« En ce cas, répondit l'éditeur, prenez les livres, puisque j'ai fait 11
imprimer sur les couvertures : Pour Isidore Liseux et ses amis. »
Et l'amateur emporta les livres sans rien payer.
Il parlait de la science avec attendrissement comme si elle eût été
une personne de ses amies :
« Elle n'est ni sévère, disait-il, ni repoussante, pensez donc, son corps, c'est la nature, sa tête, c'est l'intelligence, et sa parure, ce sont les livres. Bonneau la connaît encore mieux que moi. Il pourrait vous dire de quelle couleur sont ses yeux, quelle teinte a sa chevelure. C'est qu'il ne la quitte jamais, et moi, je dois la négliger parfois pour m'occuper de commerce. »
Comme il avait l'intention de publier la traduction de quelques nouvelles du conteur napolitain Basile, on lui indiqua, pour ce travail, un savant au nom fortement germanique et qui tenait à signer sa traduction :
« J'aimerais mieux qu'il s'appelât Pulcinella, répartit Liseux, ou, au moins Polichinelle. »
Et il renonça à son projet.
Au temps où sa boutique était située dans le passage Choiseul, Liseux avait à son service un commis et une bonne qui étaient le frère et la sœur. Celle-ci avait un bon ami qui est devenu garçon à la Bibliothèque Nationale et qui est employé dans le département où sont conservées la plupart des publications de Liseux :
« J'ai toujours eu l'impression, m'a dit cet homme, que je ne venais qu'en second et qu'elle couchait avec son patron. Le frère, qui était mon meilleur ami, était surveillé de près par M. Liseux, qui ne voulait pas qu'il rentrât se coucher après dix heures. »
Au demeurant, Liseux était, paraît-il, bon et indulgent. Mauvais comptable, il était fort endetté et ses éditions lui revenaient très cher. Il devait à son imprimeur, il devait au marchand de papier. Son fonds fut dispersé de façon très désavantageuse pour lui, et cet homme, qui avait édité des livres qui comptent parmi les plus beaux de l'époque, mourut dans une misère complète.
« Alors que, dit M. Octave Uzanne, dans le catalogue de sa vente qui eut lieu en mars 1894, Jouaust mourait repu et envoûté dans la juste réprobation des amateurs lésés par le solde extravagant de ses éditions, 12
lui, le cher honnête homme, mourait de froid, ou qui sait ? peut-être de dégoût et de lassitude, avec dix-neuf sous pour toute fortune dans sa poche ! »
Les papiers de Liseux ont passé, paraît-il, entre les mains d'un libraire belge nommé Van Gombrugghe.
Les détails que j'ai pu recueillir sur l'existence de Bonneau sont trop peu intéressants pour que je les donne ici. Il fut un des collaborateurs les plus discrets et les plus savants de la librairie Larousse et mena une vie modeste et retirée. Plusieurs personnes se souviennent encore de l'avoir rencontré à la Bibliothèque Nationale où il allait très souvent et où les tracasseries ne lui furent point ménagées.
Je ne sais s'il l'inventa, mais il est un des premiers à avoir employé
pour la traduction des vers le système de la version juxtalinéaire et littérale qui devait exercer une influence si profonde sur la poésie française.
C'est dans la boutique de M. Lehec que j'ai acheté le Virgilius Nauticus de M. Jal. Il en avait plusieurs exemplaires.
On s'est amusé à signaler quelques-unes des sources où M. Anatole France a puisé l'inspiration.
Cependant, on n'a pas encore mentionné le nom du savant, M. Jal, qui n'est pas un inconnu, car Littré l'a toujours cité à propos des termes de marine.
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