(N.d.T. )
IV
L’orage ce soir s’est abattu,
dévalant les pentes du ciel
ainsi qu’une énorme avalanche...
A l’instar de quelqu’un secouant une nappe
par une fenêtre haute,
et les miettes, qui tombent toutes ensemble,
font un certain bruit dans leur chute,
du ciel la pluie descendait
au point de noircir les chemins...
Comme les éclairs secouaient l’atmosphère
et ébranlaient l’espace
ainsi qu’une grande tête qui fait non,
je ne sais pourquoi — je n’avais pas peur —
je me mis à prier sainte Barbe
comme si j’avais été une quelconque
vieille fille...
Ah, c’est qu’en priant sainte Barbe
je me sentais encore plus simple
que ce que je me crois en vérité...
Je me sentais l’âme modeste et casanière
d’un homme dont la vie s’est écoulée
tranquillement, comme le mur de l’enclos ;
doué d’idées et de sentiments parce que c’est
ainsi,
comme une fleur a sa couleur et son parfum.
Je me sentais homme à croire à sainte Barbe...
Ah, pouvoir croire à sainte Barbe !
Celui qui croit à l’existence de sainte Barbe
doit penser qu’elle est une créature visible
ou bien alors que peut-il penser d’elle ?
(Quel artifice ! Que savent de sainte Barbe
les fleurs, les arbres et les troupeaux ?
Une branche d’arbre, si elle pensait,
jamais ne pourrait construire saints ni anges.
Elle pourrait penser que le soleil
est Dieu, et que l’orage
est une multitude de gens
en colère au-dessus de nos têtes...
Ah, comme les plus simples des hommes
sont malades et stupides et confus
auprès de la claire simplicité
et de la toute saine existence
des arbres et des plantes !)
Et moi, brassant toutes ces pensées,
je m’en retrouvai moins heureux...
J’en restai morfondu, mélancolique et sombre
comme un jour où tout le jour l’orage menace
et la nuit tombe sans qu’il ait éclaté...
V
Il y a passablement de métaphysique dans la
non-pensée.
Ce que je pense du monde ?
Le sais-je, moi, ce que je pense du monde ?
Si je tombais malade j’y penserais.
Quelle idée je me fais des choses ?
Quelle opinion sur les causes et les effets ?
Qu’ai-je médité sur Dieu et sur l’âme
Et sur la création du Monde ?
Je ne sais. Pour moi penser à ces choses c’est
fermer les yeux
Et ne pas penser. C’est tirer les rideaux !
De ma fenêtre (mais de rideaux elle n’a
pas l’ombre).
Le mystère des choses ? Mais que sais-je, moi,
du mystère ?
Le seul mystère, c’est qu’il y ait des gens pour
penser au mystère
Celui qui est au soleil et qui ferme les yeux,
Se met à ne plus savoir ce qu’est le soleil
Et à penser maintes choses pleines de chaleur.
Mais il ouvre les yeux et voit le soleil
Et il ne peut plus penser à rien
Parce que la lumière du soleil vaut plus que
les pensées
De tous les philosophes et de tous les poètes.
La lumière du soleil ne sait pas ce qu’elle fait.
Et partant elle ne se trompe pas, elle est
commune et bonne.
Métaphysique ? Quelle métaphysique ont donc
ces arbres ?
Celle d’être verts et touffus et d’avoir des
branches
Et de donner des fruits à leur heure, ce qui ne
nous donne pas à penser,
Nous autres, qui ne savons nous aviser de leur
existence.
Mais, quelle métaphysique meilleure que la leur
Qui est de ne pas savoir pourquoi ils vivent
Et de ne pas savoir non plus qu’ils ne le
savent pas ?
« Constitution intime des choses... »
« Signification intime de l’Univers... »
Tout cela est faux, tout cela ne veut rien dire.
Il est incroyable que l’on puisse penser à
ces choses.
C’est comme de penser à des raisons et à
des fins
Lorsque luit le début du matin, et que sur
le flanc des arbres
Un or vague et lustré perd peu à peu sa part
d’ombre.
Penser à la signification intime des choses,
C’est une chose ajoutée, comme de penser à
la santé
Ou de porter un verre à l’eau des sources.
L’unique signification intime des choses,
C’est le fait qu’elles n’aient aucune intime
signification.
Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l’ai
jamais vu.
S’il voulait que je croie en lui.
Sans doute viendrait-il me parler
Et entrerait-il chez moi par la porte
En me disant : Me voici !
(Peut-être cela est-il ridicule à entendre
Pour qui, ne sachant ce que c’est que regarder
les choses,
Ne comprend pas celui qui parle d’elles
Avec la façon de parler qu’enseigne le fait de
les observer.
Mais si Dieu est les fleurs et les arbres
Et les monts et le soleil et le clair de lune,
Alors je crois en lui,
Alors je crois en lui à toute heure,
Et ma vie est toute oraison et toute messe,
Et une communion par les yeux et par l’ouïe.
Mais si Dieu est les arbres et les fleurs
Et les montagnes et le clair de lune et le soleil,
Pourquoi est-ce que je l’appelle Dieu ?
Je l’appelle fleurs et arbres et monts et soleil et
clair de lune ;
Parce que, s’il s’est fait, afin que je le voie,
Soleil et clair de lune et fleurs et arbres
et monts,
S’il m’apparaît comme étant arbres et monts
Et clair de lune et soleil et fleurs,
C’est qu’il veut que je le connaisse
En tant qu’arbres et monts et fleurs et clair de
lune et soleil.
Et c’est pourquoi je lui obéis
(Que sais-je de plus de Dieu que Dieu de
lui-même ?)
Je lui obéis en vivant, spontanément,
Comme un qui ouvre les yeux et voit,
Et je l’appelle clair de lune et soleil et fleurs et
arbres et monts
Et je l’aime sans penser à lui,
Et je le pense par l’œil et par l’oreille
Et je chemine avec lui à toute heure.
VI
Penser a Dieu c’est désobéir à Dieu
Car Dieu a voulu que nous ne le connaissions
pas,
Aussi à nous ne s’est-il pas montré...
Soyons simples et calmes
Comme les ruisseaux et les arbres,
Et Dieu nous aimera, nous rendant
Beaux comme les arbres et les ruisseaux,
Et il nous donnera la verdeur de son printemps
Et un fleuve où nous jeter lorsque viendra
la fin !...
VII
De mon village je vois de la terre tout ce qu’on
peut voir de l’Univers...
C’est pour cela que mon village est aussi grand
qu’un autre pays quelconque,
Parce que je suis de la dimension de ce que
je vois
Et non de la dimension de ma propre taille...
Dans les villes la vie est plus petite
Qu’ici dans ma maison à la crête de cette
colline.
Dans les villes les immeubles verrouillent
la vue,
Cachent l’horizon, repoussent nos regards bien
loin de tout le ciel,
Nous rapetissent parce qu’ils nous ôtent ce que
nos yeux peuvent nous donner,
Et nous appauvrissent parce que notre unique
richesse est de voir.
VIII
Par un après-midi de fin de printemps
j’ai fait un rêve semblable à une photographie.
J’ai vu Jésus-Christ descendre sur la terre,
par le versant d’une montagne
et redevenu enfant.
Il courait et se roulait dans l’herbe,
il arrachait des fleurs pour les éparpiller
et son rire éclatait à tous les échos.
Il s'était enfui du ciel.
Il était trop des nôtres pour se déguiser
en deuxième personne de la Trinité.
Au ciel tout était faux, et tout en désaccord
avec les fleurs et les arbres et les pierres.
Au ciel il devait garder son sérieux
et de temps à autre redevenir homme,
remonter sur la croix, et mourir
sempiternellement
avec une couronne hérissée d’épines
et les pieds percés d’un clou à grosse tête,
et pour comble, un haillon autour de la taille
comme les nègres sur les images.
On ne lui permettait même pas d’avoir père et
mère
comme les autres enfants.
Son père, c’était deux personnes :
un vieux nommé Joseph, qui était charpentier,
et qui n’était pas son père ;
et l’autre père était une inepte colombe,
la seule colombe laide du monde
car elle n’était pas de ce monde et elle n’était
pas colombe.
