bibliothèque de Nice, j’ai lu avec volupté l’Histoire de Provence de Nostradame et m'inquiétais du Fraxinet des Sarrasins, loin 43

des musiques, des confetti de plâtre et des chars carnavalesques.

A la bibliothèque de Quimper, on conserve une collection de coquillages. Un jour que j’étais là, un monsieur fort bien entra et se mit à les examiner. « Est-ce vous qui avez peint ces babioles ? »

demanda-t-il à voix très haute en s’adressant au conservateur. « Non, répondit avec calme celui-ci, non, Monsieur, c’est la nature qui a orné

ces coquillages des plus délicates couleurs. » « Nous ne nous entendrons jamais, repartit le visiteur élégant, je vous cède la place. » Et il s’en alla.

A Oxford, il y a une bibliothèque (je ne sais plus laquelle), où l’on a brûlé tous les ouvrages ayant trait à la sexualité, entre autres : la Physique de l’Amour, de Rémy de Gourmont, Force et Matière, de Ludwig Büchner.

A Iéna, à la Bibliothèque de l’Université, par décision du Sénat universitaire, on a retiré de la salle publique les œuvres d'Henri Heine qui ne sont plus communiquées que sur autorisation spéciale, dans la salle de la Réserve.

A Gassel, j’espérais toujours voir passer l’ombre du marquis de Luchet, qui, vers la fin du XVIIIe siècle, en fut le directeur, et au dire des Allemands, la désorganisa en peu de temps, mettant Wiquefort parmi les Pères de l’Église, inscrivant dans les cartouches des barbarismes comme exeuropeana, qui paraissaient inadmissibles non seulement aux latinistes de Gassel, mais encore à ceux de Gœttingue et de Gotha. Ces derniers menèrent un tel bruit que Luchet dut cesser d'administrer la bibliothèque.

La bibliothèque de Neuchâtel, en Suisse, est la mieux située que je connaisse. Toutes ses fenêtres donnent sur le lac. Séjour enchanteur !

La salle de lecture est charmante. Elle est ornée de portraits représentant les Neuchâtelois célèbres. Il faut ajouter qu'on y est fort tranquille pour lire, car on n'y voit presque jamais personne.

L’administrateur — et par tradition ce poste est toujours confié à un théologien — dort sur son pupitre.