Liseux, peu bavard, était, m'a-t-on dit, lorsqu'il ouvrait la bouche, plein d'esprit et du plus mordant.
Au moment du boulangisme, quelqu'un vint acheter, chez Liseux, de la part du fameux général, je ne sais quel ouvrage d'ethnologie orientale qui était sur le point de paraître. Liseux s'excusa et demanda où il faudrait envoyer le livre lorsqu'il aurait paru. On lui donna l'adresse du général, en ajoutant après le nom de Boulanger : « Le premier de son nom de qui on ait parlé ; ainsi fut Bonaparte. » Et Liseux répliqua vivement : « Pardon, un Bona parte assistait au siège de Rome, en 1527. »
Un jour, il vit, sur le quai, un ouvrage très rare et qui lui aurait été
utile, mais il n'avait pas sur lui l'argent que coûtait le livre. Vite, il alla engager sa montre au Mont-de-Piété. Mais, lorsqu'il revint, l'ouvrage 10
était vendu. Liseux s'en alla dépité. Il racontait parfois cette histoire, ajoutant :
« Je n'ai jamais dégagé la montre. C'était un mauvais oignon qui ne m'a pas donné de tulipe. »
Une autre fois, il entra dans la boutique d'un brocanteur pour acheter un in-folio. Mais, le prix en étant trop élevé, il marchanda longtemps, si longtemps que le brocanteur lui dit :
« Vous marchandez trop et cependant je n'étrangle pas les clients.
Je rabats autant que je peux. Il faut que tout le monde soit content. Je ne suis pas un mauvais diable ! »
« En ce cas, dit Liseux, je vous vends mon âme contre votre livre. »
Mais il finit par payer le volume avec une monnaie ayant cours.
Son imprimeur Motteroz le poursuivait parce qu'il lui devait de l'argent :
« Motteroz se fâche tout rouge, disait Liseux, c'est la folie des grandeurs ; voilà qu'il voudrait se faire passer pour le Cardinal. »
Un auteur lui proposait un manuscrit dont il ne voulut point.
« Les Estienne ou les Elzevier eussent-ils imprimé votre livre ?
demanda Liseux... Non ! N’est-ce pas ?... Au revoir, Monsieur. »
Une dame vint lui offrir un ouvrage de sa façon sur la Hollande :
« On dirait aussitôt que ce sont les Pays-Bas bleus, dit en souriant Liseux. Et vous n'y pensez pas, Madame, votre livre aurait l'air d'une supercherie. »
On lui demandait quelles étaient ses opinions politiques :
« Je suis républicain, répondit-il, mais de la république des lettres. »
Deux bibliophiles s'étaient attardés dans sa boutique, tandis qu'il traduisait un ouvrage anglais, et ils le dérangeaient fort par leur bavardage. Ils en vinrent à parler de la guerre de 70 et de la trahison de Bazaine.
« Messieurs, leur dit Liseux, on ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu, ni d'un traître dans celle d'un traducteur. »
Et interloqués, ils s'en allèrent.
Un amateur voulait un rabais sur les ouvrages que publiait Liseux, prétextant qu'il était un de ses amis.
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