(N.d.T. )


IV




L’orage ce soir s’est abattu, 

dévalant les pentes du ciel 

ainsi qu’une énorme avalanche...

A l’instar de quelqu’un secouant une nappe

par une fenêtre haute,

et les miettes, qui tombent toutes ensemble,

font un certain bruit dans leur chute,

du ciel la pluie descendait

au point de noircir les chemins...


Comme les éclairs secouaient l’atmosphère

et ébranlaient l’espace

ainsi qu’une grande tête qui fait non,

je ne sais pourquoi — je n’avais pas peur —

je me mis à prier sainte Barbe

comme si j’avais été une quelconque 

vieille fille...


Ah, c’est qu’en priant sainte Barbe 

je me sentais encore plus simple 

que ce que je me crois en vérité...

Je me sentais l’âme modeste et casanière 

d’un homme dont la vie s’est écoulée 

tranquillement, comme le mur de l’enclos ; 

doué d’idées et de sentiments parce que c’est 

ainsi,

comme une fleur a sa couleur et son parfum. 

Je me sentais homme à croire à sainte Barbe... 

Ah, pouvoir croire à sainte Barbe !


Celui qui croit à l’existence de sainte Barbe 

doit penser qu’elle est une créature visible 

ou bien alors que peut-il penser d’elle ?


(Quel artifice ! Que savent de sainte Barbe 

les fleurs, les arbres et les troupeaux ? 

Une branche d’arbre, si elle pensait, 

jamais ne pourrait construire saints ni anges. 

Elle pourrait penser que le soleil 

est Dieu, et que l’orage

est une multitude de gens 

en colère au-dessus de nos têtes...

Ah, comme les plus simples des hommes 

sont malades et stupides et confus 

auprès de la claire simplicité 

et de la toute saine existence 

des arbres et des plantes !)


Et moi, brassant toutes ces pensées, 

je m’en retrouvai moins heureux...

J’en restai morfondu, mélancolique et sombre 

comme un jour où tout le jour l’orage menace 

et la nuit tombe sans qu’il ait éclaté...


V




Il y a passablement de métaphysique dans la 
non-pensée.

Ce que je pense du monde ?

Le sais-je, moi, ce que je pense du monde ?

Si je tombais malade j’y penserais.


Quelle idée je me fais des choses ?

Quelle opinion sur les causes et les effets ? 

Qu’ai-je médité sur Dieu et sur l’âme 

Et sur la création du Monde ?

Je ne sais. Pour moi penser à ces choses c’est 

fermer les yeux 

Et ne pas penser. C’est tirer les rideaux !

De ma fenêtre (mais de rideaux elle n’a 

pas l’ombre).


Le mystère des choses ? Mais que sais-je, moi, 

du mystère ?

Le seul mystère, c’est qu’il y ait des gens pour 

penser au mystère 

Celui qui est au soleil et qui ferme les yeux, 

Se met à ne plus savoir ce qu’est le soleil 

Et à penser maintes choses pleines de chaleur. 

Mais il ouvre les yeux et voit le soleil 

Et il ne peut plus penser à rien 

Parce que la lumière du soleil vaut plus que 

les pensées

De tous les philosophes et de tous les poètes. 

La lumière du soleil ne sait pas ce qu’elle fait. 

Et partant elle ne se trompe pas, elle est 

commune et bonne.


Métaphysique ? Quelle métaphysique ont donc 

ces arbres ?

Celle d’être verts et touffus et d’avoir des 

branches

Et de donner des fruits à leur heure, ce qui ne 

nous donne pas à penser,

Nous autres, qui ne savons nous aviser de leur 

existence.

Mais, quelle métaphysique meilleure que la leur

Qui est de ne pas savoir pourquoi ils vivent 

Et de ne pas savoir non plus qu’ils ne le 

savent pas ?


« Constitution intime des choses... »

« Signification intime de l’Univers... »

Tout cela est faux, tout cela ne veut rien dire. 

Il est incroyable que l’on puisse penser à 

ces choses.

C’est comme de penser à des raisons et à 

des fins

Lorsque luit le début du matin, et que sur 

le flanc des arbres 

Un or vague et lustré perd peu à peu sa part 

d’ombre.


Penser à la signification intime des choses, 

C’est une chose ajoutée, comme de penser à 

la santé

Ou de porter un verre à l’eau des sources.


L’unique signification intime des choses,

C’est le fait qu’elles n’aient aucune intime 

signification.


Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l’ai 

jamais vu.

S’il voulait que je croie en lui.

Sans doute viendrait-il me parler 

Et entrerait-il chez moi par la porte 

En me disant : Me voici !


(Peut-être cela est-il ridicule à entendre 

Pour qui, ne sachant ce que c’est que regarder 

les choses,

Ne comprend pas celui qui parle d’elles 

Avec la façon de parler qu’enseigne le fait de 

les observer.


Mais si Dieu est les fleurs et les arbres 

Et les monts et le soleil et le clair de lune, 

Alors je crois en lui,

Alors je crois en lui à toute heure,

Et ma vie est toute oraison et toute messe,

Et une communion par les yeux et par l’ouïe.


Mais si Dieu est les arbres et les fleurs 

Et les montagnes et le clair de lune et le soleil, 

Pourquoi est-ce que je l’appelle Dieu ? 

Je l’appelle fleurs et arbres et monts et soleil et 

clair de lune ;

Parce que, s’il s’est fait, afin que je le voie, 

Soleil et clair de lune et fleurs et arbres 

et monts,

S’il m’apparaît comme étant arbres et monts 

Et clair de lune et soleil et fleurs,

C’est qu’il veut que je le connaisse 

En tant qu’arbres et monts et fleurs et clair de 

lune et soleil.


Et c’est pourquoi je lui obéis 

(Que sais-je de plus de Dieu que Dieu de 

lui-même ?)

Je lui obéis en vivant, spontanément,

Comme un qui ouvre les yeux et voit,

Et je l’appelle clair de lune et soleil et fleurs et 

arbres et monts 

Et je l’aime sans penser à lui,

Et je le pense par l’œil et par l’oreille 

Et je chemine avec lui à toute heure.


VI




Penser a Dieu c’est désobéir à Dieu 

Car Dieu a voulu que nous ne le connaissions 

pas,

Aussi à nous ne s’est-il pas montré...


Soyons simples et calmes 

Comme les ruisseaux et les arbres,

Et Dieu nous aimera, nous rendant 

Beaux comme les arbres et les ruisseaux,

Et il nous donnera la verdeur de son printemps 

Et un fleuve où nous jeter lorsque viendra 

la fin !...


VII




De mon village je vois de la terre tout ce qu’on 

peut voir de l’Univers...

C’est pour cela que mon village est aussi grand 

qu’un autre pays quelconque,

Parce que je suis de la dimension de ce que 

je vois

Et non de la dimension de ma propre taille...


Dans les villes la vie est plus petite

Qu’ici dans ma maison à la crête de cette 

colline.

Dans les villes les immeubles verrouillent 

la vue,

Cachent l’horizon, repoussent nos regards bien 

loin de tout le ciel,

Nous rapetissent parce qu’ils nous ôtent ce que 

nos yeux peuvent nous donner,

Et nous appauvrissent parce que notre unique 

richesse est de voir.


VIII




Par un après-midi de fin de printemps 

j’ai fait un rêve semblable à une photographie. 

J’ai vu Jésus-Christ descendre sur la terre, 

par le versant d’une montagne 

et redevenu enfant.

Il courait et se roulait dans l’herbe, 

il arrachait des fleurs pour les éparpiller 

et son rire éclatait à tous les échos.


Il s'était enfui du ciel.

Il était trop des nôtres pour se déguiser

en deuxième personne de la Trinité.

Au ciel tout était faux, et tout en désaccord

avec les fleurs et les arbres et les pierres.

Au ciel il devait garder son sérieux

et de temps à autre redevenir homme, 

remonter sur la croix, et mourir 

sempiternellement

avec une couronne hérissée d’épines 

et les pieds percés d’un clou à grosse tête, 

et pour comble, un haillon autour de la taille 

comme les nègres sur les images.

On ne lui permettait même pas d’avoir père et 

mère

comme les autres enfants.

Son père, c’était deux personnes : 

un vieux nommé Joseph, qui était charpentier, 

et qui n’était pas son père ; 

et l’autre père était une inepte colombe, 

la seule colombe laide du monde 

car elle n’était pas de ce monde et elle n’était 

pas colombe.

Et sa mère n’avait pas aimé avant de l’avoir. 

Elle n’était pas femme : c’était une valise 

dans laquelle il était venu du ciel.

Et l’on voudrait que lui, né de sa seule mère, 

et qui n’avait jamais eu de père à aimer 

respectueusement, 

prêchât la bonté et la justice !


Un jour où Dieu était endormi

et que le Saint-Esprit volait dans les airs,

il s’en fut à la huche aux miracles et en déroba 

trois.

Avec le premier il fit que nul ne sût qu’il 

s’était échappé.

Avec le deuxième il se créa éternellement 

homme et enfant.

Avec le troisième il créa un Christ 

éternellement en croix 

et il le laissa cloué sur la croix qui se trouve 

au ciel

et qui sert de modèle à toutes les autres.

Puis il s’enfuit vers le soleil 

et descendit par le premier rayon qu’il 

empoigna.

Il habite aujourd’hui avec moi dans mon 

village.

C’est un bon petit gars rieur et plein de naturel. 

Il s’essuie le nez avec le bras droit, 

il patauge dans les flaques d’eau 

il cueille les fleurs, il leur fait fête, il les oublie. 

Il lance des pierres aux ânes, 

il maraude dans les vergers 

et il s’enfuit devant les chiens avec des cris et 

des pleurs


Et, sachant bien qu’elles n’aiment pas ça 

alors que tout le monde le trouve drôle,

il court derrière les filles 

qui vont en bandes sur les routes 

avec des cruches sur la tête 

et il soulève leurs jupons.


Moi, il m’a tout appris.

Il m’a appris à regarder les choses.

Il me signale toutes les choses qu’il y a dans 

les fleurs.

Il me fait voir comme les pierres sont jolies 

alors qu’on les tient dans la main 

et qu’on les regarde doucement.


Il me dit beaucoup de mal de Dieu.

Il dit que c'est un vieillard stupide et malade,

toujours en train de cracher par terre

et de dire des grossièretés.

La Vierge Marie passe les veillées de l'éternité

à tricoter des bas

et le Saint-Esprit se gratte du bec,

perché sur les fauteuils qu'il laisse empouacrés.

Tout au ciel est stupide comme l'Eglise 

Catholique.

Il me dit que Dieu n'entend goutte

aux choses qu'il a créées —

« si tant est qu’il les a créées, ce dont je doute » —

« Il dit, par exemple, que les êtres chantent 

sa gloire,

mais les êtres ne chantent rien du tout.

S’ils chantaient, ils seraient des chanteurs.

