Et je lui expliquai tant bien que mal ce qu’est le matérialisme classique. Caeiro m’écouta attentivement, un air douloureux sur le visage, après quoi il me dit brusquement :
— Mais voilà qui est fort stupide. C’est une histoire de curés sans religion, et par conséquent sans aucune excuse.
Interdit, j’attirai son attention sur diverses similitudes entre le matérialisme et sa doctrine à lui, à la réserve de la poésie de ladite doctrine. Caeiro protesta :
— Mais c’est ce que vous appelez poésie qui est tout. Ce n’est même pas poésie : c’est voir. Ces matérialistes-là sont aveugles. Vous dites qu’ils prétendent que l’espace est infini. Où ont-ils vu cela dans l’espace ?
Et moi, désorienté :
— Vous ne concevez donc pas l’espace comme infini ?
— Je ne conçois rien comme infini. Comment pourrais-je concevoir une chose quelconque comme infinie ?
— Mon ami, lui dis-je, supposez un espace. Au-delà de cet espace il y a encore plus d’espace, et encore au-delà, et ensuite davantage, et toujours plus. Cela n’en finit pas.
— Pourquoi ? dit mon maître Caeiro.
Je me trouvai pris dans un séisme mental.
— Supposez que cela finisse, m’écriai-je. Qu’y a-t-il ensuite ?
— Si cela finit, il n’y a rien ensuite, répondit-il.
Ce genre d’argumentation, enfantin ensemble que féminin, et par là même irréfutable, paralysa mes facultés quelques instants.
— Mais vous concevez donc cela ? laissai-je enfin échapper.
— Concevoir quoi ? Qu’une chose ait des limites ! Allons donc ! Ce qui n’a pas de limites n'existe pas. L’existence implique autre chose, et par conséquence que toute chose soit limitée. En fait, est-il si difficile de concevoir qu'une chose est une chose, et non une autre chose qui la prolonge indéfiniment ?
A ce point, je sentis de façon charnelle que j’étais en train de discuter, non avec un autre homme, mais avec un autre univers. Je fis une ultime tentative, par un biais que je m’astreignis à trouver légitime.
— Voyez-vous, Caeiro... Considérez les nombres... Où finissent les nombres ? Prenons un nombre quelconque : 34, par exemple. Au-delà de celui-ci nous avons 35, 36, 37, 38, et ainsi sans pouvoir nous arrêter. Il n’est de nombre si grand qui ne suppose un nombre plus grand encore...
— Mais ce sont là des nombres, protesta mon maître Caeiro.
Et puis il ajouta, me regardant avec une impressionnante candeur :
— Qu’est-ce que le 34 dans la Réalité ?
*
* *
Il est des phrases soudaines, profondes parce qu'elles viennent du tréfonds de l'être, qui définissent un homme, ou, plutôt, avec lesquelles un homme se définit sans définition. Je ne saurais oublier celle par laquelle Ricardo Reis se définit un jour devant moi. On parlait de mentir, et il dit : « J’abomine le mensonge, parce que c’est une inexactitude. » Tout Ricardo Reis — passé, présent et à venir — se trouve dans ces mots.
Mon maître Caeiro, du fait qu’il ne disait que ce qui était, peut être défini par n’importe laquelle de ses phrases, écrite ou parlée, surtout après la période qui commence au milieu du Gardeur de Troupeaux. Mais, parmi tant de phrases qu’il a écrites et qui sont imprimées, entre toutes celles qu'il m’a dites — que je les rapporte ou non — celle qui le résume avec la plus grande simplicité est celle qu’il me dit une fois à Lisbonne. On parlait de je ne sais quoi qui portait sur les relations de chacun avec soi-même. Et je demandai tout à trac à mon maître Caeiro : « Est-ce que vous êtes content de vous ? » Et lui de répondre : « Non : je suis content. » C’était comme la voix de la terre, qui est tout et personne.
*
* *
Mon maître Caeiro, jamais je ne l’ai vu triste. Je ne sais s’il l’était au moment de sa mort, ou les jours qui la précédèrent. Il serait possible de le savoir, mais la vérité est que je n’ai jamais osé poser de question sur cette mort et sur la façon dont elle est advenue à ceux qui en ont été les témoins.
En tout cas, ce fut une des angoisses de ma vie — des angoisses qui ont été réelles parmi tant d’autres qui furent factices — que Caeiro soit mort sans que je fusse auprès de lui. Cela est stupide mais humain, et c’est ainsi.
J’étais en Angleterre. Ricardo Reis lui-même n’était pas à Lisbonne : il était de retour au Brésil. Il y avait bien Fernando Pessoa, mais c’est comme s’il avait été absent. Fernando Pessoa sent les choses, mais il ne bouge pas, fût-ce en son for intérieur.
Rien ne me console de n’avoir pas été à Lisbonne ce jour-là, hormis cette consolation que le fait de penser à mon maître Caeiro, ou à ses vers, ainsi que l’idée même du néant — de toutes la plus épouvantable si l’on pense avec la sensibilité — ont, dans l’œuvre et dans l'évocation de mon maître très cher, quelque chose de lumineux et de haut, comme le soleil sur les neiges des pics inaccessibles.