Et sa mère n’avait pas aimé avant de l’avoir.
Elle n’était pas femme : c’était une valise
dans laquelle il était venu du ciel.
Et l’on voudrait que lui, né de sa seule mère,
et qui n’avait jamais eu de père à aimer
respectueusement,
prêchât la bonté et la justice !
Un jour où Dieu était endormi
et que le Saint-Esprit volait dans les airs,
il s’en fut à la huche aux miracles et en déroba
trois.
Avec le premier il fit que nul ne sût qu’il
s’était échappé.
Avec le deuxième il se créa éternellement
homme et enfant.
Avec le troisième il créa un Christ
éternellement en croix
et il le laissa cloué sur la croix qui se trouve
au ciel
et qui sert de modèle à toutes les autres.
Puis il s’enfuit vers le soleil
et descendit par le premier rayon qu’il
empoigna.
Il habite aujourd’hui avec moi dans mon
village.
C’est un bon petit gars rieur et plein de naturel.
Il s’essuie le nez avec le bras droit,
il patauge dans les flaques d’eau
il cueille les fleurs, il leur fait fête, il les oublie.
Il lance des pierres aux ânes,
il maraude dans les vergers
et il s’enfuit devant les chiens avec des cris et
des pleurs
Et, sachant bien qu’elles n’aiment pas ça
alors que tout le monde le trouve drôle,
il court derrière les filles
qui vont en bandes sur les routes
avec des cruches sur la tête
et il soulève leurs jupons.
Moi, il m’a tout appris.
Il m’a appris à regarder les choses.
Il me signale toutes les choses qu’il y a dans
les fleurs.
Il me fait voir comme les pierres sont jolies
alors qu’on les tient dans la main
et qu’on les regarde doucement.
Il me dit beaucoup de mal de Dieu.
Il dit que c'est un vieillard stupide et malade,
toujours en train de cracher par terre
et de dire des grossièretés.
La Vierge Marie passe les veillées de l'éternité
à tricoter des bas
et le Saint-Esprit se gratte du bec,
perché sur les fauteuils qu'il laisse empouacrés.
Tout au ciel est stupide comme l'Eglise
Catholique.
Il me dit que Dieu n'entend goutte
aux choses qu'il a créées —
« si tant est qu’il les a créées, ce dont je doute » —
« Il dit, par exemple, que les êtres chantent
sa gloire,
mais les êtres ne chantent rien du tout.
S’ils chantaient, ils seraient des chanteurs.
Les êtres existent, un point, c’est tout,
et c’est pourquoi ils s’appellent des êtres. »
Là-dessus, las de dire du mal de Dieu,
l'Enfant Jésus s’endort dans mes bras
et dans cette posture je le ramène à la maison.
Il habite avec moi dans ma maison à mi-coteau.
Il est l’Enfant Eternel, le Dieu qui nous faisait
défaut.
Il est l’humain qui est naturel,
il est le divin qui sourit et qui joue.
Voilà pourquoi je sais de toute certitude
qu’il est le véritable Enfant Jésus.
Et l’enfant à ce point humain qu’il en est
dieu,
c’est cette vie quotidienne de poète que
je mène,
et c’est parce que toujours il m’accompagne
que je suis toujours poète,
et que le moindre de mes regards
me comble de sensation,
et que le son le plus ténu, d’où qu’il vienne,
a l’air de me parler personnellement.
L’Enfant Nouveau qui vit en ma demeure
me donne une main à moi
et l’autre à tout ce qui existe
et nous foulons ainsi tous trois le chemin de
hasard,
avec des sauts et des chants et des rires,
tout à la joie de notre commun secret
qui est de savoir en tout lieu
qu’il n’y a pas de mystère en ce monde
et que toute chose vaut la peine d’être vécue.
Toujours m’accompagne l’Enfant Eternel.
La direction de mon regard, c’est son doigt qui
montre le chemin,
Mon ouïe joyeusement attentive à tous les sons,
ce sont les chatouilles qu’il me fait, par jeu,
dans les oreilles.
Nous nous entendons si bien
en compagnie de toute chose
que jamais nous ne pensons l’un à l’autre,
mais nous vivons joints et distincts
en un accord intime
comme la main droite et la main gauche.
Quand vient le soir nous jouons aux osselets
sur la marche du seuil de la maison,
graves, ainsi qu’il convient à un dieu et à
un poète,
et comme si chaque pierre était tout un univers
et comme s’il y avait de ce fait un grand danger
pour elle
à la laisser choir sur le sol.
Ensuite je lui conte des choses uniquement
humaines
et il sourit, parce que tout est incroyable.
Il rit des rois et de ceux qui ne sont pas rois,
il se désole d’entendre parler des guerres,
et du négoce, et des navires
qui ne laissent que fumée dans l’air des hautes
mers.
Parce qu’il sait que tout cela pèche contre cette
vérité
qu’a la fleur lorsqu’elle fleurit
et qui accompagne la lumière du soleil
lorsqu’elle diversifie les monts et les vallées
et fait mal aux yeux à force de chaux sur
les murs.
Ensuite il s’endort et je le couche.
Je le prends dans mes bras jusque dans
la maison
et je le couche, le déshabillant lentement
et comme suivant un rituel très net
et tout maternel jusqu’à ce qu’il soit nu.
Il dort alors dans mon âme
et parfois il s’éveille la nuit
et il joue avec mes songes.
Certains, il les retourne jambes en l’air ;
les autres, il les entasse sens dessus dessous
et il bat des mains tout seul
en faisant risette à mon sommeil.
*
* *
Quand je mourrai, mon tout petit bonhomme,
l’enfant, le plus petit, que ce soit moi...
Prends-moi dans tes bras
et porte-moi dans ta maison.
Déshabille mon être humain et fatigué
et dans ton lit couche-moi.
Puis conte-moi des histoires, si d’aventure
je m’éveille,
afin que je m’endorme à nouveau —
et fais-moi jouer avec des rêves à toi
jusqu’à ce que naisse un jour
de toi seul connu.
*
* *
Voilà l’histoire de mon Enfant Jésus.
Pour quelle raison intelligible
ne serait-elle pas plus véritable
que tout ce que pensent les philosophes
et que tout ce que les religions enseignent ?
IX
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
Et avec les mains et avec les pieds
Et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et couche de tout mon long dans l’herbe,
Et ferme mes yeux brûlants,
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je sais la vérité et je suis heureux.
X
« Hola, gardeur de troupeaux,
Sur le bas-côté de la route,
Que te dit le vent qui passe ? »
« Qu’il est le vent, et qu’il passe,
Et qu’il est déjà passé
Et qu’il passera encore.
Et à toi, que te dit-il ? »
« Il me dit bien davantage.
De mainte autre chose il me parle,
De souvenirs et de regrets,
Et de choses qui jamais ne furent. »
« Tu n’as jamais ouï passer le vent.
Le vent ne parle que du vent.
Ce que tu lui as entendu dire était mensonge,
Et le mensonge se trouve en toi. »
XI
Cette dame a un piano
Qui est agréable mais qui n’est pas le cours
des fleuves
Ni le murmure que font les arbres...
Pourquoi faut-il qu’on ait un piano ?
Le mieux est qu’on ait des oreilles
Et qu’on aime la Nature.
XII
Les bergers de Virgile jouaient du chalumeau
et d’autres instruments
Et chantaient d’amour littérairement.
(Ensuite — moi je n’ai jamais lu Virgile ;
Et pourquoi donc l’aurais-je lu ?)
Mais les bergers de Virgile, les pauvres,
sont Virgile,
Et la Nature est aussi belle qu’ancienne.
XIII
Léger, léger, très léger,
un vent très léger passe
et s’en va, toujours très léger ;
je ne sais, moi, ce que je pense
ni ne cherche à le savoir.
XIV
Peu m'importent les rimes.
Rarement
Il est deux arbres semblables, l’un auprès
de l’autre.