Les êtres existent, un point, c’est tout, 

et c’est pourquoi ils s’appellent des êtres. » 

Là-dessus, las de dire du mal de Dieu, 

l'Enfant Jésus s’endort dans mes bras 

et dans cette posture je le ramène à la maison.


Il habite avec moi dans ma maison à mi-coteau. 

Il est l’Enfant Eternel, le Dieu qui nous faisait 

défaut.

Il est l’humain qui est naturel, 

il est le divin qui sourit et qui joue.

Voilà pourquoi je sais de toute certitude 

qu’il est le véritable Enfant Jésus.


Et l’enfant à ce point humain qu’il en est 

dieu,

c’est cette vie quotidienne de poète que 

je mène,

et c’est parce que toujours il m’accompagne 

que je suis toujours poète,

et que le moindre de mes regards 

me comble de sensation, 

et que le son le plus ténu, d’où qu’il vienne, 

a l’air de me parler personnellement.


L’Enfant Nouveau qui vit en ma demeure 

me donne une main à moi 

et l’autre à tout ce qui existe 

et nous foulons ainsi tous trois le chemin de 

hasard,

avec des sauts et des chants et des rires, 

tout à la joie de notre commun secret 

qui est de savoir en tout lieu 

qu’il n’y a pas de mystère en ce monde 

et que toute chose vaut la peine d’être vécue.


Toujours m’accompagne l’Enfant Eternel.

La direction de mon regard, c’est son doigt qui 

montre le chemin,

Mon ouïe joyeusement attentive à tous les sons, 

ce sont les chatouilles qu’il me fait, par jeu, 

dans les oreilles.


Nous nous entendons si bien 

en compagnie de toute chose

que jamais nous ne pensons l’un à l’autre, 

mais nous vivons joints et distincts 

en un accord intime

comme la main droite et la main gauche.


Quand vient le soir nous jouons aux osselets 

sur la marche du seuil de la maison, 

graves, ainsi qu’il convient à un dieu et à 

un poète,

et comme si chaque pierre était tout un univers

et comme s’il y avait de ce fait un grand danger 

pour elle 

à la laisser choir sur le sol.


Ensuite je lui conte des choses uniquement 

humaines

et il sourit, parce que tout est incroyable.

Il rit des rois et de ceux qui ne sont pas rois, 

il se désole d’entendre parler des guerres, 

et du négoce, et des navires 

qui ne laissent que fumée dans l’air des hautes 

mers.

Parce qu’il sait que tout cela pèche contre cette 

vérité

qu’a la fleur lorsqu’elle fleurit

et qui accompagne la lumière du soleil 

lorsqu’elle diversifie les monts et les vallées 

et fait mal aux yeux à force de chaux sur 

les murs.


Ensuite il s’endort et je le couche.

Je le prends dans mes bras jusque dans 

la maison

et je le couche, le déshabillant lentement 

et comme suivant un rituel très net 

et tout maternel jusqu’à ce qu’il soit nu.


Il dort alors dans mon âme 

et parfois il s’éveille la nuit 

et il joue avec mes songes.

Certains, il les retourne jambes en l’air ; 

les autres, il les entasse sens dessus dessous 

et il bat des mains tout seul 

en faisant risette à mon sommeil.

*

*  *

Quand je mourrai, mon tout petit bonhomme, 

l’enfant, le plus petit, que ce soit moi...

Prends-moi dans tes bras 

et porte-moi dans ta maison.

Déshabille mon être humain et fatigué 

et dans ton lit couche-moi.

Puis conte-moi des histoires, si d’aventure 

je m’éveille,

afin que je m’endorme à nouveau — 

et fais-moi jouer avec des rêves à toi 

jusqu’à ce que naisse un jour 

de toi seul connu.

*

*  *

Voilà l’histoire de mon Enfant Jésus.

Pour quelle raison intelligible 

ne serait-elle pas plus véritable 

que tout ce que pensent les philosophes 

et que tout ce que les religions enseignent ?


IX




Je suis un gardeur de troupeaux.

Le troupeau ce sont mes pensées 

Et mes pensées sont toutes des sensations. 

Je pense avec les yeux et avec les oreilles 

Et avec les mains et avec les pieds 

Et avec le nez et avec la bouche.


Penser une fleur c’est la voir et la respirer 

Et manger un fruit c’est en savoir le sens.


C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur 

Je me sens triste d’en jouir à ce point,

Et couche de tout mon long dans l’herbe,

Et ferme mes yeux brûlants,

Je sens tout mon corps couché dans la réalité, 

Je sais la vérité et je suis heureux.


X




« Hola, gardeur de troupeaux,

Sur le bas-côté de la route,

Que te dit le vent qui passe ? »


« Qu’il est le vent, et qu’il passe, 

Et qu’il est déjà passé 

Et qu’il passera encore.

Et à toi, que te dit-il ? »


« Il me dit bien davantage.

De mainte autre chose il me parle, 

De souvenirs et de regrets,

Et de choses qui jamais ne furent. »


« Tu n’as jamais ouï passer le vent.

Le vent ne parle que du vent.

Ce que tu lui as entendu dire était mensonge, 

Et le mensonge se trouve en toi. »


XI




Cette dame a un piano

Qui est agréable mais qui n’est pas le cours 

des fleuves 

Ni le murmure que font les arbres...


Pourquoi faut-il qu’on ait un piano ?

Le mieux est qu’on ait des oreilles 

Et qu’on aime la Nature.


XII




Les bergers de Virgile jouaient du chalumeau 

et d’autres instruments 

Et chantaient d’amour littérairement.

(Ensuite — moi je n’ai jamais lu Virgile ;

Et pourquoi donc l’aurais-je lu ?)


Mais les bergers de Virgile, les pauvres, 

sont Virgile,

Et la Nature est aussi belle qu’ancienne.


XIII




Léger, léger, très léger, 

un vent très léger passe 

et s’en va, toujours très léger ; 

je ne sais, moi, ce que je pense 

ni ne cherche à le savoir.


XIV




Peu m'importent les rimes. 

Rarement 

Il est deux arbres semblables, l’un auprès 

de l’autre.

Je pense et j’écris ainsi que les fleurs ont une 

couleur

Mais avec moins de perfection dans ma façon 

de m’exprimer 

Parce qu’il me manque la simplicité divine 

D’être en entier l’extérieur de moi-même et 

rien de plus.

Je regarde et je m’émeus.

Je m’émeus ainsi que l’eau coule lorsque le sol 

est en pente.

Et ma poésie est naturelle comme le lever du 

vent.


XV




Les quatre chansons qui suivent 

S’écartent de tout ce que je pense,

Elles mentent à tout ce que j’éprouve,

Elles sont à l’opposé de ce que je suis...

Je les ai écrites alors que j’étais malade 

Et c’est pourquoi elles sont naturelles 

Et s’accordent à ce que j’éprouve,

Elles s’accordent à ce avec quoi elles sont 

en désaccord...


Etant malade je dois penser l’inverse

De ce que je pense lorsque je suis bien portant

(Sinon je ne serais pas malade),

Je dois éprouver le contraire de ce que j’éprouve 

Lorsque je jouis de la santé,


Je dois mentir à ma nature 

D'être humain qui éprouve de certaine façon... 

Je dois être tout entier malade — idées et tout. 

Quand je suis malade, je ne suis pas malade 

pour autre chose.


C’est pourquoi ces chansons qui me désavouent 

N’ont pas le pouvoir de me désavouer,

Et elles sont le paysage de mon âme nocturne, 

La même à l’envers...


XVI




Que ma vie n’est-elle un char à bœufs

D’aventure geignant sur la route, 

de grand matin,

Et qui à son point de départ retourne

Entre chien et loup par le même chemin...


Je n’aurais pas besoin d’espérances — de roues 

seules j’aurais besoin...

Ma vieillesse n’aurait ni rides ni cheveux 

blancs...

Lorsque je serais hors d’usage, on m’enlèverait 

les roues

Et je resterais, renversé et mis en pièces au fond 

d’un ravin.


XVII




Dans mon assiette quel mélange de Nature ! 

Mes sœurs les plantes,

Les compagnes des sources, les saintes 

Que nul ne prie...

On les coupe et les voici sur notre table 

Et dans les hôtels les clients au verbe haut 

Qui arrivent avec des courroies et des plaids 

Demandent « de la salade », négligemment...,


Sans penser qu’ils exigent de la Terre-Mère 

Sa fraîcheur et ses prémices,

Les premières paroles vertes qu’elle profère, 

Les premières choses vives et irisées 

Que vit Noé


Lorsque les eaux baissèrent et que la cime des 

monts

Surgit verte et détrempée

Et que dans l’air où apparut la colombe

S’inscrivit l’arc-en-ciel en dégradé...


XVIII




Que ne suis-je la poussière du chemin,

Les pauvres me foulant sous leurs pieds...


Que ne suis-je les fleuves qui coulent,

Avec les lavandières sur ma berge...


Que ne suis-je les saules au bord du fleuve, 

N’ayant que le ciel sur ma tête et l’eau à mes 

pieds...


Que ne suis-je l’âne du meunier,

Lequel me battrait tout en ayant pour moi de 

l’affection...


Plutôt cela plutôt qu’être celui qui traverse 

l’existence

En regardant derrière soi et la peine au cœur...


XIX




Le clair de lune, lorsqu’il frappe le gazon,

Je ne sais ce qu’il me rappelle...

Il me rappelle la voix de la vieille servante 

Qui me disait des contes de fées.

Et comment Notre Dame en robe de mendiante 

Allait la nuit sur les chemins 

Au secours des enfants maltraités.


Si je ne puis plus croire que tout cela soit vrai, 

Pourquoi le clair de lune frappe-t-il le gazon ?


XX




Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse 

mon village, 

mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière 

qui traverse mon village, 

parce que le Tage n’est pas la rivière qui 

traverse mon village.


Le Tage porte de grands navires

et à ce jour il y navigue encore,

pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,

le souvenir des nefs anciennes.


Le Tage descend d’Espagne

et le Tage se jette dans la mer au Portugal.

Tout le monde sait ça.

Mais bien peu savent quelle est la rivière de 

mon village 

et où elle va 

et d’où elle vient.

Et par là même, parce qu’elle appartient à 

moins de monde, 

elle est plus libre et plus grande, la rivière de 

mon village.


Par le Tage on va vers le Monde.

Au-delà du Tage il y a l’Amérique 

et la fortune pour ceux qui la trouvent.

Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien 

exister

au-delà de la rivière de mon village.


La rivière de mon village ne fait penser 

à rien.

Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès 

d’elle, tout simplement.


XXI




Si je pouvais croquer la terre entière

et lui trouver un goût,

j’en serais plus heureux un instant...

Mais ce n’est pas toujours que je veux être 

heureux.

Il faut être malheureux de temps à autre 

afin de pouvoir être naturel...


D’ailleurs il ne fait pas tous les jours soleil, 

et la pluie, si elle vient à manquer très fort, on 

l’appelle.