ALVARO DE CAMPOS.
I
LE GARDEUR DE TROUPEAUX
I
Jamais je n’ai gardé de troupeaux,
mais c’est tout comme si j’en gardais.
Mon âme est semblable à un pasteur,
elle connaît le vent et le soleil
et elle va la main dans la main avec les Saisons,
suivant sa route et l’œil ouvert.
Toute la paix d’une Nature dépeuplée
auprès de moi vient s’asseoir
Mais je suis triste ainsi qu’un coucher de
soleil
est triste selon notre imagination,
quand le temps fraîchit au fond de la plaine
et que l’on sent la nuit entrée
comme un papillon par la fenêtre.
Mais ma tristesse est apaisement
parce qu’elle est naturelle et juste
et c'est ce qu’il doit y avoir dans l’âme
lorsqu’elle pense qu’elle existe
et que des mains cueillent des fleurs à son insu.
D’un simple bruit de sonnailles
par-delà le tournant du chemin
mes pensées tirent contentement.
Mon seul regret est de les savoir contentes,
car si je ne le savais pas,
au lieu d’être contentes et tristes,
elles seraient joyeuses et contentes.
Penser dérange comme de marcher sous la
pluie
lorsque s’enfle le vent et qu’il semble pleuvoir
plus fort.
Je n’ai ni ambitions ni désirs.
Etre poète n’est pas une ambition que j’aie,
c’est ma manière à moi d’être seul.
Et s’il m’advient parfois de désirer
par imagination pure, être un petit agneau
(ou encore le troupeau tout entier
pour m'éparpiller sur toute la pente
et me sentir mille choses heureuses à la fois),
c’est uniquement parce que j’éprouve ce que
j’écris au coucher du soleil,
ou lorsqu’un nuage passe la main par-dessus
la lumière
et que l’herbe est parcourue des ondes du
silence.
Lorsque je m’assieds pour écrire des vers,
ou bien, me promenant par les chemins et les
sentiers,
lorsque j’écris des vers sur un papier immatériel,
je me sens une houlette à la main
et je vois ma propre silhouette
à la crête d’une colline,
regardant mon troupeau et voyant mes idées,
ou regardant mes idées et voyant mon troupeau
et souriant vaguement comme qui ne comprend
ce qu’on dit et veut faire mine de comprendre.
Je salue tous ceux qui d’aventure me liront,
leur tirant un grand coup de chapeau
lorsqu'ils me voient au seuil de ma maison
dès que la diligence apparaît à la crête de la
colline.
Je les salue et je leur souhaite du soleil,
et de la pluie, quand c’est de la pluie qu’il leur
faut,
et que leurs maisons possèdent
auprès d’une fenêtre ouverte
un siège de prédilection
où ils puissent s’asseoir, lisant mes vers.
Et qu’en lisant mes vers, ils pensent
que je suis une chose naturelle —
par exemple, le vieil arbre
à l’ombre duquel, encore enfants,
ils se laissaient choir, las de jouer,
en essuyant la sueur de leur front brûlant
avec la manche de leur tablier à rayures.
II
Mon regard est net comme un tournesol.
J’ai l’habitude d’aller par les chemins,
jetant les yeux de droite et de gauche,
mais en arrière aussi de temps en temps...
Et ce que je vois à chaque instant
est ce que jamais auparavant je n’avais vu,
de quoi j’ai conscience parfaitement.
Je sais éprouver l’ébahissement
de l’enfant qui, dès sa naissance,
s’aviserait qu’il est né vraiment...
Je me sens né à chaque instant
à l’éternelle nouveauté du Monde...
Je crois au monde comme à une pâquerette,
parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui
parce que penser c’est ne pas comprendre...
Le Monde ne s’est pas fait pour que nous
pensions à lui
(penser c’est avoir mal aux yeux)
mais pour que nous le regardions avec
un sentiment d’accord...
Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens...
Si je parle de la Nature, ce n’est pas
que je sache ce qu’elle est,
mais parce que je l’aime, et je l’aime pour cette
raison
que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime,
ni ne sait pourquoi il aime, ni ce que c’est
qu’aimer...
Aimer, c’est l’innocence éternelle,
et l’unique innocence est de ne pas penser.
III
Entre chien et loup, penché à la fenêtre,
et sachant comme en biais qu’il y a des champs
en face,
je lis jusqu’à ce que les yeux me brûlent
le livre de Cesário Verde1.
De quel cœur je le plains !
C’était un campagnard
qui marchait captif en liberté dans les rues de
la ville.
Mais la façon dont il regardait les maisons,
et la façon dont il observait les rues,
et la manière dont il s’avisait des choses,
c’est le style de l’homrne qui regarde les arbres,
et qui abaisse les yeux vers la route où il chemine
et qui remarque les fleurs qui se trouvent dans
les champs...
Voilà pourquoi il avait cette grande tristesse
qu’il n’a jamais bien avouée,
mais il marchait dans la ville comme on
marche à la campagne,
et triste comme le fait d’écraser des fleurs dans
des livres
et de mettre des plantes dans des vases...
1 Cesário Verde (1855-1886), poète dont l’unique recueil est empreint de langueur et illustré des scènes de la vie de Lisbonne.
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