Je pense et j’écris ainsi que les fleurs ont une
couleur
Mais avec moins de perfection dans ma façon
de m’exprimer
Parce qu’il me manque la simplicité divine
D’être en entier l’extérieur de moi-même et
rien de plus.
Je regarde et je m’émeus.
Je m’émeus ainsi que l’eau coule lorsque le sol
est en pente.
Et ma poésie est naturelle comme le lever du
vent.
XV
Les quatre chansons qui suivent
S’écartent de tout ce que je pense,
Elles mentent à tout ce que j’éprouve,
Elles sont à l’opposé de ce que je suis...
Je les ai écrites alors que j’étais malade
Et c’est pourquoi elles sont naturelles
Et s’accordent à ce que j’éprouve,
Elles s’accordent à ce avec quoi elles sont
en désaccord...
Etant malade je dois penser l’inverse
De ce que je pense lorsque je suis bien portant
(Sinon je ne serais pas malade),
Je dois éprouver le contraire de ce que j’éprouve
Lorsque je jouis de la santé,
Je dois mentir à ma nature
D'être humain qui éprouve de certaine façon...
Je dois être tout entier malade — idées et tout.
Quand je suis malade, je ne suis pas malade
pour autre chose.
C’est pourquoi ces chansons qui me désavouent
N’ont pas le pouvoir de me désavouer,
Et elles sont le paysage de mon âme nocturne,
La même à l’envers...
XVI
Que ma vie n’est-elle un char à bœufs
D’aventure geignant sur la route,
de grand matin,
Et qui à son point de départ retourne
Entre chien et loup par le même chemin...
Je n’aurais pas besoin d’espérances — de roues
seules j’aurais besoin...
Ma vieillesse n’aurait ni rides ni cheveux
blancs...
Lorsque je serais hors d’usage, on m’enlèverait
les roues
Et je resterais, renversé et mis en pièces au fond
d’un ravin.
XVII
Dans mon assiette quel mélange de Nature !
Mes sœurs les plantes,
Les compagnes des sources, les saintes
Que nul ne prie...
On les coupe et les voici sur notre table
Et dans les hôtels les clients au verbe haut
Qui arrivent avec des courroies et des plaids
Demandent « de la salade », négligemment...,
Sans penser qu’ils exigent de la Terre-Mère
Sa fraîcheur et ses prémices,
Les premières paroles vertes qu’elle profère,
Les premières choses vives et irisées
Que vit Noé
Lorsque les eaux baissèrent et que la cime des
monts
Surgit verte et détrempée
Et que dans l’air où apparut la colombe
S’inscrivit l’arc-en-ciel en dégradé...
XVIII
Que ne suis-je la poussière du chemin,
Les pauvres me foulant sous leurs pieds...
Que ne suis-je les fleuves qui coulent,
Avec les lavandières sur ma berge...
Que ne suis-je les saules au bord du fleuve,
N’ayant que le ciel sur ma tête et l’eau à mes
pieds...
Que ne suis-je l’âne du meunier,
Lequel me battrait tout en ayant pour moi de
l’affection...
Plutôt cela plutôt qu’être celui qui traverse
l’existence
En regardant derrière soi et la peine au cœur...
XIX
Le clair de lune, lorsqu’il frappe le gazon,
Je ne sais ce qu’il me rappelle...
Il me rappelle la voix de la vieille servante
Qui me disait des contes de fées.
Et comment Notre Dame en robe de mendiante
Allait la nuit sur les chemins
Au secours des enfants maltraités.
Si je ne puis plus croire que tout cela soit vrai,
Pourquoi le clair de lune frappe-t-il le gazon ?
XX
Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse
mon village,
mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière
qui traverse mon village,
parce que le Tage n’est pas la rivière qui
traverse mon village.
Le Tage porte de grands navires
et à ce jour il y navigue encore,
pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,
le souvenir des nefs anciennes.
Le Tage descend d’Espagne
et le Tage se jette dans la mer au Portugal.
Tout le monde sait ça.
Mais bien peu savent quelle est la rivière de
mon village
et où elle va
et d’où elle vient.
Et par là même, parce qu’elle appartient à
moins de monde,
elle est plus libre et plus grande, la rivière de
mon village.
Par le Tage on va vers le Monde.
Au-delà du Tage il y a l’Amérique
et la fortune pour ceux qui la trouvent.
Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien
exister
au-delà de la rivière de mon village.
La rivière de mon village ne fait penser
à rien.
Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès
d’elle, tout simplement.
XXI
Si je pouvais croquer la terre entière
et lui trouver un goût,
j’en serais plus heureux un instant...
Mais ce n’est pas toujours que je veux être
heureux.
Il faut être malheureux de temps à autre
afin de pouvoir être naturel...
D’ailleurs il ne fait pas tous les jours soleil,
et la pluie, si elle vient à manquer très fort, on
l’appelle.
C’est pourquoi je prends le malheur avec le
bonheur,
naturellement, en homme qui ne s’étonne pas
qu’il y ait des montagnes et des plaines
avec de l’herbe et des rochers.
Ce qu’il faut, c’est qu’on soit naturel et calme
dans le bonheur comme dans le malheur,
c’est sentir comme on regarde,
penser comme l’on marche,
et, à l’article de la mort, se souvenir que le
jour meurt,
que le couchant est beau, et belle la nuit qui
demeure...
Puisqu’il en est ainsi, ainsi soit-il...
XXII
Tel un homme qui par un jour d’été ouvre
la porte de sa maison
et qui de tout son visage est à l’affût de
la chaleur des champs,
il advient que tout à coup la Nature me frappe
de plein fouet
au visage de mes sens,
et moi, j’en garde trouble et confusion,
essayant de comprendre
je ne sais quoi ni comme...
Mais qui donc a voulu que je cherche à
comprendre ?
Qui donc m’a dit qu’il y avait quelque chose à
comprendre ?
Lorsque l’été passe sur mon visage
la main légère et chaude de sa brise,
je n’ai qu’à éprouver du plaisir de ce qu’elle
soit la brise
ou à éprouver du déplaisir de ce qu’elle soit
chaude,
et, de quelque manière que je l’éprouve,
c’est ainsi, puisque ainsi je l’éprouve,
qu’il est de mon devoir de l’éprouver.
XXIII
Monregard aussi bleu que le ciel
est aussi calme que l’eau au soleil.
Il est ainsi, et bleu et calme,
parce qu’il n’interroge ni ne s’effraie...
Si je m’interrogeais et m’effrayais,
il ne naîtrait pas de fleurs nouvelles dans
les prés
et le soleil ne subirait pas de transformation
qui l’embellît....
(Même s’il naissait des fleurs nouvelles dans
les prés
et si le soleil embellissait,
je sentirais moins de fleurs dans le pré
et je trouverais le soleil plus laid...
Parce que toute chose est comme elle est,
et voilà,
et moi j’accepte, sans même remercier,
afin de ne pas avoir l’air d’y penser...)
XXIV
Ce que nous voyons des choses,
ce sont les choses.
Pourquoi verrions-nous une chose s’il y en avait
une autre ?
Pourquoi le fait de voir et d’entendre serait-il
illusion,
si voir et entendre c’est vraiment voir et
entendre ?
L’essentiel c’est qu’on sache voir,
qu’on sache voir sans se mettre à penser,
qu’on sache voir lorsque l’on voit,
sans même penser lorsque l’on voit
ni voir lorsque l’on pense.
Mais cela (pauvres de nous qui nous affublons
d’une âme !),
cela exige une étude profonde,
tout un apprentissage de science à désapprendre
et une claustration dans la liberté de ce couvent
dont les poètes décrivent les étoiles comme les
nonnes éternelles
et les fleurs comme les pénitentes aussi
éphémères que convaincues,
mais où les étoiles ne sont à la fin que des
étoiles
et les fleurs que des fleurs,
ce pourquoi nous les appelons étoiles et fleurs.
XXV
Les bulles de savon que cet enfant
s’amuse à tirer d’un chalumeau
sont dans leur translucidité toute
une philosophie.
Claires, inutiles et transitoires comme
la Nature,
amies des yeux comme les choses,
elles sont ce qu’elles sont,
avec une précision rondelette et aérienne,
et nul, même pas l’enfant qui les abandonne,
ne prétend qu’elles sont plus que ce
qu’elles paraissent.