C’est pourquoi je prends le malheur avec le 

bonheur,

naturellement, en homme qui ne s’étonne pas

qu’il y ait des montagnes et des plaines 

avec de l’herbe et des rochers.


Ce qu’il faut, c’est qu’on soit naturel et calme 

dans le bonheur comme dans le malheur, 

c’est sentir comme on regarde, 

penser comme l’on marche, 

et, à l’article de la mort, se souvenir que le 

jour meurt,

que le couchant est beau, et belle la nuit qui 

demeure...

Puisqu’il en est ainsi, ainsi soit-il...


XXII




Tel un homme qui par un jour d’été ouvre 

la porte de sa maison 

et qui de tout son visage est à l’affût de 

la chaleur des champs, 

il advient que tout à coup la Nature me frappe 

de plein fouet 

au visage de mes sens, 

et moi, j’en garde trouble et confusion, 

essayant de comprendre 

je ne sais quoi ni comme...


Mais qui donc a voulu que je cherche à 

comprendre ?

Qui donc m’a dit qu’il y avait quelque chose à 

comprendre ?


Lorsque l’été passe sur mon visage 

la main légère et chaude de sa brise, 

je n’ai qu’à éprouver du plaisir de ce qu’elle 

soit la brise 

ou à éprouver du déplaisir de ce qu’elle soit 

chaude,

et, de quelque manière que je l’éprouve, 

c’est ainsi, puisque ainsi je l’éprouve, 

qu’il est de mon devoir de l’éprouver.


XXIII




Monregard aussi bleu que le ciel 

est aussi calme que l’eau au soleil.

Il est ainsi, et bleu et calme,

parce qu’il n’interroge ni ne s’effraie...


Si je m’interrogeais et m’effrayais, 

il ne naîtrait pas de fleurs nouvelles dans 

les prés

et le soleil ne subirait pas de transformation 

qui l’embellît....

(Même s’il naissait des fleurs nouvelles dans 

les prés

et si le soleil embellissait,

je sentirais moins de fleurs dans le pré

et je trouverais le soleil plus laid...

Parce que toute chose est comme elle est, 

et voilà,

et moi j’accepte, sans même remercier, 

afin de ne pas avoir l’air d’y penser...)


XXIV




Ce que nous voyons des choses, 

ce sont les choses.

Pourquoi verrions-nous une chose s’il y en avait 

une autre ?

Pourquoi le fait de voir et d’entendre serait-il 

illusion,

si voir et entendre c’est vraiment voir et 

entendre ?


L’essentiel c’est qu’on sache voir, 

qu’on sache voir sans se mettre à penser, 

qu’on sache voir lorsque l’on voit, 

sans même penser lorsque l’on voit 

ni voir lorsque l’on pense.


Mais cela (pauvres de nous qui nous affublons 

d’une âme !), 

cela exige une étude profonde, 

tout un apprentissage de science à désapprendre 

et une claustration dans la liberté de ce couvent 

dont les poètes décrivent les étoiles comme les 

nonnes éternelles 

et les fleurs comme les pénitentes aussi 

éphémères que convaincues, 

mais où les étoiles ne sont à la fin que des 

étoiles

et les fleurs que des fleurs,

ce pourquoi nous les appelons étoiles et fleurs.


XXV




Les bulles de savon que cet enfant 

s’amuse à tirer d’un chalumeau 

sont dans leur translucidité toute 

une philosophie.

Claires, inutiles et transitoires comme 

la Nature,

amies des yeux comme les choses, 

elles sont ce qu’elles sont, 

avec une précision rondelette et aérienne, 

et nul, même pas l’enfant qui les abandonne, 

ne prétend qu’elles sont plus que ce 

qu’elles paraissent.


Certaines se voient à peine dans l’air lumineux.

Elles sont comme la brise qui passe et qui 

touche à peine les fleurs 

et dont nous savons qu’elle passe, simplement 

parce que quelque chose en nous s’allège 

et accepte tout plus nettement.


XXVI




Parfois, en certains jours de lumière parfaite

et exacte,

où les choses ont toute la réalité dont elles 

portent le pouvoir, 

je me demande à moi-même tout doucement 

pourquoi j’ai moi aussi la faiblesse d’attribuer 

aux choses de la beauté.


De la beauté, une fleur par hasard 

en aurait-elle ?

Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ? 

Non : ils ont couleur et forme 

et existence tout simplement.

La beauté est le nom de quelque chose 

qui n’existe pas

et que je donne aux choses en échange 

du plaisir qu’elles me donnent.

Cela ne signifie rien.

Pourquoi dis-je donc des choses : 

elles sont belles ?


Oui, même moi, qui ne vis que de vivre, 

invisibles, viennent me rejoindre les mensonges 

des hommes 

devant les choses,

devant les choses qui se contentent d’exister.


Qu’il est difficile d’être soi et de ne voir que 

le visible !


XXVII




Dans la nature seule elle est divine, 

et elle n’est pas divine...


Si je parle d’elle comme d’un être, 

c’est que pour parler d’elle j’ai besoin 

de recourir au langage des hommes 

qui donne aux choses la personnalité 

et aux choses impose un nom.


Mais les choses sont privées de nom et 

de personnalité :

elles existent, et le ciel est grand et la terre 

vaste,

et notre cœur de la dimension d’un poing 

fermé...


Béni sois-je pour tout ce que je sais.

Je me réjouis de tout cela en homme qui sait 

que le soleil existe.

XXVIII




J’ai lu aujourd’hui près de deux pages

du livre d’un poète mystique,

et j’ai ri comme qui a beaucoup pleuré.


Les poètes mystiques sont des philosophes 

malades,

et les philosophes sont des hommes fous.


Parce que les poètes disent que les fleurs ont 

des sensations, 

que les pierres ont une âme 

et que les fleuves se pâment au clair de lune.


Mais les fleurs, si elles sentaient, ne seraient pas 

des fleurs, 

elles seraient des personnes; 

et si les pierres avaient une âme, elles seraient 

des choses vivantes, et non des pierres ; 

et si les fleuves se pâmaient au clair de lune, 

ils seraient des hommes malades.


Il faut ignorer ce que sont les fleurs, les pierres 

et les fleuves, 

pour parler de leurs sentiments.

Parler de l’âme des pierres, des fleurs, 

des fleuves,

c’est parler de soi-même et de ses fausses 

pensées.

Grâce à Dieu les pierres ne sont que des pierres 

et les fleuves ne sont que des fleuves 

et les fleurs tout bonnement des fleurs.


Pour moi, j’écris la prose de mes vers 

et j’en suis tout content,

parce que je sais que je comprends la Nature 

du dehors ; 

et je ne la comprends pas du dedans 

parce que la Nature n’a pas de dedans — 

sans quoi elle ne serait pas la Nature.


XXIX




Je ne suis pas toujours le même 

dans mes paroles et dans mes écrits 

Je change, mais je ne change guère.

La couleur des fleurs n’est pas la même au soleil 

Que lorsqu’un nuage passe 

Ou que la nuit descend 

Et que les fleurs sont couleur d’ombre.

Mais qui regarde bien voit bien que ce sont 

les mêmes fleurs.

Aussi, lorsque j’ai l’air de ne pas être d’accord 

avec moi-même,

Que l’on m’observe bien :

Si j’étais tourné vers la droite,

Je me suis tourné maintenant vers la gauche, 

Mais je suis toujours moi, debout sur les mêmes 

pieds —

Le même toujours, grâces au ciel et à la terre, 

A mes yeux et à mes oreilles attentifs 

Et à ma claire simplicité d’âme...


XXX




Si l'on veut que j’aie un mysticisme, 

c’est bien, je l’ai.

Je suis mystique, mais seulement avec le corps. 

Mon âme est simple et ne pense pas.


Mon mysticisme est dans le refus de savoir.

Il consiste à vivre et à ne pas y penser.


J’ignore ce qu’est la Nature : je la chante.

Je vis à la crête d’une colline 

dans une maison blanchie à la chaux et 

solitaire,

et voilà ma définition.


XXXI




Si je dis parfois que les fleurs sourient 

et s’il m’advient de dire que les fleuves chantent, 

ce n’est pas que je croie qu’il y ait dans 

les fleurs des sourires 

et dans le cours des fleuves des chansons... 

C’est parce qu’ainsi je fais sentir davantage 

aux hommes faux 

l’existence authentiquement réelle des fleuves 

et des fleurs...


Comme j’écris pour qu’ils me lisent je me 

sacrifie parfois 

à la grossièreté de leurs réactions...

Je suis en désaccord avec moi-même, 

mais je m’absous,

parce que je suis cette chose sérieuse, 

un interprète de la Nature, 

parce qu’il y a des hommes qui ne comprennent 

pas son langage, 

étant donné que de langage elle n’a point.


XXXII




Hier soir un homme des cités 

Parlait à la porte de l’hôtellerie. 

Il me parlait à moi aussi.


Il parlait de la justice et du combat qui se livre 

pour que règne la justice 

Et des ouvriers qui souffrent 

Et du travail continuel, et de ceux qui ont faim, 

Et des riches, les seuls à être nés coiffés...


Et lors, me regardant, il vit des larmes dans 

mes yeux

Et il sourit avec plaisir, pensant que j’éprouvais

La peine qu’il éprouvait, lui, et la compassion 

Qu’il disait éprouver.


(Mais moi je l’entendais à peine.

Que m’importent à moi les hommes 

Et ce qu’ils souffrent ou croient souffrir ? 

Qu’ils soient comme moi — 

et ils ne souffriront pas.

Tout le mal du monde vient de ce que nous 

nous tracassons les uns des autres,

Soit pour faire le bien, soit pour faire le mal, 

Notre âme et le ciel et la terre nous suffisent. 

Vouloir plus est perdre cela, et nous vouer 

au malheur.)


Ce à quoi je pensais, moi,

Alors que parlait l’ami du genre humain 

(Et cela m’émut jusqu’aux larmes),

C’était comme au murmure lointain des galets 

En cette fin de jour

Sans ressemblance avec les cloches d’un oratoire 

Où eussent entendu la messe les fleurs et 

les ruisseaux

Et les âmes simples comme la mienne.


(Dieu soit loué de ce que je ne sois pas bon 

Et que j’aie l’égoïsme naturel des fleurs 

Et des fleuves qui poursuivent leur chemin 

Préoccupés sans le savoir 

Uniquement de fleurir et de couler.

La voilà, l’unique mission du Monde,

Celle d’exister clairement 

Et savoir le faire sans y penser.)


Et l’homme s’était tu, les yeux tournés vers 

le couchant.

Mais quel rapport entre le couchant et celui 

qui hait et qui aime ?


XXXIII




Pauvres fleurs dans les corbeilles des jardins 

à la française.

Elles ont l’air d’avoir peur de la police...

Mais si belles qu’elles fleurissent de la même 

façon

Et qu’elles ont le même sourire antique 

Qu’elles eurent pour le premier regard du 

premier homme 

Qui les vit apparaître et les toucha légèrement 

Afin de voir si elles parlaient...


