Je vais le rencontrer ; ce sera très intéressant ! »

CHAPITRE XI

O’Hara se sentit très humilié d’entendre les deux hommes parler dans leur langue, sans s’occuper de lui, et de se voir reléguer ainsi au rang qui lui convenait : celui d’un domestique.

Il tenta vainement de prendre part à la conversation, se plaignant qu’on ne le traitât pas avec franchise. À la fin, excédé, Angelo le regarda avec insolence et lui dit :

« Vous ne voulez pas voir votre femme ? Elle vous attend dans le hall. »

Si O’Hara avait surpris le regard d’Angelo, il n’eût pas souri avec tant de complaisance ; mais il était trop fier de Maria pour ne pas l’exhiber en toute occasion, bien qu’avec toute la prudence désirable.

« J’y vais, fit-il, tandis qu’Angelo quittait la pièce.

– Comment, vous avez une femme ? demanda Tony, d’un ton presque caressant. Elle est jolie, hein ? »

O’Hara le considéra d’un air surpris :

« Vous ne l’avez donc jamais rencontrée ? »

Il le savait mieux que personne, non qu’il craignît cette rencontre, mais, avec ce qu’il savait de Perelli et de toutes les sales affaires dans lesquelles il avait trempé, sa méfiance était compréhensible. Comme tout bon « gangster » il était homme d’affaires : les femmes appartenaient aux seules heures de loisir ; le reste du temps elles devaient être mises en dehors de tout.

« Elle est jolie ? poursuivit Tony amicalement.

– Elle a du chic… » Ce fut dit d’un ton sans enthousiasme que Perelli remarqua aussitôt. O’Hara eut le tort d’ajouter :

« Dites, Tony, je ne comprends pas que vous vous affubliez d’une « Chink »…

Les traits de Perelli se durcirent.

« Je ne parle pas ce langage-là, » dit-il durement… Il était redevenu le patron. O’Hara comprit et changea de ton.

« Je ne dis rien contre Minn Lu, c’est une jolie fille qui a bien du charme. »

Tony sourit de nouveau. Il était plus flatté d’entendre vanter ses conquêtes que ses propres qualités.

« Sûrement acquiesça-t-il. Mais pas si jolie que la vôtre ? »

O’Hara ne dit rien, mais n’en pensa pas moins. Une Chinoise, pour lui, était une créature à ce point étrangère qu’il n’arrivait pas à la placer dans la catégorie des êtres humains ordinaires.

« Amenez-la, suggéra Tony.

– Vous avez envie de la voir ? »

Tony ayant fait signe que oui, la méfiance reprit le dessus.

« Elle est folle de moi, vous savez.

– Oh ! elle doit l’être, dit Tony, avec une ironie qu’il dépensa par bonheur en pure perte. Amenez-la donc.

– Je vais la chercher, » fit l’autre. Avant de partir il insista :

« Nous nous aimons beaucoup tous les deux, et il y aurait du vilain pour celui qui voudrait se mêler de… de ce qui ne le regarde pas. »

Tony sourit ; il mit la main sur l’épaule d’O’Hara.

« Un chic type, Conn ; je vous ferai gagner beaucoup d’argent. »

Et tandis que la porte se refermait, Perelli murmura en italien quelques mots dont le sens péjoratif s’adressait moins à O’Hara qu’à ses ascendants…

Puis, sortant de sa poche un minuscule vaporisateur d’or, il se parfuma délicatement. Car il était de goûts raffinés, se lavait les mains à l’eau de rose et, suivant les calculs d’Angelo, économe précis, son bain quotidien revenait à vingt dollars. Il n’était pas de parfum rare qu’il n’importât d’Europe.

Lorsque Conn O’Hara revint, précédant sa femme, Tony n’eut de regards que pour elle. Il ne rêvait que de femmes, mais jamais encore il n’avait rencontré la créature de ses rêves. Or voici qu’elle était là, devant lui, ravissante, blonde, mince, de taille moyenne, mais bien prise, et parfaitement habillée. Il devina qu’elle était Polonaise : il devina juste d’ailleurs, car elle avait beau s’appeler O’Hara, elle n’en était pas moins, et absolument, Maria Poluski.

Il la contempla, muet, comme s’il eût eu devant lui la vision d’une apparition incarnée, jusqu’à ce que la voix de Conn le sortit de sa torpeur admirative.

« Faites la connaissance de M. Perelli, Maria. »

Tony garda dans sa main une main douce, longue et souple, puis la baisa. La dureté de la voix de la jeune femme ne parvint pas à détruire l’illusion de perfection qu’il s’était faite.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, Mr. Perelli, » dit-elle, et Conn approuva, bien qu’un peu soucieusement : car s’il était vrai qu’il avait beaucoup parlé de Tony, ç’avait été souvent dans un sens plutôt peu flatteur. De plus, O’Hara s’était fait passer pour l’égal de son chef – et maintenant elle le voyait à sa vraie place ; c’était gênant. Ce dont elle se souvenait surtout, c’était d’une phrase sur laquelle personne ne pouvait s’inscrire en faux :

« Ce gaillard-là vaut dix, ou peut-être vingt millions de dollars ! »

Or « ce gaillard » était là, devant elle, et plus admiratif que tant d’obscurs adorateurs qui venaient l’attendre et l’inviter à souper.

« Je serais heureuse d’être présentée à Mrs. Perelli, dit-elle ; c’est une Orientale, m’a-t-on dit ? » Tony eut un sourire cruel à l’adresse de son « Tireur ».

« Vous entendez, l’irlandais ? Elle a dit une Orientale, et non pas « une Chink », comme vous ; j’espère que vous vous le rappellerez. »

Elle eut une seconde la crainte que Perelli tentât de l’embrasser, car il venait d’étendre les bras en s’approchant d’elle. Or, le pistolet de O’Hara partait avec une rapidité foudroyante, à peine hors de sa poche. Mais Tony la débarrassait simplement de son manteau.

« Nous allons prendre congé, maintenant… » commença O’Hara ; mais Perelli semblait ignorer jusqu’à sa présence.

« Aimez-vous Chicago ? demanda-t-il à Maria.

– Oui, assez ; c’est une ville très chic.

– Plus que New-York (et il eut un coup d’œil sur son manteau). Nous avons de magnifiques magasins ici ; de bons fourreurs, et les plus riches modèles, les plus luxueux, en fait de zibelines. Si vous vouliez, nous pourrions visiter quelques boutiques un de ces jours. »

O’Hara se demandait jusqu’à quel point il pouvait admettre une invite si flagrante ; il savait, d’autre part, que les Italiens sont prodigues de promesses vides qui ne signifient rien. Comme Tony allait encore insister, Angelo entra :

« On vous demande au téléphone, Conn, dit-il d’un ton particulièrement poli et, ce qui était rare, en appelant O’Hara par son nom de famille.

– Moi ? fit l’autre, d’un ton incrédule. Qui ça peut-il être ? Personne ne sait que je suis ici. »

Mais Angelo eut un signe mystérieux.

« La police, fit-il à voix presque basse. Voilà de quoi ça avait l’air. Il se peut fort bien qu’on vous sache ici.

– Kelly sait tout, » affirma Tony.

O’Hara hésitait encore. Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de laisser sa femme seule avec Perelli.

« Allez-y donc, insista Tony.