Je le revis souvent, dans ce « Napolitain » où il passait une grande partie de ses journées depuis que n’existaient plus le Bols ni le Kalisaya.
Il mourut le 2 mai 1917, d’un cancer à la gorge, chez les sœurs de Bon-Secours, rue des Plantes, à l’âge de quarante-trois ans.
Né en 1874, ce Lorrain qui avait rêvé toute sa jeunesse à la conquête de Paris, ne tarda pas à devenir presque célèbre dans le monde des gens de lettres, des gens de théâtre, des amateurs d’art et des escrimeurs.
Il débuta par un singulier coup de maître : l'éloge d'Edouard Drumont qui, ne sachant pas qu’Ernest La Jeunesse était israélite, fît un article enthousiaste sur son premier livre.
Ce premier livre fit plus pour la réputation de son auteur que tout ce qu’il écrivit par la suite.
Il était intitulé : Les nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires Contemporains, qui précèdent, avec une fantaisie plus aiguë et une ironie plus nuancée, le fameux A la manière de... qu'imitent dans les popotes de l'arrière du front tous les trois galons qui, autrefois, eussent 40
passé leur temps à traduire Horace en vers français.
Les Nuits et les Ennuis... amusèrent tous ceux qui y étaient mentionnés. Les articles abondèrent et la réputation de l’auteur fut faite.
Sa tenue de ville y était pour quelque chose. C'était le débraillé, non le débraillé verlainien, mais un débraillé orné de bagues d’améthyste, de cannes extraordinaires, de breloques sensationnelles, en un mot un débraillé boulevardier.
Dès ses débuts à Paris, La Jeunesse s’était logé dans cet hôtel du boulevard Beaumarchais où je l’avais trouvé ; il y resta jusqu'à ce que, peu avant la guerre, les bénéfices que lui procura sa collaboration anonyme au Petit Café lui eussent permis de s’agrandir en transportant rue de Liège, alors rue de Berlin, ses casques, ses armes, ses défroques de l'armée napoléonienne, les livres, les cannes, les miniatures, les médailles, les pièces de monnaie qu’il entassait dans cette chambre d’hôtel où le tas n’était pas loin d’atteindre le plafond. Ceux qui furent admis dans ce capharnaüm se souviennent du pot de chambre débordant de montres anciennes.
Au temps de la Revue Blanche, Ernest La Jeunesse s’égarait parfois jusqu'à la rue de l’Échaudé où son ami Jarry s’ingéniait parfois à le turlupiner.
Plus tard, il accompagna une fois Moréas à la Closerie des Lilas.
Somme toute, il se confinait sur la rive droite, ou plus exactement sur les boulevards où il avait des habitudes.
Ce fut un événement le jour où, Dieu sait à la suite de quelle discussion littéraire, il abandonna le Kalisaya, où il s'était lié avec Oscar Wilde, pour adopter le Bols situé en face.
On voyait encore La Jeunesse au Cardinal, où il avait un dépôt d’antiquités, à l’office.
L’apéritif du soir au Napolitain était devenu classique. On l’y retrouvait chaque soir ; trois jours avant sa mort il y était encore.
Il allait aussi au Vetzel, au Tourtel, au Grand Café, mais de façon moins régulière.
Soiriste au Journal, où il était encore chargé des nécrologies littéraires, de l’Académie. Il y avait fait l'intérim de la critique théâtrale après la mort de Catulle Mendès.
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Après les Nuits et les Ennuis, il eut encore un certain succès avec l’ Imitation de notre maître Napoléon, dans une note qui convenait à
cette époque où le snobisme stendhalien était de rigueur chez les gens de lettres et dans cette forme énigmatique et anarcho-élégante que M.
Maurice Barrés avait alors mise à la mode, subtilités et gongorisme qui ne sont pas ce que l’œuvre de ce remarquable écrivain contient de moins séduisant.
On parla encore de Cinq ans chez les Sauvages, où il y a le récit poignant de l’enterrement d’Oscar Wilde. Mais ses derniers livres : l’Holocauste, le Boulevard, le Forçat honoraire ne connurent qu’un succès d’estime.
Les générations nouvelles parurent oublier cet homme aux cheveux ébouriffés, en veston gris, en pantalon tirebouchonnant, en chapeau mou de peluche, qui fut le dernier boulevardier.
De Sem à Rouveyre en passant par Capiello, tous les dessinateurs ont popularisé la figure d’Ernest La Jeunesse.
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