XXXIV




Je trouve si naturel que l’on ne pense pas 

que parfois je me mets à rire tout seul, 

je ne sais trop de quoi, mais c’est de 

quelque chose

ayant quelque rapport avec le fait qu’il y a 

des gens qui pensent...


Et mon mur, que peut-il bien penser de 

mon ombre ?

Je me le demande parfois, jusqu’à ce que je 

m’avise

que je me pose des questions...

Alors je me déplais et j’éprouve de la gêne 

comme si je m’avisais de mon existence 

avec un pied gourd...


Qu’est-ce que ceci peut bien penser de cela ? 

Rien ne pense rien.

La terre aurait-elle conscience des pierres 

et des plantes qu’elle porte ?

S’il en est ainsi, eh bien, soit !

Que m’importe, à moi ?

Si je pensais à ces choses,

je cesserais de voir les arbres et les plantes

et je cesserais de voir la Terre,

pour ne voir que mes propres pensées...

Je m’attristerais et je resterais dans le noir. 

Mais ainsi, sans penser, je possède et la Terre 

et le Ciel.


XXXV




Le clair de lune à travers les hautes branches, 

les poètes au grand complet disent qu’il est 

davantage

que le clair de lune à travers les hautes branches.


Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense, 

ce qu’est le clair de lune à travers les hautes 

branches, 

en plus du fait qu’il est

le clair de lune à travers les hautes branches, 

c’est de n’être pas plus

que le clair de lune à travers les hautes branches.


XXXVI




Dire qu’il y a des poètes qui sont des artistes

et qui peinent sur leurs vers

comme un charpentier sur ses planches !...


Comme il est triste de ne savoir fleurir ! 

D’avoir à mettre vers sur vers, comme qui 

construit un mur, 

puis voir s’il va, et le supprimer 

s’il ne va pas !...

alors que l’unique maison artistique est 

la Terre entière, 

qui change et qui va toujours et qui est toujours 

la même.


Je pense à cela, non comme on pense, 

mais comme on respire, 

et je regarde les fleurs et je souris...

Je ne sais si elles me comprennent 

ni même si je les comprends, moi, 

mais je sais que la vérité est en elles et en moi 

et dans le don divin qui nous est commun 

de nous laisser aller à vivre de par la Terre 

et de nous laisser porter sur les bras des Saisons 

heureuses

et de laisser le vent chanter pour nous endormir 

et d’abolir dans notre sommeil tous les rêves.


XXXVII




Comme un énorme bourbouillis de flamme 

le soleil couchant s’attarde dans les nues figées. 

Il vient de loin un vague sifflement dans le soir 

très calme.

Ce doit être celui d’un train au loin.


En ce moment il me vient une vague mélancolie 

et un vague désir paisible 

qui paraît et disparaît.


Parfois aussi, au fil des ruisseaux, 

il se forme sur l’eau des bulles 

qui naissent et se défont —

et elles n’ont d’autre sens 

que d’être des bulles d’eau 

qui naissent et se défont.


XXXVIII




Béni soit le même soleil d’autres contrées 

qui me rend frère de tous les hommes, 

puisque tous les hommes, un moment dans 

la journée, le regardent comme moi, 

et en ce moment pur, 

tout de sérénité et de tendresse, 

ils retournent dans l’affliction 

et avec un soupir à peine sensible 

à l’Homme véritable et primitif 

qui voyait naître le Soleil et ne l’adorait 

pas encore.

Parce que cela est naturel — plus naturel 

qu’adorer l’or et Dieu 

et l’art et la morale...


XXXIX




Le mystère des choses, où donc est-il ?

Où donc est-il, qu’il n’apparaisse point 

pour nous montrer à tout le moins qu’il est 

mystère ?

Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ?

Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux, 

qu’en sais-je ?

Toutes les fois que je regarde les choses et que 

je pense à ce que les hommes pensent d’elles, 

je ris comme un ruisseau qui bruit avec 

fraîcheur sur une pierre.

Car l’unique signification occulte des choses, 

c’est qu’elles n’aient aucune signification 

occulte.

Il est plus étrange que toutes les étrangetés 

et que les songes de tous les poètes 

et que les pensées de tous les philosophes, 

que les choses soient réellement ce 

qu’elles paraissent être 

et qu’il n’y ait rien à y comprendre.

Oui, voici ce que mes sens ont appris 

tout seuls : —

les choses n’ont pas de signification : elles ont 

une existence.

Les choses sont l’unique sens occulte des choses.


XL




Devant moi passe un papillon 

et pour la première fois dans l’Univers 

je remarque

que les papillons n’ont ni couleur ni 

mouvement,

tout de même que les fleurs n’ont ni parfum 

ni couleur.

C’est la couleur qui est colorée dans les ailes 

du papillon, 

dans le mouvement du papillon c’est le mouvement 

qui se meut, 

c’est le parfum qui est parfumé dans le parfum 

de la fleur.

Le papillon n’est qu’un papillon 

et la fleur n’est qu’une fleur.


XLI




Parfois à la tombée du jour, l’été, 

encore qu’il n’y ait aucune brise, il semble 

que passe, un seul instant, une brise légère... 

Mais les arbres demeurent immobiles 

de toutes les feuilles de leurs feuilles 

et nos sens ont éprouvé une illusion, 

l’illusion d’une chose qui les aurait charmés...


Ah, les sens, les malades qui voient et qui 

entendent !

Puisisons-nous être comme nous devrions être, 

et il n’y aurait en nous nul besoin d’illusion... 

Il nous suffirait de sentir avec une intense 

clarté

sans même nous inquiéter de l’usage des sens...


Mais grâces à Dieu il y a de l’imperfection 

dans le Monde, 

parce que l’imperfection est une chose, 

et le fait qu’il y ait des gens dans l’erreur est 

original,

et qu’il y ait des gens malades rend le monde 

plaisant.

S’il n’y avait pas d’imperfecdon, il manquerait 

une chose, 

et il doit y avoir nombre de choses 

pour que nous ayons beaucoup à voir et à 

entendre.


XLII




La diligence est passée dans la rue, et puis s’en 

est allée ; 

La rue ne s’en est trouvée ni plus belle ni 

même plus laide.

Ainsi de toute action humaine dans le vaste 

monde.

Nous ne retirons rien et rien nous n’ajoutons ; 

on passe et on oublie ;

Et le soleil est toujours ponctuel chaque matin.


XLIII




Plutôt le vol de l’oiseau qui passe 

sans laisser de trace,

que le passage de l’animal, dont l’empreinte 

reste sur le sol.

L’oiseau passe et oublie, et c’est ainsi qu’il en 

doit être.

L’animal, là où il a cessé d’être et qui, partant, 

ne sert à rien,

montre qu’il y fut naguère, ce qui ne sert 

à rien non plus.


Le souvenir est une trahison envers la Nature, 

parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.

Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne 

pas voir.


Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !


XLIV




Je m'éveille la nuit subitement

et ma montre occupe la nuit toute entière.

Je ne sens pas la Nature au-dehors.

Ma chambre est une chose obscure aux murs 

vaguement blancs.

Au-dehors règne une paix comme si rien 

n’existait.

Seule la montre poursuit son petit bruit 

et cette petite chose à engrenages qui se trouve 

sur ma table 

étouffe toute l'existence de la terre et du ciel... 

Je me perds quasiment à penser ce que cela 

signifie,

mais je m’arrête net, et dans la nuit je me sens 

sourire du coin des lèvres,

parce que la seule chose que ma montre 

symbolise ou signifie 

en emplissant de sa petitesse la nuit énorme 

est la curieuse sensation d’emplir la nuit 

énorme 

avec sa petitesse...


XLV




Une rangée d’arbres là-bas au loin, 

là-bas vers le coteau.

Mais qu’est-ce qu’une rangée d’arbres ? 

Des arbres et voilà tout.

Rangée et le pluriel arbres ne sont pas 

des choses, ce sont des noms.


Tristes âmes humaines qui mettent partout de 

l’ordre,

qui tracent des lignes d’une chose à l’autre,

qui mettent des pancartes avec des noms sur 

des arbres absolument réels,

et qui tracent des parallèles de latitude et de 

longitude

sur la terre même, la terre innocente et plus 

verte que tout ça !


XLVI




D'une façon ou de l’autre, 

selon que ça tombe bien ou mal, 

ayant parfois le pouvoir de dire ce que je pense, 

et d’autres fois le disant mal et d’impure façon, 

j’écris mes vers involontairement, 

comme si l’acte d’écrire n’était pas une chose 

faite de gestes, 

comme si le fait d’écrire était une chose 

qui m’advînt

comme de prendre un bain de soleil.


Je cherche à dire ce que j’éprouve 

sans penser à ce que j’éprouve.

Je cherche à appuyer les mots contre l’idée 

et à n’avoir pas besoin du couloir 

de la pensée pour conduire à la parole.


Je ne parviens pas toujours à éprouver ce que 

je sais que je dois éprouver.

Ce n’est que très lentement que ma pensée

traverse le fleuve à la nage 

parce que lui pèse le vêtement que les hommes 

lui ont imposé.


Je cherche à dépouiller ce que j’ai appris, 

je cherche à oublier le mode de pensée qu’on 

m’inculqua,

à gratter l’encre avec laquelle on a barbouillé 

mes sens,

à décaisser mes émotions véritables, 

à me dépaqueter et à être moi — non 

Alberto Caeiro,

mais un animal humain produit par la Nature.


Et aussi me voilà en train d’écrire, désireux 

de sentir la Nature, même pas comme 

un homme,

mais comme qui sent la Nature, sans plus. 

Ainsi j’écris, tantôt bien et tantôt mal,

tantôt touchant sans coup férir ce que je veux 

exprimer et tantôt me blousant, 

ici tombant, et là me relevant, 

mais poursuivant toujours mon chemin comme 

un aveugle obstiné.

N’importe... Et malgré tout je suis quelqu’un. 

Je suis le Découvreur de la Nature.

Je suis l’Argonaute des sensations vraies.

A l’Univers j’apporte un nouvel Univers 

parce que j’apporte à l’Univers l’Univers 

lui-même.


Cela je le sens et je l’écris,

sachant parfaitement et sans même y voir,

qu’il est cinq heures du matin

et que le soleil, qui n’a pas encore montré la tête

par-dessus le mur de l’horizon,

même ainsi on distingue le bout de ses doigts

agrippant le haut du mur

de l’horizon plein de montagnes basses.


XLVII




Par un jour excessivement net,

Où l’on avait envie d’avoir beaucoup travaillé 

Afin de pouvoir ne rien faire ce jour-là, 

J’entrevis, ainsi qu’une allée entre les arbres, 

Ce qui peut-être était le Grand Secret,

Ce Grand Mystère dont parlent les faux poètes.


Je vis qu’il n’y a pas de Nature,

Que la Nature n’existe pas,

Qu’il y a des monts, des vallées, des plaines, 

Qu’il y a des arbres, des fleurs, des herbes


Qu’il y a des fleuves et des pierres,

Mais qu’il n’y a pas un tout dont cela fasse 

partie,

Qu’un ensemble réel et véritable 

N’est qu’une maladie de notre pensée.