Certaines se voient à peine dans l’air lumineux.
Elles sont comme la brise qui passe et qui
touche à peine les fleurs
et dont nous savons qu’elle passe, simplement
parce que quelque chose en nous s’allège
et accepte tout plus nettement.
XXVI
Parfois, en certains jours de lumière parfaite
et exacte,
où les choses ont toute la réalité dont elles
portent le pouvoir,
je me demande à moi-même tout doucement
pourquoi j’ai moi aussi la faiblesse d’attribuer
aux choses de la beauté.
De la beauté, une fleur par hasard
en aurait-elle ?
Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?
Non : ils ont couleur et forme
et existence tout simplement.
La beauté est le nom de quelque chose
qui n’existe pas
et que je donne aux choses en échange
du plaisir qu’elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses :
elles sont belles ?
Oui, même moi, qui ne vis que de vivre,
invisibles, viennent me rejoindre les mensonges
des hommes
devant les choses,
devant les choses qui se contentent d’exister.
Qu’il est difficile d’être soi et de ne voir que
le visible !
XXVII
Dans la nature seule elle est divine,
et elle n’est pas divine...
Si je parle d’elle comme d’un être,
c’est que pour parler d’elle j’ai besoin
de recourir au langage des hommes
qui donne aux choses la personnalité
et aux choses impose un nom.
Mais les choses sont privées de nom et
de personnalité :
elles existent, et le ciel est grand et la terre
vaste,
et notre cœur de la dimension d’un poing
fermé...
Béni sois-je pour tout ce que je sais.
Je me réjouis de tout cela en homme qui sait
que le soleil existe.
XXVIII
J’ai lu aujourd’hui près de deux pages
du livre d’un poète mystique,
et j’ai ri comme qui a beaucoup pleuré.
Les poètes mystiques sont des philosophes
malades,
et les philosophes sont des hommes fous.
Parce que les poètes disent que les fleurs ont
des sensations,
que les pierres ont une âme
et que les fleuves se pâment au clair de lune.
Mais les fleurs, si elles sentaient, ne seraient pas
des fleurs,
elles seraient des personnes;
et si les pierres avaient une âme, elles seraient
des choses vivantes, et non des pierres ;
et si les fleuves se pâmaient au clair de lune,
ils seraient des hommes malades.
Il faut ignorer ce que sont les fleurs, les pierres
et les fleuves,
pour parler de leurs sentiments.
Parler de l’âme des pierres, des fleurs,
des fleuves,
c’est parler de soi-même et de ses fausses
pensées.
Grâce à Dieu les pierres ne sont que des pierres
et les fleuves ne sont que des fleuves
et les fleurs tout bonnement des fleurs.
Pour moi, j’écris la prose de mes vers
et j’en suis tout content,
parce que je sais que je comprends la Nature
du dehors ;
et je ne la comprends pas du dedans
parce que la Nature n’a pas de dedans —
sans quoi elle ne serait pas la Nature.
XXIX
Je ne suis pas toujours le même
dans mes paroles et dans mes écrits
Je change, mais je ne change guère.
La couleur des fleurs n’est pas la même au soleil
Que lorsqu’un nuage passe
Ou que la nuit descend
Et que les fleurs sont couleur d’ombre.
Mais qui regarde bien voit bien que ce sont
les mêmes fleurs.
Aussi, lorsque j’ai l’air de ne pas être d’accord
avec moi-même,
Que l’on m’observe bien :
Si j’étais tourné vers la droite,
Je me suis tourné maintenant vers la gauche,
Mais je suis toujours moi, debout sur les mêmes
pieds —
Le même toujours, grâces au ciel et à la terre,
A mes yeux et à mes oreilles attentifs
Et à ma claire simplicité d’âme...
XXX
Si l'on veut que j’aie un mysticisme,
c’est bien, je l’ai.
Je suis mystique, mais seulement avec le corps.
Mon âme est simple et ne pense pas.
Mon mysticisme est dans le refus de savoir.
Il consiste à vivre et à ne pas y penser.
J’ignore ce qu’est la Nature : je la chante.
Je vis à la crête d’une colline
dans une maison blanchie à la chaux et
solitaire,
et voilà ma définition.
XXXI
Si je dis parfois que les fleurs sourient
et s’il m’advient de dire que les fleuves chantent,
ce n’est pas que je croie qu’il y ait dans
les fleurs des sourires
et dans le cours des fleuves des chansons...
C’est parce qu’ainsi je fais sentir davantage
aux hommes faux
l’existence authentiquement réelle des fleuves
et des fleurs...
Comme j’écris pour qu’ils me lisent je me
sacrifie parfois
à la grossièreté de leurs réactions...
Je suis en désaccord avec moi-même,
mais je m’absous,
parce que je suis cette chose sérieuse,
un interprète de la Nature,
parce qu’il y a des hommes qui ne comprennent
pas son langage,
étant donné que de langage elle n’a point.
XXXII
Hier soir un homme des cités
Parlait à la porte de l’hôtellerie.
Il me parlait à moi aussi.
Il parlait de la justice et du combat qui se livre
pour que règne la justice
Et des ouvriers qui souffrent
Et du travail continuel, et de ceux qui ont faim,
Et des riches, les seuls à être nés coiffés...
Et lors, me regardant, il vit des larmes dans
mes yeux
Et il sourit avec plaisir, pensant que j’éprouvais
La peine qu’il éprouvait, lui, et la compassion
Qu’il disait éprouver.
(Mais moi je l’entendais à peine.
Que m’importent à moi les hommes
Et ce qu’ils souffrent ou croient souffrir ?
Qu’ils soient comme moi —
et ils ne souffriront pas.
Tout le mal du monde vient de ce que nous
nous tracassons les uns des autres,
Soit pour faire le bien, soit pour faire le mal,
Notre âme et le ciel et la terre nous suffisent.
Vouloir plus est perdre cela, et nous vouer
au malheur.)
Ce à quoi je pensais, moi,
Alors que parlait l’ami du genre humain
(Et cela m’émut jusqu’aux larmes),
C’était comme au murmure lointain des galets
En cette fin de jour
Sans ressemblance avec les cloches d’un oratoire
Où eussent entendu la messe les fleurs et
les ruisseaux
Et les âmes simples comme la mienne.
(Dieu soit loué de ce que je ne sois pas bon
Et que j’aie l’égoïsme naturel des fleurs
Et des fleuves qui poursuivent leur chemin
Préoccupés sans le savoir
Uniquement de fleurir et de couler.
La voilà, l’unique mission du Monde,
Celle d’exister clairement
Et savoir le faire sans y penser.)
Et l’homme s’était tu, les yeux tournés vers
le couchant.
Mais quel rapport entre le couchant et celui
qui hait et qui aime ?
XXXIII
Pauvres fleurs dans les corbeilles des jardins
à la française.
Elles ont l’air d’avoir peur de la police...
Mais si belles qu’elles fleurissent de la même
façon
Et qu’elles ont le même sourire antique
Qu’elles eurent pour le premier regard du
premier homme
Qui les vit apparaître et les toucha légèrement
Afin de voir si elles parlaient...
XXXIV
Je trouve si naturel que l’on ne pense pas
que parfois je me mets à rire tout seul,
je ne sais trop de quoi, mais c’est de
quelque chose
ayant quelque rapport avec le fait qu’il y a
des gens qui pensent...
Et mon mur, que peut-il bien penser de
mon ombre ?
Je me le demande parfois, jusqu’à ce que je
m’avise
que je me pose des questions...
Alors je me déplais et j’éprouve de la gêne
comme si je m’avisais de mon existence
avec un pied gourd...
Qu’est-ce que ceci peut bien penser de cela ?
Rien ne pense rien.
La terre aurait-elle conscience des pierres
et des plantes qu’elle porte ?
S’il en est ainsi, eh bien, soit !
Que m’importe, à moi ?
Si je pensais à ces choses,
je cesserais de voir les arbres et les plantes
et je cesserais de voir la Terre,
pour ne voir que mes propres pensées...
