Harrigan, je me suis couché à dix heures…

– Vous êtes un menteur ; on vous a vu à minuit près de l’Hippodrome, et on vous avait vu également près du Grand Park à neuf heures. »

On perquisitionna dans la petite chambre de Mose, puis on fouilla Mose lui-même. Toute cette journée-là se passa en courses du bureau central de police au commissariat ; du commissariat à la clinique où on avait transporté le citoyen qui avait été volé et blessé. Aucune identification ne put être faite et, le soir, Mose repartait libre, soulagé, et plein de rancune.

Minn Lu eut vent de l’aventure et en fut troublée. L’artiste mourant qui geignait au fond de son lit lui demanda à quoi diantre elle pouvait bien songer et pourquoi elle s’avisait de lui faire une soupe à la viande, un vendredi…

Avant sa maladie, il n’avait aucune religion ; au contraire, il accordait toutes ses faveurs à une école d’athéisme qui dénigrait tous les attributs de la Divinité avec une telle violence, qu’il n’avait vraiment plus d’excuses pour continuer à en faire partie. Mais, depuis le début de sa maladie, il avait donné à sa femme l’ordre de détruire toutes les caricatures qu’il avait faites sur les habitudes religieuses des habitants de Chicago et leurs façons de considérer les choses du Ciel. De même, il lui avait fait supprimer ses « nus » et un certain nombre de gravures obscènes qui décoraient les murs de la chambre.

Minn Lu n’en avait éprouvé ni joie ni chagrin. Ces dessins crus ne lui disaient rien, ne lui représentaient rien. Son mari, John Waite, était un médiocre artiste, et, jamais, elle n’avait imaginé qu’il pût se trouver dans son âme la moindre étincelle de génie, le moindre germe d’immortalité. Ses perspectives étaient plates, ses couleurs ternes, et il n’avait aucun sens du dessin.

Mais il était son homme, et c’était tout. La vie et le sort les avaient réunis. Cela suffisait pour justifier une entente qui pouvait passer pour de l’amour ; d’autre part, il n’y avait aucune raison pour qu’elle eût pour lui de l’admiration. Cependant, sans l’aimer, elle le respectait profondément…

Maintenant, il mourait. Le médecin allemand l’avait dit : il en avait pour trois mois, peut-être quatre. Un prêtre venait aussi, à présent ; un homme très bon, que n’offusquait pas la présence de Minn Lu, et qui parlait avec humanité. Lui aussi avait dit trois mois…

À l’étage au-dessus, il y avait également un très vieil homme, très souffrant, Peter Melachini, qui avait été musicien. Il n’était pas indigent, mais il avait décidé de mourir dans le misérable taudis dont il avait fait son « chez lui ».

La femme du plombier, une souillon, avait assuré à Minn Lu qu’il était sous la protection d’un « Grand Tireur », faisant partie du monde des « bootleggers ».

« Pouvez-vous imaginer cela, Mrs. Waite ? Ce gentleman a offert d’installer M. Melachini dans une magnifique maison, sur la côte, et de tout payer… mais le vieil homme a refusé, disant qu’il resterait dans sa maison et mourrait dans la ville qui l’avait vu naître. Il est piqué !… »

Le « Grand Tireur » faisait de temps en temps des visites. Brusquement, dans la rue, apparaissaient des hommes au visage bronzé, souples et bien habillés. On les contemplait avec une ardente curiosité à travers les persiennes et derrière les fenêtres. Quelle vie terrible que celle de ces hommes à pistolet, presque tous voués à la fusillade ; mais aussi, que ne gagnaient-ils pas en une seule semaine !

Puis une voiture noire surgissait ; trois hommes débarquaient. L’un d’eux entrait d’abord dans la maison, puis le « Grand Tireur » en personne, et enfin l’autre garde. Le « Grand Tireur » montait directement chez Melachini, ayant pris des mains de son acolyte un panier de fruits.

« Allo, Peter ! voilà de quoi… mon garçon. »

Ils avaient fait partie du même orchestre au « Cosmolino ». Tony Perelli aimait le vieil homme ; ils étaient tous deux de souche sicilienne, et tous deux d’un village voisin de Palerme.

Minn Lu rencontra le « Grand Tireur » dans l’escalier ; il n’était pas grand, mais il avait un port assez digne. Son visage était charnu et ses yeux noirs reflétaient une joyeuse ironie. Il était très bien habillé, et sa ceinture portait une boucle de diamants. Il adressa un sourire à Minn Lu ; celle-ci le lui rendit à moitié, et elle remarqua qu’il levait de nouveau la tête en se retournant, pour jeter encore un regard sur elle. Ils se rencontrèrent de nouveau à la même place. Il était très bon, très poli, il voyait l’existence sous des aspects originaux et il réussit à la faire rire. Point de compliments lourds, point de gestes risqués.