La Nature est faite de parties sans on tout. 

Peut-être est-ce là le fameux mystère dont 

on parle.


Voilà ce dont, sans réfléchir ni m’attarder,

Je m’avisai que ce devait être cette vérité 

Que tout le monde cherche, et ne trouve pas, 

Et que moi seul, ne l’ayant point cherchée, 

ai trouvée.


XLVIII




De la plus haute fenêtre de ma maison 

avec un mouchoir blanc je dis adieu 

à mes vers qui partent vers l’humanité.


Et je ne suis ni joyeux ni triste.

Tel est le destin des vers.

Je les ai écrits et je dois les montrer à tous 

parce que je n’en puis user différemment, 

tout comme la fleur ne peut dissimuler sa 

couleur,

ni le fleuve dissimuler qu’il coule, 

ni l’arbre dissimuler qu’il fructifie.


Les voilà qui déjà s’éloignent comme en 

diligence

et moi malgré moi j’éprouve de la peine

comme une douleur dans le corps.


Qui sait qui les lira ?

Qui sait en quelles mains ils tomberont ?

Fleur, mon destin m’a cueilli pour les yeux.

Arbre, on m’a arraché mes fruits pour les 

bouches.

Fleuve, le destin de mes eaux était de ne pas 

rester en moi.

Je me soumets et je me sens presque joyeux,

presque joyeux comme un homme qui se lasse 

d’être triste.


Allez-vous-en, de moi détachez-vous !

L’arbre passe et se disperse dans la Nature.

La fleur fane et sa poussière dure à jamais.

Le fleuve coule puis il se jette dans la mer et 

ses eaux restent ses eaux à lui.


Je passe et je demeure, comme l’Univers.


XLIX




Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.

On apporte la lampe, on me souhaite bonne 

nuit,

Et d’une voix contente je réponds bonne nuit.

Plût au Ciel que ma vie fût toujours 

cette chose :

Le jour ensoleillé, ou suave de pluie,

Ou bien tempétueux comme si le Monde allait 

finir,

La soirée douce et les groupes qui passent,

Observés avec intérêt de la fenêtre,

Le dernier coup d’œil amical jeté sur les arbres 

en paix,

Et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée,

Sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,

Sentir la vie couler en moi comme un fleuve 

en son lit,

Et au-dehors un grand silence ainsi qu’un dieu 

qui dort.






II


LE PASTEUR AMOUREUX





Au temps où je ne t’avais pas, 

j’aimais la Nature ainsi qu’aime le Christ 

un moine calme...

Maintenant j’aime la Nature 

ainsi qu’un moine calme aime la Vierge Marie, 

religieusement, à ma façon, comme auparavant, 

mais d’une autre manière plus émue et plus 

proche...

Je vois mieux les rivières quand je vais avec toi 

à travers champs jusqu’à la berge des rivières; 

assis à tes côtés observant les nuages, 

je les observe mieux —

Tu ne m’as pas enlevé la Nature...

Tu as changé la Nature...

Tu m’as amené la Nature tout contre moi,

du fait de ton existence je la voix mieux, mais 

identique,

du fait de ton amour, je l’aime de même façon, 

mais davantage, 

du fait que tu m’as choisi pour t’avoir et pour 

t’aimer,

mes yeux l’ont fixée en s’attardant plus 

longuement

sur toutes les choses.

Je ne me repens pas de ce que je fus jadis 

car je le suis toujours.





Haut dans le ciel est la lune printanière.

Je pense à toi, et complet je m’éprouve.


Par les champs vagues court jusqu’à moi une 

brise légère.

Je pense à toi, je murmure ton nom ; 

et je ne suis pas moi ; je suis heureux.


Demain tu viendras, tu iras avec moi cueillir 

des fleurs dans la campagne,

Et moi j’irai avec toi dans les champs te voir 

cueillir des fleurs.


Je te vois déjà demain cueillant des fleurs avec 

moi dans les champs,

Car, lorsque tu viendras demain et que tu iras 

avec moi cueillir des fleurs à la campagne, 

Ce sera là pour moi une joie et une vérité.





L’amour est une compagnie.

Je ne peux plus aller seul par les chemins, 

parce que je ne peux plus aller seul nulle part. 

Une pensée visible fait que je vais plus vite 

et que je vois bien moins, tout en me donnant 

envie de tout voir.

Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne 

compagnie.

Et je l’aime tant que je ne sais comment 

la désirer.


Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort 

comme les arbres hauts.

Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de

quoi se compose ce que j’éprouve en son 

absence.

Je suis tout entier une force qui m’abandonne. 

Toute la réalité me regarde ainsi qu’un 

tournesol dont le cœur serait son visage.





Le pasteur amoureux a perdu sa houlette,

et les brebis se sont éparpillées sur la pente, 

et lui, à force de penser, n’a même pas joué de 

la flûte qu’il avait apportée pour jouer.

Nul n’est apparu ou n’a disparu à ses yeux.

Plus jamais il n’a retrouvé sa houlette. 

D’autres, en pestant contre lui, ont rassemblé 

ses brebis.

Personne ne l’avait aimé, en fin de compte.


Quand il s’est relevé de la pente et de 

l’égarement, il a tout vu : 

les grands vallons pleins des mêmes verts 

que toujours, 

les grandes montagnes au loin, plus réelles que 

tout sentiment, 

la réalité tout entière, avec le ciel et l’air et 

les champs qui existent et sont présents.

(et de nouveau l’air, qui si longtemps lui avait 

manqué, est entré avec sa fraîcheur dans 

ses poumons)

et il a senti que de nouveau l’air donnait accès, 

mais douloureusement, à une espèce de liberté 

dans son sein.





J’ai passé une nuit blanche, en voyant sa forme 

hors de l’espace, 

et la voyant sous des jours différents de ceux 

où m’apparaît sa personne réelle.

Je compose des pensées avec le souvenir de ce 

qu’elle est quand elle me parle, 

et en chaque pensée elle varie en accord avec 

sa ressemblance.

Aimer, c’est penser.

Et moi qui oublie presque de sentir à sa seule 

pensée...

Je ne sais trop ce que je désire, même d’elle, 

et je ne pense qu’à elle.

J’éprouve une grande distraction surexcitée. 

Lorsque je désire la rencontrer 

je préfère quasiment ne pas la rencontrer,

afin de ne pas avoir à la quitter ensuite.

Je ne sais trop ce que je veux, et d’ailleurs 

je ne veux pas savoir ce que je veux. 

Je veux seulement penser à elle.

Je ne demande rien à personne, pas même 

à elle, sinon penser.





Tous les jours maintenant je m’éveille 

avec joie et avec peine.

Autrefois je m’éveillais sans aucune sensation : 

je m’éveillais.

J’éprouve joie et peine parce que je perds 

ce que je rêve

et je puis vivre dans la réalité où se trouve 

ce que je rêve.

Je n’ai que faire de mes sensations.

Je n’ai que faire de moi en ma seule compagnie.

Je veux qu’elle me dise quelque chose afin 

de m’éveiller de nouveau.






III


POÈMES DÉSASSEMBLÉS





Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre 

pour voir les champs et la rivière.

Il ne suffit pas de n’être pas aveugle 

pour voir les arbres et les fleurs.

Il faut également n’avoir aucune philosophie. 

Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : 

il n’y a que des idées.

Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave. 

Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers 

à l’extérieur ; 

et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre 

s’ouvrait,

et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la 

fenêtre s’ouvre.





Tu parles de civilisation, tu dis 

qu’elle ne devrait pas être,

ou qu’elle devrait être différente.

Tu dis que tous les hommes souffrent, 

ou la majorité,

avec les choses humaines disposées de cette 

manière.

Tu dis que si elles étaient différentes, ils 

souffriraient moins.

Tu dis que si elles étaient selon tes vœux, 

cela vaudrait mieux.

J’écoute et je ne t’entends pas.

Pourquoi donc voudrais-je t’entendre ?

Si je t’entendais je n’en serais pas plus avancé.

Si les choses étaient différentes, elles seraient 

différentes, voilà tout.

Si les choses étaient selon ton cœur, elles seraient 

selon ton cœur.

Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur 

existence

à vouloir inventer la machine à faire 

du bonheur !





Entre ce que je vois d’un champ 

et ce que je vois d’un autre champ 

Passe un instant une silhouette d’homme.

Ses pas vont avec « lui » dans la même réalité, 

mais je les remarque, eux et lui, et ce sont 

deux choses distinctes : 

l’« homme » chemine avec ses idées, aussi faux 

qu’étranger, 

et les pas vont avec le système ancien qui fait 

aller les jambes.

De loin je le regarde sans aucune opinion. 

Combien parfait en lui ce qu’il est — son corps, 

sa véritable réalité qui n’a désirs ni espérances, 

mais des muscles avec la manière impersonnelle 

et sûre de s’en servir.





Enfant malpropre et inconnu

qui joues devant ma porte,

je ne te demande pas si tu m’apportes un 

message des symboles.

Je trouve drôle de ne t’avoir jamais vu 

auparavant,

et naturellement si tu pouvais être propre 

tu serais un autre enfant, 

et tu ne viendrais pas ici.

Joue dans la poussière, joue !

Je n’apprécie que des yeux ta présence.

Mieux vaut voir une chose toujours pour la 

première fois que la connaître,

Parce que connaître c’est comme n’avoir jamais 

vu pour la première fois,

Et n’avoir jamais vu pour la première fois c’est 

ne savoir que par ouï-dire.


La façon dont cet enfant est sale est différente 

de la façon dont les autres sont sales.

Joue ! En saisissant une pierre qui te tient 

dans la main,

tu sais qu’elle te tient dans la main.

Quelle est la philosophie qui atteint à une plus 

grande certitude ?

Aucune, et aucune ne peut jamais venir jouer 

devant ma porte.





Vérité, mensonge, certitude, incertitude...

Cet aveugle là-bas sur la route connaît aussi 

ces paroles.

Je suis assis sur une haute marche et je serre 

les mains

Sur le plus haut de mes genoux croisés.

Eh bien, vérité, mensonge, certitude, incertitude, 

qu’est-ce que tout cela ?

L’aveugle s’arrête sur la route,

sur mon genou j’ai décroisé les mains.

Vérité, mensonge, certitude, incertitude, tout 

revient-il au même ?

Quelque chose a changé dans une partie de 

la réalité — mes mains et mes genoux.

Quelle est la science qui explique 

ce phénomène ?

L’aveugle poursuit son chemin et je ne fais 

plus de gestes, 

ce n’est déjà plus la même heure, ni les mêmes 

gens, ni rien de pareil.

C’est cela, être réel.





Un éclat de rire de jeune fille retentit 

dans l’air du chemin.

Elle a ri des paroles de quelqu’un que 

je ne vois pas.

Il me souvient d’avoir entendu.