Je m’attristerais et je resterais dans le noir.
Mais ainsi, sans penser, je possède et la Terre
et le Ciel.
XXXV
Le clair de lune à travers les hautes branches,
les poètes au grand complet disent qu’il est
davantage
que le clair de lune à travers les hautes branches.
Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
ce qu’est le clair de lune à travers les hautes
branches,
en plus du fait qu’il est
le clair de lune à travers les hautes branches,
c’est de n’être pas plus
que le clair de lune à travers les hautes branches.
XXXVI
Dire qu’il y a des poètes qui sont des artistes
et qui peinent sur leurs vers
comme un charpentier sur ses planches !...
Comme il est triste de ne savoir fleurir !
D’avoir à mettre vers sur vers, comme qui
construit un mur,
puis voir s’il va, et le supprimer
s’il ne va pas !...
alors que l’unique maison artistique est
la Terre entière,
qui change et qui va toujours et qui est toujours
la même.
Je pense à cela, non comme on pense,
mais comme on respire,
et je regarde les fleurs et je souris...
Je ne sais si elles me comprennent
ni même si je les comprends, moi,
mais je sais que la vérité est en elles et en moi
et dans le don divin qui nous est commun
de nous laisser aller à vivre de par la Terre
et de nous laisser porter sur les bras des Saisons
heureuses
et de laisser le vent chanter pour nous endormir
et d’abolir dans notre sommeil tous les rêves.
XXXVII
Comme un énorme bourbouillis de flamme
le soleil couchant s’attarde dans les nues figées.
Il vient de loin un vague sifflement dans le soir
très calme.
Ce doit être celui d’un train au loin.
En ce moment il me vient une vague mélancolie
et un vague désir paisible
qui paraît et disparaît.
Parfois aussi, au fil des ruisseaux,
il se forme sur l’eau des bulles
qui naissent et se défont —
et elles n’ont d’autre sens
que d’être des bulles d’eau
qui naissent et se défont.
XXXVIII
Béni soit le même soleil d’autres contrées
qui me rend frère de tous les hommes,
puisque tous les hommes, un moment dans
la journée, le regardent comme moi,
et en ce moment pur,
tout de sérénité et de tendresse,
ils retournent dans l’affliction
et avec un soupir à peine sensible
à l’Homme véritable et primitif
qui voyait naître le Soleil et ne l’adorait
pas encore.
Parce que cela est naturel — plus naturel
qu’adorer l’or et Dieu
et l’art et la morale...
XXXIX
Le mystère des choses, où donc est-il ?
Où donc est-il, qu’il n’apparaisse point
pour nous montrer à tout le moins qu’il est
mystère ?
Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ?
Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux,
qu’en sais-je ?
Toutes les fois que je regarde les choses et que
je pense à ce que les hommes pensent d’elles,
je ris comme un ruisseau qui bruit avec
fraîcheur sur une pierre.
Car l’unique signification occulte des choses,
c’est qu’elles n’aient aucune signification
occulte.
Il est plus étrange que toutes les étrangetés
et que les songes de tous les poètes
et que les pensées de tous les philosophes,
que les choses soient réellement ce
qu’elles paraissent être
et qu’il n’y ait rien à y comprendre.
Oui, voici ce que mes sens ont appris
tout seuls : —
les choses n’ont pas de signification : elles ont
une existence.
Les choses sont l’unique sens occulte des choses.
XL
Devant moi passe un papillon
et pour la première fois dans l’Univers
je remarque
que les papillons n’ont ni couleur ni
mouvement,
tout de même que les fleurs n’ont ni parfum
ni couleur.
C’est la couleur qui est colorée dans les ailes
du papillon,
dans le mouvement du papillon c’est le mouvement
qui se meut,
c’est le parfum qui est parfumé dans le parfum
de la fleur.
Le papillon n’est qu’un papillon
et la fleur n’est qu’une fleur.
XLI
Parfois à la tombée du jour, l’été,
encore qu’il n’y ait aucune brise, il semble
que passe, un seul instant, une brise légère...
Mais les arbres demeurent immobiles
de toutes les feuilles de leurs feuilles
et nos sens ont éprouvé une illusion,
l’illusion d’une chose qui les aurait charmés...
Ah, les sens, les malades qui voient et qui
entendent !
Puisisons-nous être comme nous devrions être,
et il n’y aurait en nous nul besoin d’illusion...
Il nous suffirait de sentir avec une intense
clarté
sans même nous inquiéter de l’usage des sens...
Mais grâces à Dieu il y a de l’imperfection
dans le Monde,
parce que l’imperfection est une chose,
et le fait qu’il y ait des gens dans l’erreur est
original,
et qu’il y ait des gens malades rend le monde
plaisant.
S’il n’y avait pas d’imperfecdon, il manquerait
une chose,
et il doit y avoir nombre de choses
pour que nous ayons beaucoup à voir et à
entendre.
XLII
La diligence est passée dans la rue, et puis s’en
est allée ;
La rue ne s’en est trouvée ni plus belle ni
même plus laide.
Ainsi de toute action humaine dans le vaste
monde.
Nous ne retirons rien et rien nous n’ajoutons ;
on passe et on oublie ;
Et le soleil est toujours ponctuel chaque matin.
XLIII
Plutôt le vol de l’oiseau qui passe
sans laisser de trace,
que le passage de l’animal, dont l’empreinte
reste sur le sol.
L’oiseau passe et oublie, et c’est ainsi qu’il en
doit être.
L’animal, là où il a cessé d’être et qui, partant,
ne sert à rien,
montre qu’il y fut naguère, ce qui ne sert
à rien non plus.
Le souvenir est une trahison envers la Nature,
parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.
Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne
pas voir.
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !
XLIV
Je m'éveille la nuit subitement
et ma montre occupe la nuit toute entière.
Je ne sens pas la Nature au-dehors.
Ma chambre est une chose obscure aux murs
vaguement blancs.
Au-dehors règne une paix comme si rien
n’existait.
Seule la montre poursuit son petit bruit
et cette petite chose à engrenages qui se trouve
sur ma table
étouffe toute l'existence de la terre et du ciel...
Je me perds quasiment à penser ce que cela
signifie,
mais je m’arrête net, et dans la nuit je me sens
sourire du coin des lèvres,
parce que la seule chose que ma montre
symbolise ou signifie
en emplissant de sa petitesse la nuit énorme
est la curieuse sensation d’emplir la nuit
énorme
avec sa petitesse...
XLV
Une rangée d’arbres là-bas au loin,
là-bas vers le coteau.
Mais qu’est-ce qu’une rangée d’arbres ?
Des arbres et voilà tout.
Rangée et le pluriel arbres ne sont pas
des choses, ce sont des noms.
Tristes âmes humaines qui mettent partout de
l’ordre,
qui tracent des lignes d’une chose à l’autre,
qui mettent des pancartes avec des noms sur
des arbres absolument réels,
et qui tracent des parallèles de latitude et de
longitude
sur la terre même, la terre innocente et plus
verte que tout ça !
XLVI
D'une façon ou de l’autre,
selon que ça tombe bien ou mal,
ayant parfois le pouvoir de dire ce que je pense,
et d’autres fois le disant mal et d’impure façon,
j’écris mes vers involontairement,
comme si l’acte d’écrire n’était pas une chose
faite de gestes,
comme si le fait d’écrire était une chose
qui m’advînt
comme de prendre un bain de soleil.
Je cherche à dire ce que j’éprouve
sans penser à ce que j’éprouve.
Je cherche à appuyer les mots contre l’idée
et à n’avoir pas besoin du couloir
de la pensée pour conduire à la parole.
Je ne parviens pas toujours à éprouver ce que
je sais que je dois éprouver.
Ce n’est que très lentement que ma pensée
traverse le fleuve à la nage
parce que lui pèse le vêtement que les hommes
lui ont imposé.
Je cherche à dépouiller ce que j’ai appris,
je cherche à oublier le mode de pensée qu’on
m’inculqua,
à gratter l’encre avec laquelle on a barbouillé
mes sens,
à décaisser mes émotions véritables,
à me dépaqueter et à être moi — non
Alberto Caeiro,
mais un animal humain produit par la Nature.