Mais si l’on me parle maintenant d’un éclat 

de rire de la jeune fille du chemin, 

je dirai : non, les montagnes, les terres 

au soleil, le soleil, la maison que voici 

et moi qui n’entends que le bruit silencieux du 

sang qui bat dans ma vie des deux côtés de 

ma tête.





Nuit de la Saint-Jean par-delà le mur 

de mon jardin.

De ce côté-ci, moi sans nuit de la Saint-Jean — 

parce qu’il n’est de Saint Jean que là où on le 

fête.

Pour moi il y a l’ombre d’un feu de bûcher 

dans la nuit, 

un bruit d’éclat de rires, le choc sourd 

des sauts qui retombent.

Et le cri accidentel de quelqu’un qui ne sait 

pas que j’existe.





Le type qui prêche ses vérités à lui

Est encore venu hier me parler.

Il m’a parlé de la souffrance des classes 

laborieuses

(Non des êtres qui souffrent, tout bien compté 

les vrais souffrants).

Il parla de l’injustice qui fait que les uns ont 

de l’argent,

Et que les autres ont faim — faim de manger

Ou faim du dessert d’autrui, je ne saurais dire.

Il parla de tout ce qui pouvait le mettre 

en colère.


Comme il doit être heureux, celui qui peut 

penser au malheur des autres !

Et combien stupide, s’il ignore que le malheur 

des autres n’est qu’à eux,

Et ne se guérit pas du dehors,

Car souffrir ce n’est pas manquer d’encre

Ou pour la caisse n’avoir pas de feuillards !


Le fait de l’injustice est comme le fait 

de la mort.

Pour moi, je ne ferais pas un pas afin 

de modifier

Ce qu’on appelle l’injustice du monde.


Mille pas que je ferais à cet effet,

Cela ne ferait que mille pas de plus.

J’accepte l’injustice comme j’accepte 

qu’une pierre ne soit pas ronde,

Ou qu’un chêne-liège ne soit né pin ou 

chêne à glands.


J’ai coupé l’orange en deux, et les deux parties 

ne pouvaient être égales;

Pour laquelle ai-je été injuste — moi qui vais 

les manger toutes les deux ?





Toi, mystique, tu vois une signification 

en toute chose.

Pour toi, tout a un sens voilé.

Il est une chose occulte en chaque chose que 

tu vois.

Ce que tu vois, tu le vois toujours afin de voir 

autre chose.


Pour moi, grâces au fait que j’ai des yeux 

uniquement pour voir, 

je vois une absence de signification 

en toute chose ;

je vois cela et je m’aime, car être une chose 

c’est ne rien signifier.

Etre une chose, c’est ne pas être susceptible 

d’interprétation.





Pasteur de la montagne, si loin de moi

avec tes brebis —

quel est ce bonheur que tu as l’air d’avoir — 

le tien ou bien le mien ?

La paix que j’éprouve à ta vue m’appartient-elle, 

t’appartient-elle à toi ?

Non, ni à toi ni à moi, pasteur.

Elle appartient seulement au bonheur et 

à la paix.

D’ailleurs tu ne la possèdes pas, puisque 

tu ignores que tu la possèdes.

Et moi non plus je ne la possède pas, puisque 

je sais que je la possède.

Elle se contente d’être, et de nous tomber 

dessus comme le soleil,

qui te tape sur le dos et qui te chauffe, et 

tu penses à autre chose avec indifférence, 

et il me frappe au visage et m’éblouit, et moi 

je ne pense qu’au soleil.





Dis-moi : tu es quelque chose de plus

qu’une pierre ou qu’une plante.

Dis-moi : tu sens, tu penses et tu sais 

que tu penses et que tu sens.

Les pierres écrivent donc des vers ?

Elles ont donc des idées sur le monde, 

les plantes ?


Oui : il y a une différence.

Mais ce n’est pas la différence que tu trouves; 

car le fait d’avoir conscience ne m’oblige pas 

à avoir des théories sur les choses; 

il m’oblige seulement à être conscient.


Suis-je plus qu’une pierre ou qu’une plante ? 

Je ne sais.

Je suis différent. Plus ou moins, j’ignore le sens 

de ces mots.


Avoir conscience, est-ce plus qu’avoir 

une couleur ?

Peut-être oui, peut-être non.

Je sais que c’est tout simplement différent.

Nul ne peut me prouver que c’est plus que 

simplement différent.


Je sais que la pierre est réelle, et que la plante 

existe.

Cela, je le sais parce qu’elles existent.

Cela, je le sais parce que mes sens me 

l’indiquent.

Je sais que je suis réel moi aussi.

Cela, je le sais parce que mes sens me 

l’indiquent,

encore qu’avec moins de clarté qu’ils ne 

m’indiquent la pierre et la plante.

Je n’en sais pas davantage.


Oui, j’écris des vers, et la pierre n’écrit pas de vers.

Oui, je me fais des idées sur le monde, et 

la plante aucunement.

Mais c’est que les pierres ne sont pas des poètes, 

elles sont des pierres; 

et les plantes ne sont que des plantes, et non 

des penseurs.

Je puis aussi bien dire qu’en cela je leur suis 

supérieur 

que dire que je leur suis inférieur.

Mais je ne dis pas cela : de la pierre, je dis : 

« c’est une pierre », 

de la plante je dis : « c’est une plante », 

de moi je dis : « je suis moi », 

et je n’en dis pas davantage. 

Qu’y a-t-il d’autre à dire ?





L’effarante réalité des choses 

est ma découverte de tous les jours.

Chaque chose est ce qu’elle est, 

et il est difficile d’expliquer combien cela me 

réjouit

et combien cela me suffit.


Il suffit d’exister pour être complet.


J’ai écrit bon nombre de poèmes.

J’en écrirai bien plus, naturellement. 

Cela, chacun de mes poèmes le dit, 

et tous mes poèmes sont différents,

parce que chaque chose au monde est 

une manière de le proclamer.


Parfois je me mets à regarder une pierre.

Je ne me mets pas à penser si elle sent.

Je ne me perds pas à l’appeler ma sœur 

mais je l’aime parce qu’elle est une pierre, 

je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien, 

je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté 

avec moi.


D’autres fois j’entends passer le vent, 

et je trouve que rien que pour entendre passer 

le vent, il vaut la peine d’être né.


Je ne sais ce que penseront les autres en lisant 

ceci ;

mais je trouve que ce doit être bien puisque 

je le pense sans effort, 

et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour 

m’entendre penser : 

parce que je le pense hors de toute pensée, 

parce que je le dis comme le disent mes paroles.


Une fois on m’a appelé poète matérialiste, 

et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais 

pas

qu’on pût me donner un nom quelconque, 

je ne suis même pas poète : je vois.

Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas 

moi qui l’ai :

la valeur se trouve là, dans mes vers.

Tout cela est absolument indépendant de 

ma volonté.





Lorsque reviendra le printemps

peut-être ne me trouvera-t-il plus en ce monde. 

J’aimerais maintenant pouvoir croire que le 

printemps est un être humain 

afin de pouvoir supposer qu’il pleurerait 

en voyant qu’il a perdu son unique ami.

Mais le printemps n’est même pas une chose : 

c’est une façon de parler.

Ni les fleurs ne reviennent, ni les feuilles vertes. 

Il y a de nouvelles fleurs, de nouvelles feuilles 

vertes.

Il y a d’autres jours suaves.

Rien ne revient, rien ne se répète, parce que 

tout est réel.





Si je meurs jeune, 

sans pouvoir publier un seul livre, 

sans voir l’allure de mes vers noir sur blanc, 

je prie, au cas où l’on voudrait s’affliger 

sur mon compte, 

qu’on ne s’afflige pas.

S’il en est ainsi advenu, c’était justice.


Même si mes vers ne sont jamais imprimés, 

ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment 

beaux.

Mais en fait ils ne peuvent à la fois être beaux 

et rester inédits,

car les racines peuvent bien être sous la terre, 

mais les fleurs fleurissent à l’air libre et à vue.

Il doit en être ainsi forcément; nul ne peut 

l’empêcher.


Si je meurs très jeune, écoutez ceci : 

je ne fus jamais qu’un enfant qui jouait.

Je fus idolâtre comme le soleil et l’eau 

d’une religion ignorée des seuls humains.

Je fus heureux parce que je ne demandai rien, 

non plus que je ne me livrai à aucune 

recherche;

de plus je ne trouvai qu’il y eût d’autre 

explication

que le fait pour le mot explication d’être privé 

de tout sens.


Je ne désirai que rester au soleil et à la pluie —

au soleil quand il faisait soleil

et à la pluie quand il pleuvait

(mais jamais l’inverse),

sentir la chaleur et le froid et le vent,

et ne pas aller plus outre.


Une fois j’aimais, et je crus qu’on m’aimerait, 

mais je ne fus pas aimé.

Je ne fus pas aimé pour l’unique et grande 

raison

que cela ne devait pas être.


Je me consolai en retournant au soleil 

et à la pluie

et en m’asseyant de nouveau à la porte 

de ma maison.

Les champs, tout bien compté, ne sont pas 

aussi verts pour ceux qui sont aimés

que pour ceux qui ne le sont pas.

Sentir, c’est être inattentif.





Lorsque viendra le printemps, 

si je suis déjà mort,

les fleurs fleuriront de la même manière 

et les arbres ne seront pas moins verts 

qu’au printemps passé.

La réalité n’a pas besoin de moi.

J’éprouve une joie énorme 

à la pensée que ma mort n’a aucune 

importance.


Si je savais que demain je dois mourir 

et que le printemps est pour après-demain, 

je serais content de ce qu’il soit pour 

après-demain.

Si c’est là son temps, quand viendrait-il sinon 

en son temps ?

J’aime que tout soit réel et que tout soit précis ;

et je l’aime parce qu’il en serait ainsi, même 

si je ne l’aimais pas.

C’est pourquoi, si je meurs sur-le-champ, 

je meurs content,

parce que tout est réel et tout est précis.


On peut, si l’on veut, prier en latin sur 

mon cercueil.

On peut, si l’on veut, danser et chanter 

tout autour.

Je n’ai pas de préférences pour un temps où 

je ne pourrai plus avoir de préférences.

Ce qui sera, quand cela sera, c’est cela qui sera 

ce qui est.





Si, lorsque je serai mort, on veut écrire 

ma biographie,

Il n’y a rien de plus simple.

Elle n’a que deux dates — celle de ma naissance 

et celle de ma mort 

Entre une chose et l’autre tous les jours 

sont à moi.


Je suis facile à définir.

J’ai vécu comme un damné.

J’ai aimé les choses sans aucune sentimentalité. 

Jamais je n’eus un désir que je ne pusse 

réaliser, parce que jamais je ne m’aveuglai.

Le fait d’entendre lui-même ne fut jamais

chez moi que l’accompagnement du fait 

de voir.

J’ai compris que les choses sont réelles et toutes 

différentes les unes des autres ;

J'ai compris cela avec les yeux, jamais avec 

la pensée.

Comprendre cela avec la pensée, ce serait les 

trouver toutes semblables.