Et aussi me voilà en train d’écrire, désireux
de sentir la Nature, même pas comme
un homme,
mais comme qui sent la Nature, sans plus.
Ainsi j’écris, tantôt bien et tantôt mal,
tantôt touchant sans coup férir ce que je veux
exprimer et tantôt me blousant,
ici tombant, et là me relevant,
mais poursuivant toujours mon chemin comme
un aveugle obstiné.
N’importe... Et malgré tout je suis quelqu’un.
Je suis le Découvreur de la Nature.
Je suis l’Argonaute des sensations vraies.
A l’Univers j’apporte un nouvel Univers
parce que j’apporte à l’Univers l’Univers
lui-même.
Cela je le sens et je l’écris,
sachant parfaitement et sans même y voir,
qu’il est cinq heures du matin
et que le soleil, qui n’a pas encore montré la tête
par-dessus le mur de l’horizon,
même ainsi on distingue le bout de ses doigts
agrippant le haut du mur
de l’horizon plein de montagnes basses.
XLVII
Par un jour excessivement net,
Où l’on avait envie d’avoir beaucoup travaillé
Afin de pouvoir ne rien faire ce jour-là,
J’entrevis, ainsi qu’une allée entre les arbres,
Ce qui peut-être était le Grand Secret,
Ce Grand Mystère dont parlent les faux poètes.
Je vis qu’il n’y a pas de Nature,
Que la Nature n’existe pas,
Qu’il y a des monts, des vallées, des plaines,
Qu’il y a des arbres, des fleurs, des herbes
Qu’il y a des fleuves et des pierres,
Mais qu’il n’y a pas un tout dont cela fasse
partie,
Qu’un ensemble réel et véritable
N’est qu’une maladie de notre pensée.
La Nature est faite de parties sans on tout.
Peut-être est-ce là le fameux mystère dont
on parle.
Voilà ce dont, sans réfléchir ni m’attarder,
Je m’avisai que ce devait être cette vérité
Que tout le monde cherche, et ne trouve pas,
Et que moi seul, ne l’ayant point cherchée,
ai trouvée.
XLVIII
De la plus haute fenêtre de ma maison
avec un mouchoir blanc je dis adieu
à mes vers qui partent vers l’humanité.
Et je ne suis ni joyeux ni triste.
Tel est le destin des vers.
Je les ai écrits et je dois les montrer à tous
parce que je n’en puis user différemment,
tout comme la fleur ne peut dissimuler sa
couleur,
ni le fleuve dissimuler qu’il coule,
ni l’arbre dissimuler qu’il fructifie.
Les voilà qui déjà s’éloignent comme en
diligence
et moi malgré moi j’éprouve de la peine
comme une douleur dans le corps.
Qui sait qui les lira ?
Qui sait en quelles mains ils tomberont ?
Fleur, mon destin m’a cueilli pour les yeux.
Arbre, on m’a arraché mes fruits pour les
bouches.
Fleuve, le destin de mes eaux était de ne pas
rester en moi.
Je me soumets et je me sens presque joyeux,
presque joyeux comme un homme qui se lasse
d’être triste.
Allez-vous-en, de moi détachez-vous !
L’arbre passe et se disperse dans la Nature.
La fleur fane et sa poussière dure à jamais.
Le fleuve coule puis il se jette dans la mer et
ses eaux restent ses eaux à lui.
Je passe et je demeure, comme l’Univers.
XLIX
Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.
On apporte la lampe, on me souhaite bonne
nuit,
Et d’une voix contente je réponds bonne nuit.
Plût au Ciel que ma vie fût toujours
cette chose :
Le jour ensoleillé, ou suave de pluie,
Ou bien tempétueux comme si le Monde allait
finir,
La soirée douce et les groupes qui passent,
Observés avec intérêt de la fenêtre,
Le dernier coup d’œil amical jeté sur les arbres
en paix,
Et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée,
Sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,
Sentir la vie couler en moi comme un fleuve
en son lit,
Et au-dehors un grand silence ainsi qu’un dieu
qui dort.
II
LE PASTEUR AMOUREUX
Au temps où je ne t’avais pas,
j’aimais la Nature ainsi qu’aime le Christ
un moine calme...
Maintenant j’aime la Nature
ainsi qu’un moine calme aime la Vierge Marie,
religieusement, à ma façon, comme auparavant,
mais d’une autre manière plus émue et plus
proche...
Je vois mieux les rivières quand je vais avec toi
à travers champs jusqu’à la berge des rivières;
assis à tes côtés observant les nuages,
je les observe mieux —
Tu ne m’as pas enlevé la Nature...
Tu as changé la Nature...
Tu m’as amené la Nature tout contre moi,
du fait de ton existence je la voix mieux, mais
identique,
du fait de ton amour, je l’aime de même façon,
mais davantage,
du fait que tu m’as choisi pour t’avoir et pour
t’aimer,
mes yeux l’ont fixée en s’attardant plus
longuement
sur toutes les choses.
Je ne me repens pas de ce que je fus jadis
car je le suis toujours.
Haut dans le ciel est la lune printanière.
Je pense à toi, et complet je m’éprouve.
Par les champs vagues court jusqu’à moi une
brise légère.
Je pense à toi, je murmure ton nom ;
et je ne suis pas moi ; je suis heureux.
Demain tu viendras, tu iras avec moi cueillir
des fleurs dans la campagne,
Et moi j’irai avec toi dans les champs te voir
cueillir des fleurs.
Je te vois déjà demain cueillant des fleurs avec
moi dans les champs,
Car, lorsque tu viendras demain et que tu iras
avec moi cueillir des fleurs à la campagne,
Ce sera là pour moi une joie et une vérité.
L’amour est une compagnie.
Je ne peux plus aller seul par les chemins,
parce que je ne peux plus aller seul nulle part.
Une pensée visible fait que je vais plus vite
et que je vois bien moins, tout en me donnant
envie de tout voir.
Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne
compagnie.
Et je l’aime tant que je ne sais comment
la désirer.
Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort
comme les arbres hauts.
Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de
quoi se compose ce que j’éprouve en son
absence.
Je suis tout entier une force qui m’abandonne.
Toute la réalité me regarde ainsi qu’un
tournesol dont le cœur serait son visage.
Le pasteur amoureux a perdu sa houlette,
et les brebis se sont éparpillées sur la pente,
et lui, à force de penser, n’a même pas joué de
la flûte qu’il avait apportée pour jouer.
Nul n’est apparu ou n’a disparu à ses yeux.
Plus jamais il n’a retrouvé sa houlette.
D’autres, en pestant contre lui, ont rassemblé
ses brebis.
Personne ne l’avait aimé, en fin de compte.
Quand il s’est relevé de la pente et de
l’égarement, il a tout vu :
les grands vallons pleins des mêmes verts
que toujours,
les grandes montagnes au loin, plus réelles que
tout sentiment,
la réalité tout entière, avec le ciel et l’air et
les champs qui existent et sont présents.
(et de nouveau l’air, qui si longtemps lui avait
manqué, est entré avec sa fraîcheur dans
ses poumons)
et il a senti que de nouveau l’air donnait accès,
mais douloureusement, à une espèce de liberté
dans son sein.
J’ai passé une nuit blanche, en voyant sa forme
hors de l’espace,
et la voyant sous des jours différents de ceux
où m’apparaît sa personne réelle.
Je compose des pensées avec le souvenir de ce
qu’elle est quand elle me parle,
et en chaque pensée elle varie en accord avec
sa ressemblance.
Aimer, c’est penser.
Et moi qui oublie presque de sentir à sa seule
pensée...
Je ne sais trop ce que je désire, même d’elle,
et je ne pense qu’à elle.
J’éprouve une grande distraction surexcitée.
Lorsque je désire la rencontrer
je préfère quasiment ne pas la rencontrer,
afin de ne pas avoir à la quitter ensuite.
Je ne sais trop ce que je veux, et d’ailleurs
je ne veux pas savoir ce que je veux.
Je veux seulement penser à elle.
Je ne demande rien à personne, pas même
à elle, sinon penser.
Tous les jours maintenant je m’éveille
avec joie et avec peine.
Autrefois je m’éveillais sans aucune sensation :
je m’éveillais.
J’éprouve joie et peine parce que je perds
ce que je rêve
et je puis vivre dans la réalité où se trouve
ce que je rêve.
Je n’ai que faire de mes sensations.
Je n’ai que faire de moi en ma seule compagnie.
Je veux qu’elle me dise quelque chose afin
de m’éveiller de nouveau.
III
POÈMES DÉSASSEMBLÉS
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres :
il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers
à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre
s’ouvrait,
et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la
fenêtre s’ouvre.
Tu parles de civilisation, tu dis
qu’elle ne devrait pas être,
ou qu’elle devrait être différente.
Tu dis que tous les hommes souffrent,
ou la majorité,
avec les choses humaines disposées de cette
manière.
Tu dis que si elles étaient différentes, ils
souffriraient moins.
Tu dis que si elles étaient selon tes vœux,
cela vaudrait mieux.
J’écoute et je ne t’entends pas.
Pourquoi donc voudrais-je t’entendre ?
Si je t’entendais je n’en serais pas plus avancé.
Si les choses étaient différentes, elles seraient
différentes, voilà tout.
Si les choses étaient selon ton cœur, elles seraient
selon ton cœur.
Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur
existence
à vouloir inventer la machine à faire
du bonheur !
Entre ce que je vois d’un champ
et ce que je vois d’un autre champ
Passe un instant une silhouette d’homme.
Ses pas vont avec « lui » dans la même réalité,
mais je les remarque, eux et lui, et ce sont
deux choses distinctes :
l’« homme » chemine avec ses idées, aussi faux
qu’étranger,
et les pas vont avec le système ancien qui fait
aller les jambes.
De loin je le regarde sans aucune opinion.
Combien parfait en lui ce qu’il est — son corps,
sa véritable réalité qui n’a désirs ni espérances,
mais des muscles avec la manière impersonnelle
et sûre de s’en servir.
Enfant malpropre et inconnu
qui joues devant ma porte,
je ne te demande pas si tu m’apportes un
message des symboles.
Je trouve drôle de ne t’avoir jamais vu
auparavant,
et naturellement si tu pouvais être propre
tu serais un autre enfant,
et tu ne viendrais pas ici.
Joue dans la poussière, joue !
Je n’apprécie que des yeux ta présence.
Mieux vaut voir une chose toujours pour la
première fois que la connaître,
Parce que connaître c’est comme n’avoir jamais
vu pour la première fois,
Et n’avoir jamais vu pour la première fois c’est
ne savoir que par ouï-dire.
La façon dont cet enfant est sale est différente
de la façon dont les autres sont sales.
Joue ! En saisissant une pierre qui te tient
dans la main,
tu sais qu’elle te tient dans la main.
Quelle est la philosophie qui atteint à une plus
grande certitude ?
Aucune, et aucune ne peut jamais venir jouer
devant ma porte.
Vérité, mensonge, certitude, incertitude...
Cet aveugle là-bas sur la route connaît aussi
ces paroles.
Je suis assis sur une haute marche et je serre
les mains
Sur le plus haut de mes genoux croisés.
Eh bien, vérité, mensonge, certitude, incertitude,
qu’est-ce que tout cela ?
L’aveugle s’arrête sur la route,
sur mon genou j’ai décroisé les mains.
Vérité, mensonge, certitude, incertitude, tout
revient-il au même ?
Quelque chose a changé dans une partie de
la réalité — mes mains et mes genoux.
Quelle est la science qui explique
ce phénomène ?
L’aveugle poursuit son chemin et je ne fais
plus de gestes,
ce n’est déjà plus la même heure, ni les mêmes
gens, ni rien de pareil.
C’est cela, être réel.
Un éclat de rire de jeune fille retentit
dans l’air du chemin.
Elle a ri des paroles de quelqu’un que
je ne vois pas.
Il me souvient d’avoir entendu.
Mais si l’on me parle maintenant d’un éclat
de rire de la jeune fille du chemin,
je dirai : non, les montagnes, les terres
au soleil, le soleil, la maison que voici
et moi qui n’entends que le bruit silencieux du
sang qui bat dans ma vie des deux côtés de
ma tête.
Nuit de la Saint-Jean par-delà le mur
de mon jardin.
De ce côté-ci, moi sans nuit de la Saint-Jean —
parce qu’il n’est de Saint Jean que là où on le
fête.
Pour moi il y a l’ombre d’un feu de bûcher
dans la nuit,
un bruit d’éclat de rires, le choc sourd
des sauts qui retombent.
Et le cri accidentel de quelqu’un qui ne sait
pas que j’existe.
Le type qui prêche ses vérités à lui
Est encore venu hier me parler.
Il m’a parlé de la souffrance des classes
laborieuses
(Non des êtres qui souffrent, tout bien compté
les vrais souffrants).
Il parla de l’injustice qui fait que les uns ont
de l’argent,
Et que les autres ont faim — faim de manger
Ou faim du dessert d’autrui, je ne saurais dire.
Il parla de tout ce qui pouvait le mettre
en colère.
Comme il doit être heureux, celui qui peut
penser au malheur des autres !
Et combien stupide, s’il ignore que le malheur
des autres n’est qu’à eux,
Et ne se guérit pas du dehors,
Car souffrir ce n’est pas manquer d’encre
Ou pour la caisse n’avoir pas de feuillards !
Le fait de l’injustice est comme le fait
de la mort.
Pour moi, je ne ferais pas un pas afin
de modifier
Ce qu’on appelle l’injustice du monde.
Mille pas que je ferais à cet effet,
Cela ne ferait que mille pas de plus.
J’accepte l’injustice comme j’accepte
qu’une pierre ne soit pas ronde,
Ou qu’un chêne-liège ne soit né pin ou
chêne à glands.
J’ai coupé l’orange en deux, et les deux parties
ne pouvaient être égales;
Pour laquelle ai-je été injuste — moi qui vais
les manger toutes les deux ?
Toi, mystique, tu vois une signification
en toute chose.
Pour toi, tout a un sens voilé.
Il est une chose occulte en chaque chose que
tu vois.
Ce que tu vois, tu le vois toujours afin de voir
autre chose.
Pour moi, grâces au fait que j’ai des yeux
uniquement pour voir,
je vois une absence de signification
en toute chose ;
je vois cela et je m’aime, car être une chose
c’est ne rien signifier.
Etre une chose, c’est ne pas être susceptible
d’interprétation.
Pasteur de la montagne, si loin de moi
avec tes brebis —
quel est ce bonheur que tu as l’air d’avoir —
le tien ou bien le mien ?
La paix que j’éprouve à ta vue m’appartient-elle,
t’appartient-elle à toi ?
Non, ni à toi ni à moi, pasteur.
Elle appartient seulement au bonheur et
à la paix.
D’ailleurs tu ne la possèdes pas, puisque
tu ignores que tu la possèdes.
Et moi non plus je ne la possède pas, puisque
je sais que je la possède.
Elle se contente d’être, et de nous tomber
dessus comme le soleil,
qui te tape sur le dos et qui te chauffe, et
tu penses à autre chose avec indifférence,
et il me frappe au visage et m’éblouit, et moi
je ne pense qu’au soleil.
Dis-moi : tu es quelque chose de plus
qu’une pierre ou qu’une plante.
Dis-moi : tu sens, tu penses et tu sais
que tu penses et que tu sens.
Les pierres écrivent donc des vers ?
Elles ont donc des idées sur le monde,
les plantes ?
Oui : il y a une différence.
Mais ce n’est pas la différence que tu trouves;
car le fait d’avoir conscience ne m’oblige pas
à avoir des théories sur les choses;
il m’oblige seulement à être conscient.
Suis-je plus qu’une pierre ou qu’une plante ?
Je ne sais.
Je suis différent. Plus ou moins, j’ignore le sens
de ces mots.
Avoir conscience, est-ce plus qu’avoir
une couleur ?