Un jour m’a donné le sommeil comme à 

n’importe quel enfant.

Je fermai les yeux et dormis.

En dehors de cela, je fus l’unique poète 

de la Nature.





Il fait nuit. Très sombre est la nuit. 

Dans une maison à une grande distance 

brille la lumière d’une fenêtre.

Je la vois, et je me sens humain des pieds 

à la tête.

Il est curieux que toute la vie de l’individu 

qui habite là, et dont j’ignore l’identité, 

ne m’attire que par cette lumière vue de loin. 

Sans nul doute sa vie est réelle, il a un visage, 

des gestes, une famille et un métier.

Mais maintenant seule m’importe la lumière 

de sa fenêtre.

Bien que la lumière soit là parce qu’il l’a 

allumée,

la lumière est pour moi une réalité immédiate.

Je ne vais jamais au-delà de la réalité 

immédiate.

Au-delà de la réalité immédiate il n’y a rien.

Si moi, de l’endroit où je suis, je ne vois que cette lumière,

par rapport à la distance où je me tiens il n’est que 

cette lumière.

L’homme et sa famille sont réels de l'autre 

côté de la fenêtre.

Et je me trouve de ce côté-ci, à une grande 

distance.

La lumière s’est éteinte.

Que m’importe que l’homme continue 

à exister ?





Je n’arrive pas à comprendre comment 

on peut trouver triste un couchant.

A moins que ce ne soit parce qu’un couchant 

n’est pas une aurore.

Mais s’il est un couchant, comment pourrait-il 

bien être une aurore ?





Un jour de pluie est aussi beau qu’un jour 

de soleil,

Ils existent tous deux, chacun à sa façon.





Lorsque l’herbe poussera au-dessus 

de ma tombe,

que ce soit là le signal pour qu’on m’oublie 

tout à fait.

La Nature jamais ne se souvient, et c’est par 

là qu’elle est belle.

Et si l’on éprouve le besoin maladif d’« interpréter » 

l’herbe verte sur ma tombe,

Qu’on dise que je continue à verdoyer et à 

être naturel.





Quand il fait froid au temps du froid, 

c’est pour moi comme s’il faisait agréable, 

parce que pour mon être accordé à l’existence 

des choses,

le naturel est l’agréable pour la seule raison 

qu’il est naturel.


J’accepte les difficultés de la vie parce qu’elles 

sont le destin, 

comme j’accepte le froid excessif au plus fort 

de l’hiver — 

calmement, sans me plaindre, en homme qui 

accepte purement et simplement 

et qui trouve sa joie dans le fait d’accepter —

dans le fait sublimement scientifique et difficile 

d’accepter le naturel inévitable.


Que sont pour moi les maladies que j’ai 

et le mal qui m’advient, 

d’autre que l’hiver de ma personne et de 

ma vie ?

L’hiver irrégulier, du rythme duquel les lois 

me sont inconnues, 

mais qui existe pour moi en vertu de la même 

sublime fatalité, 

de la même inévitable extériorité par rapport 

à ma personne, 

que la chaleur de la terre au plus fort de l’été 

et que le froid de la terre au cœur de l’hiver.


J’accepte par personnalité.

Je suis né sujet comme les autres à l’erreur et 

aux défauts, 

mais jamais à l’erreur de vouloir trop 

comprendre,

jamais à l’erreur de vouloir comprendre avec 

la seule intelligence, 

jamais au défaut d’exiger du Monde 

qu’il soit quelque chose qui ne soit pas 

le Monde.





Quelle que soit la chose qui se trouve 

au centre du Monde, 

elle m’a donné le monde extérieur comme 

exemple de Réalité, 

et quand je dis : « cela est réel », même d’un 

sentiment,

je le vois malgré moi en un quelconque espace 

extérieur,

je le vois avec une vision quelconque hors 

de moi et étranger.


Etre réel, cela veut dire n’être pas au-dedans 

de moi.

De ma personne intérieure je ne tiens aucune 

notion de réalité.

Je sais que le monde existe, mais je ne sais pas 

si j’existe.

Je suis plus certain de l’existence de ma 

maison blanche

que de l’existence intérieure du maître de la 

maison blanche.

Je crois en mon corps plus qu’en mon âme, 

parce que mon corps se présente au milieu de 

la réalité, 

pouvant être vu par d’autres, 

pouvant en toucher d’autres, 

pouvant s’asseoir et se tenir debout, 

mais mon âme, elle, ne peut être définie qu’en 

termes d’extériorité.

Elle existe pour moi — aux moments où je 

trouve qu’elle existe effectivement — 

par emprunt à la réalité extérieure du Monde.


Si l’âme est plus réelle

que le monde extérieur, ainsi que toi, 

philosophe, le dis, 

pourquoi donc le monde extérieur me fut-il 

donné comme type de réalité ?


Si le fait pour moi de sentir 

est plus indubitable que l’existence de la chose 

que je sens — 

pourquoi est-ce que je sens 

et pourquoi cette chose surgit-elle 

indépendamment de moi 

sans avoir besoin de moi pour exister, 

et moi toujours lié à moi-même, toujours 

personnel et intransmissible ?

Pourquoi est-ce que je bouge avec les autres 

en ce monde qui est pour nous 

de compréhension et de coïncidence, 

si par hasard ce monde est erreur et si c’est moi 

qui suis indubitable ?

Si le Monde est une erreur, c’est une erreur de 

tout le monde.

Et chacun de nous est l’erreur de chacun 

de nous pris à part.

Chose pour chose, le Monde est plus 

indubitable.


Mais pourquoi est-ce que je m’interroge, sinon 

parce que je suis malade ?


Par les jours précis, les jours extérieurs 

de ma vie,

les jours où je connais une parfaite lucidité 

naturelle, 

je sens et ne sens pas que je sens, 

je vois sans savoir que je vois, 

et jamais l’Univers n’est aussi réel qu’alors, 

jamais l’Univers n’est (ni proche ni loin de moi, 

mais) si sublimement non-mien.


Quand je dis : « c’est évident », est-ce que par 

hasard je veux dire : « je suis seul à 

le voir ? ».

Quand je dis : « c’est vrai », est-ce que par 

hasard je veux dire : « telle est mon 

opinion » ?

Quand je dis : « telle chose est là », est-ce que 

par hasard je veux dire : « telle chose n’est 

pas là » ?

Et s’il en est ainsi dans la vie, pourquoi en 

irait-il autrement dans la philosophie ? 

Nous vivons avant que de philosopher, nous 

existons avant de le savoir, 

et le premier de ces faits mérite au moins 

préséance et culte.

Oui, avant que d’être intérieur nous sommes 

extérieur.

Et partant, nous sommes extérieur 

essentiellement.


Tu dis, philosophe malade, philosophe enfin, 

que c’est là du matérialisme.

Mais comment cela peut-il être du 

matérialisme, si le matérialisme est une philosophie, 

si c’est une philosophie sérieuse, mienne à tout 

le moins, une philosophie à moi, 

alors que cela même n’est pas à moi, et que 

moi-même je ne suis pas moi ?





Peu m’importe.

Peu m’importe quoi ? Je ne sais : 

peu m’importe.





La guerre qui afflige avec ses escadrons 

le Monde

est le type parfait des errements de 

la philosophie.


La guerre, comme tout ce qui est humain, 

cherche à modifier.

Mais la guerre, plus que tout, cherche à modifier 

et à modifier fortement

et à modifier vite.


Mais la guerre inflige la mort, 

et la mort est le mépris que nous témoigne 

l’Univers.

Ayant pour conséquence la mort, la guerre 

prouve qu’elle est fausse.

Etant fausse, elle prouve la fausseté de tout ce 

qui cherche à modifier.


Laissons l’univers extérieur et les autres 

humains là où la Nature les a placés.

Tout est orgueil et inconscience.

Tout est désir d’agitation, de faire des choses, 

de laisser une trace.

Au cœur et au commandant des escadrons

redevient insensiblement manifeste 

l’univers extérieur.


La chimie directe de la Nature

Ne laisse aucune place pour la pensée.

L’humanité est une révolte d’esclaves.

L’humanité est un gouvernement usurpé 

par le peuple.

Elle existe parce qu’elle a usurpé, mais elle fait 

fausse route parce qu’usurper c’est être dans 

son tort.


Laissez exister le monde extérieur et 

l’humanité naturelle !

Paix à toute chose pré-humaine, fût-ce 

dans l’homme,

paix à l’essence entièrement extérieure 

de l’Univers !





Ah, vous voulez une lumière meilleure 

que celle du Soleil !

Vous voulez des prés plus verts que ceux-ci ! 

Vous voulez des fleurs plus belles 

que celles que je vois !

Moi, ce soleil, ces prés, ces fleurs 

me contentent.

Mais, si par hasard, elles me mécontentent, 

ce que je désire, c’est un soleil plus soleil 

que le Soleil,

ce que je désire, ce sont des prés plus prés 

que les prés que voici,

ce que je désire, ce sont des fleurs plus ces 

fleurs-ci 

que ces fleurs-ci —

tout plus idéal que ce qui est de même et 

identique façon !





Je prends plaisir aux champs sans les observer. 

Tu me demandes pourquoi j’y prends plaisir. 

Parce que j’y prends plaisir, c’est ma réponse. 

Prendre plaisir à une fleur c’est se trouver près 

d’elle inconsciemment 

et avoir une notion de son parfum dans nos 

idées les plus confuses.

Quand j’observe, je ne prends pas plaisir : 

je vois.

Je ferme les yeux, et mon corps, qui se trouve 

parmi l’herbe, 

appartient entièrement à l’extérieur de celui 

qui ferme les yeux — 

à la fraîcheur dure de la terre odorante et 

irrégulière ;

et quelque chose des bruits indistincts 

des choses vivantes, 

et seule une ombre vermeille de lumière appuie 

légèrement sur mes orbites, 

et seul un restant de vie entend.





Vis, dis-tu, dans le présent ;

ne vis que dans le présent.


Mais moi je ne veux pas le présent, je veux 

la réalité ;

je veux les choses qui existent, non le temps 

qui les mesure.


Qu’est-ce que le présent ?

C’est une chose relative au passé et à l’avenir.

C’est une chose qui existe en fonction de 

l’existence d’autres choses.

Moi je veux la seule réalité, les choses 

sans présent.


Je ne veux pas inclure le temps dans mon 

schéma.

Je ne veux pas penser les choses en tant que 

présentes : je veux les penser en tant que 

choses.

Je ne veux pas les séparer d’elles-mêmes, en 

les traitant de présentes.


Je ne devrais même pas les traiter de réelles.

Je ne devrais les traiter de rien du tout.


Je devrais les voir, simplement les voir ;

les voir jusqu’au point de ne pouvoir penser 

à elles,

les voir hors du temps, hors de l’espace,

les voir avec la faculté de tout départir, fors 

le visible.

Telle est la science de voir — qui n’en est 

pas une.





Ce matin je suis sorti très tôt 

parce que je m’étais éveillé encore plus tôt 

et qu’il n’y avait rien que j’eusse envie 

de faire...


Je ne savais quelle direction prendre, 

mais le vent soufflait fort, il poussait d’un côté, 

et je suivis le chemin vers quoi le vent me 

soufflait dans le dos.


Telle a toujours été ma vie, et 

telle je désire qu’elle soit à jamais — 

je vais là où le vent m’emporte et je

ne me sens pas penser.





Premier signe avant-coureur de l’orage 

d’après-demain.

Les premiers nuages blancs planent bas dans 

le ciel terne, 

de l’orage d’après-demain ? 

J’en ai la certitude, mais la certitude est 

mensonge.

Avoir une certitude, c’est ne pas voir.

Il n’y a pas d’après-demain.

Ce qu’il y a, le voici :

un ciel d’azur, un peu terne, quelques nuages 

blancs à l’horizon, 

avec une retouche de salissure en bas, comme 

s’il avait noirci après coup.

Voilà ce qu’est le jour d’aujourd’hui,

et comme aujourd’hui jusqu’à nouvel ordre 

est tout, c’est tout.

Qui sait si je serai mort après-demain ?

Si je suis mort après-demain, l’orage 

d’après-demain

sera un autre orage que celui qu’il aurait été si 

je n’étais pas mort.

Je sais bien que l’orage n’a pas sa source 

dans mes yeux, 

mais si je ne suis plus au monde, 

le monde sera différent —

— j’y serai en moins —

et l’orage tombera dans un monde différent et 

il ne sera pas le même orage.





Je sais moi aussi faire des conjectures.

Il est en chaque chose l’essence qui l’anime.


Dans la plante elle est à l’extérieur et c’est une 

petite nymphe.

Dans l’animal c’est un être intérieur et lointain.

Chez l’homme c’est l’âme qui vit avec lui et 

qui est déjà lui.

Chez les dieux elle a les mêmes dimensions

et le même espace que le corps.

et c’est la même chose que le corps.


C’est pourquoi on dit que les dieux ne meurent 

jamais.

C’est pourquoi les dieux n’ont pas un corps et 

une âme,

mais un corps seulement, et sont parfaits.

C’est le corps qui leur tient lieu d’âme 

et ils ont leur conscience dans leur propre 

chair divine.





Sur toute chose la neige a posé une nappe 

de de silence.

On n’entend que ce qui se passe à l’intérieur 

de la maison.

Je m’enveloppe dans une couverture et je ne 

pense même pas à penser.

J’éprouve une jouissance animale et vaguement 

je pense,

et je m’endors sans moins d’utilité que toutes 

les actions du monde.





Voici peut-être le dernier jour de ma vie.

J’ai salué le soleil en levant la main droite, 

mais je ne l’ai pas salué en lui disant adieu — 

non, plutôt en faisant signe que j’étais heureux 

de le voir : c’est tout.






IV


POÈMES RETROUVÉS














Ces six textes, datés du 25 mai 1918, ont paru pour la première fois dans l’édition brésilienne de l’Œuvre Poétique de Fernando Pessoa (Editions José Aguilar, Rio de Janeiro, 1960).





Toutes les opinions sur la nature qui ont cours 

n’ont jamais fait pousser une herbe ou naître 

une fleur.

Toute la somme des connaissances relatives 

aux choses

Jamais ne fut chose à quoi je pusse adhérer 

autant qu’aux choses.

Si la science entend être véridique, 

est-il science plus véridique que celle des choses 

étrangères à la science ?

Je ferme les yeux et la terre sur laquelle je 

me couche

a une réalité si réelle qu’il n’est jusqu’à mon 

échine qui ne le sente.

Quel besoin ai-je de ratiociner si j’ai des épaules ?





Navire qui pars pour des terres lointaines,

comment se fait-il qu’à l’inverse des autres 

tu ne me laisses, en partant, aucun regret ? 

C’est que, dès que je ne te vois plus, tu cesses 

d’exister.

Et, s’il est des gens pour regretter ce qui 

n’existe pas, 

il n’est chose au monde dont j’éprouve un 

tel regret ;

ce n’est pas le navire, mais nous-mêmes, que 

nous regrettons.





La campagne peu à peu grandit et se dore.

Le matin s’égare aux accidents de terrain de 

la plaine.

Je suis étranger au spectacle que je vois : 

je le vois,

il me reste extérieur. Aucun sentiment ne me 

lie à lui —

et c’est ce sentiment qui me lie au matin qui 

apparaît.





Dernière étoile à disparaître avant le jour, 

je pose sur ton clignotement bleu-blanc mon 

regard calme, 

et je te vois indépendamment de moi; 

joyeux de par le sens que j’ai de pouvoir 

t’observer

hors de tout « état d’âme », je rêve que je 

te vois.

Ta beauté à mes yeux est dans le fait que tu 

existes,

et ta grandeur dans le fait que tu existes 

entièrement hors de moi.





L’eau gémit dans la gargoulette 

que je porte à mes lèvres.

« C’est un bruit frais », me dit celui qui 

n’en boit pas.

Je souris. Le son n’est qu’un gémissement.

Je bois l’eau sans rien entendre avec la gorge.





Celui qui a entendu mes vers m’a dit : 

« Qu’y a-t-il là de nouveau ? »

Tout le monde sait qu’une fleur est une fleur 

et qu’un arbre est un arbre.

Mais moi j’ai répondu : « Tout le monde ? 

voire... »

Car tout le monde aime les fleurs parce quelles 

sont belles, et moi je suis différent.

Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils 

sont verts et donnent de l’ombre, mais 

pas moi.

J’aime les fleurs parce qu’elles sont des fleurs, 

directement.

J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, 

sans ma pensée.



fin de l’œuvre d’alberto caeiro



ALBERTO CAEIRO

JUGÉ

par

RICARDO REIS1



Dans ces poèmes en apparence si simples, le critique enclin à une analyse scrupuleuse se trouve progressivement en présence d’éléments de plus en plus inattendus, de plus en plus complexes. Tenant pour axiomatique ce qui le frappe d’emblée, le naturel et la spontanéité des poèmes de Caeiro, il s’émerveille de constater qu’ils sont, en même temps, rigoureusement unifiés par une pensée philosophique qui, non seulement les coordonne et les enchaîne, mais qui, plus encore, prévoit les objections, devance les critiques et explique les défauts par leur intégration dans la substance spirituelle de l’œuvre. Ainsi, alors que Caeiro se donne pour un poète objectif, ce qu’effectivement il est, nous le surprenons, dans quatre de ses chansons, en train d’exprimer des impressions entièrement subjectives. Mais nous n’avons pas la satisfaction cruelle de nous croire à même de lui indiquer qu’il a fait fausse route. Dans le poème qui précède immédiatement ces chansons, il explique qu’elles furent écrites au cours d’une maladie, et que, partant, elles doivent de toute nécessité être différentes de ses œuvres normales, pour cette seule raison que la maladie n’est pas la santé. Et c’est ainsi que le critique se trouve empêché de porter à ses lèvres la coupe de sa satisfaction cruelle.

... Celui-là seul qui lira cette œuvre dans un esprit de patience autant que de promptitude, pourra évaluer ce qu’a de déconcertant cette prévision, cette cohérence intellectuelle (plus encore que sentimentale ou émotive).

Là réside, toutefois, l’esprit païen dans sa vérité. Cet ordre et cette discipline que possédait le paganisme, et cette intelligence rationnelle des choses, qui était son apanage et qui a cessé d’être nôtre, se trouvent là. S’il manque, en effet, dans la forme, il est ici dans l’essence.

Et ce n’est pas la forme extérieure du paganisme, je le répète, que Caeiro est venu reconstruire ; c’est l’essence qu’il a rappelée de l’Averne, tel Orphée Eurydice, par la magie harmonique (mélodique) de son émotion.

Quels sont, d’après mes canons de jugement, les défauts de cette œuvre ? Ils ne sont qu’au nombre de deux, et ils ne ternissent guère son éclat frère des dieux.

Il manque aux poèmes de Caeiro ce qui devait les compléter : la discipline extérieure susceptible de donner à leur force l’ordre et la cohérence qui régnent à l’intime de l’Œuvre. Il a choisi, ainsi qu’on le voit, un vers qui, tout fortement personnel qu’il est — comme il ne pouvait laisser de l’être — est encore le vers libre des modernes. Il n’a pas subordonné l’expression à une discipline comparable à celle à quoi il a presque toujours subordonné l’émotion, et, toujours, l’idée. On lui pardonne cette déficience, parce qu’on pardonne beaucoup aux innovateurs ; mais on ne saurait avancer que ce soit là une déficience, plutôt qu’un signe de distinction.

Tout de même, l’émotion se ressent encore un peu du milieu chrétien dans lequel a surgi en ce monde l’âme du poète. L’idée, toujours essentiellement païenne, a parfois recours à un tégument émotif inadéquat. Dans Le Gardeur de Troupeaux, il y a un perfectionnement graduel dans cette direction : les poèmes de la fin — et surtout les quatre ou cinq qui précèdent les deux derniers — sont d’une parfaite unité idéo-émotive. Je pardonnerais au poète qu’il fût ainsi resté esclave de certains accessoires sentimentaux de la mentalité chrétienne, s’il ne parvenait jamais, jusqu’à la fin de son œuvre, à se libérer d’eux. Mais si, à un certain moment de son évolution poétique, il y est parvenu, je l’incrimine, et sévèrement (comme sévèrement, d’homme à homme, je l’ai incriminé), de ne pas retourner à ses poèmes antérieurs, en les ajustant à la discipline acquise et, au cas où certains d’entre eux ne se soumettraient pas à cette discipline, en les biffant entièrement. Mais le courage de sacrifier ce qui est fait est chez le poète la chose la plus rare. Plus difficile est de refaire que de faire une première fois. En vérité, au rebours de ce qu’affirme l’adage français, il n’y a que le dernier pas qui coûte.

C’est ainsi que je trouve tel poème du recueil, si attendrissant — et de façon si irritante — pour un chrétien, absolument déplorable pour un poète objectif, pour un reconstructeur de l’essence du paganisme. Dans ce poème l’auteur s’abaisse jusqu’aux couches les plus basses du subjectivisme d’inspiration chrétienne, au point d’atteindre ce mélange de l’objectif et du subjectif qui est l’affection spécifique des plus morbides d’entre les modernes (depuis certains points de l’œuvre intolérable du malheureux appelé Victor Hugo jusqu’à la quasi-totalité du magma amorphe qui parfois tient lieu de poésie chez nos contemporains mystiques.

J’exagère, peut-être, et, qui sait ? je m’abuse. Ayant tiré parti de la résurrection du paganisme opérée par Caeiro, et, ayant, comme tous ceux qui tirent parti d’un résultat acquis, atteint à l’art facile de perfectionner, qui est un art de deuxième main, peut-être est-il ingrat de ma part de me révolter contre les défauts inhérents à une innovation dont j’ai fait mon profit.