Peut-être oui, peut-être non.
Je sais que c’est tout simplement différent.
Nul ne peut me prouver que c’est plus que
simplement différent.
Je sais que la pierre est réelle, et que la plante
existe.
Cela, je le sais parce qu’elles existent.
Cela, je le sais parce que mes sens me
l’indiquent.
Je sais que je suis réel moi aussi.
Cela, je le sais parce que mes sens me
l’indiquent,
encore qu’avec moins de clarté qu’ils ne
m’indiquent la pierre et la plante.
Je n’en sais pas davantage.
Oui, j’écris des vers, et la pierre n’écrit pas de vers.
Oui, je me fais des idées sur le monde, et
la plante aucunement.
Mais c’est que les pierres ne sont pas des poètes,
elles sont des pierres;
et les plantes ne sont que des plantes, et non
des penseurs.
Je puis aussi bien dire qu’en cela je leur suis
supérieur
que dire que je leur suis inférieur.
Mais je ne dis pas cela : de la pierre, je dis :
« c’est une pierre »,
de la plante je dis : « c’est une plante »,
de moi je dis : « je suis moi »,
et je n’en dis pas davantage.
Qu’y a-t-il d’autre à dire ?
L’effarante réalité des choses
est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est,
et il est difficile d’expliquer combien cela me
réjouit
et combien cela me suffit.
Il suffit d’exister pour être complet.
J’ai écrit bon nombre de poèmes.
J’en écrirai bien plus, naturellement.
Cela, chacun de mes poèmes le dit,
et tous mes poèmes sont différents,
parce que chaque chose au monde est
une manière de le proclamer.
Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l’appeler ma sœur
mais je l’aime parce qu’elle est une pierre,
je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien,
je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté
avec moi.
D’autres fois j’entends passer le vent,
et je trouve que rien que pour entendre passer
le vent, il vaut la peine d’être né.
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant
ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque
je le pense sans effort,
et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour
m’entendre penser :
parce que je le pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles.
Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais
pas
qu’on pût me donner un nom quelconque,
je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas
moi qui l’ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de
ma volonté.
Lorsque reviendra le printemps
peut-être ne me trouvera-t-il plus en ce monde.
J’aimerais maintenant pouvoir croire que le
printemps est un être humain
afin de pouvoir supposer qu’il pleurerait
en voyant qu’il a perdu son unique ami.
Mais le printemps n’est même pas une chose :
c’est une façon de parler.
Ni les fleurs ne reviennent, ni les feuilles vertes.
Il y a de nouvelles fleurs, de nouvelles feuilles
vertes.
Il y a d’autres jours suaves.
Rien ne revient, rien ne se répète, parce que
tout est réel.
Si je meurs jeune,
sans pouvoir publier un seul livre,
sans voir l’allure de mes vers noir sur blanc,
je prie, au cas où l’on voudrait s’affliger
sur mon compte,
qu’on ne s’afflige pas.
S’il en est ainsi advenu, c’était justice.
Même si mes vers ne sont jamais imprimés,
ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment
beaux.
Mais en fait ils ne peuvent à la fois être beaux
et rester inédits,
car les racines peuvent bien être sous la terre,
mais les fleurs fleurissent à l’air libre et à vue.
Il doit en être ainsi forcément; nul ne peut
l’empêcher.
Si je meurs très jeune, écoutez ceci :
je ne fus jamais qu’un enfant qui jouait.
Je fus idolâtre comme le soleil et l’eau
d’une religion ignorée des seuls humains.
Je fus heureux parce que je ne demandai rien,
non plus que je ne me livrai à aucune
recherche;
de plus je ne trouvai qu’il y eût d’autre
explication
que le fait pour le mot explication d’être privé
de tout sens.
Je ne désirai que rester au soleil et à la pluie —
au soleil quand il faisait soleil
et à la pluie quand il pleuvait
(mais jamais l’inverse),
sentir la chaleur et le froid et le vent,
et ne pas aller plus outre.
Une fois j’aimais, et je crus qu’on m’aimerait,
mais je ne fus pas aimé.
Je ne fus pas aimé pour l’unique et grande
raison
que cela ne devait pas être.
Je me consolai en retournant au soleil
et à la pluie
et en m’asseyant de nouveau à la porte
de ma maison.
Les champs, tout bien compté, ne sont pas
aussi verts pour ceux qui sont aimés
que pour ceux qui ne le sont pas.
Sentir, c’est être inattentif.
Lorsque viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres ne seront pas moins verts
qu’au printemps passé.
La réalité n’a pas besoin de moi.
J’éprouve une joie énorme
à la pensée que ma mort n’a aucune
importance.
Si je savais que demain je dois mourir
et que le printemps est pour après-demain,
je serais content de ce qu’il soit pour
après-demain.
Si c’est là son temps, quand viendrait-il sinon
en son temps ?
J’aime que tout soit réel et que tout soit précis ;
et je l’aime parce qu’il en serait ainsi, même
si je ne l’aimais pas.
C’est pourquoi, si je meurs sur-le-champ,
je meurs content,
parce que tout est réel et tout est précis.
On peut, si l’on veut, prier en latin sur
mon cercueil.
On peut, si l’on veut, danser et chanter
tout autour.
Je n’ai pas de préférences pour un temps où
je ne pourrai plus avoir de préférences.
Ce qui sera, quand cela sera, c’est cela qui sera
ce qui est.
Si, lorsque je serai mort, on veut écrire
ma biographie,
Il n’y a rien de plus simple.
Elle n’a que deux dates — celle de ma naissance
et celle de ma mort
Entre une chose et l’autre tous les jours
sont à moi.
Je suis facile à définir.
J’ai vécu comme un damné.
J’ai aimé les choses sans aucune sentimentalité.
Jamais je n’eus un désir que je ne pusse
réaliser, parce que jamais je ne m’aveuglai.
Le fait d’entendre lui-même ne fut jamais
chez moi que l’accompagnement du fait
de voir.
J’ai compris que les choses sont réelles et toutes
différentes les unes des autres ;
J'ai compris cela avec les yeux, jamais avec
la pensée.
Comprendre cela avec la pensée, ce serait les
trouver toutes semblables.
Un jour m’a donné le sommeil comme à
n’importe quel enfant.
Je fermai les yeux et dormis.
En dehors de cela, je fus l’unique poète
de la Nature.
Il fait nuit. Très sombre est la nuit.
Dans une maison à une grande distance
brille la lumière d’une fenêtre.
Je la vois, et je me sens humain des pieds
à la tête.
Il est curieux que toute la vie de l’individu
qui habite là, et dont j’ignore l’identité,
ne m’attire que par cette lumière vue de loin.
Sans nul doute sa vie est réelle, il a un visage,
des gestes, une famille et un métier.
Mais maintenant seule m’importe la lumière
de sa fenêtre.
Bien que la lumière soit là parce qu’il l’a
allumée,
la lumière est pour moi une réalité immédiate.
Je ne vais jamais au-delà de la réalité
immédiate.
Au-delà de la réalité immédiate il n’y a rien.
Si moi, de l’endroit où je suis, je ne vois que cette lumière,
par rapport à la distance où je me tiens il n’est que
cette lumière.
L’homme et sa famille sont réels de l'autre
côté de la fenêtre.
Et je me trouve de ce côté-ci, à une grande
distance.
La lumière s’est éteinte.
Que m’importe que l’homme continue
à exister ?
Je n’arrive pas à comprendre comment
on peut trouver triste un couchant.
A moins que ce ne soit parce qu’un couchant
n’est pas une aurore.
Mais s’il est un couchant, comment pourrait-il
bien être une aurore ?
Un jour de pluie est aussi beau qu’un jour
de soleil,
Ils existent tous deux, chacun à sa façon.
Lorsque l’herbe poussera au-dessus
de ma tombe,
que ce soit là le signal pour qu’on m’oublie
tout à fait.
La Nature jamais ne se souvient, et c’est par
là qu’elle est belle.
Et si l’on éprouve le besoin maladif d’« interpréter »
l’herbe verte sur ma tombe,
Qu’on dise que je continue à verdoyer et à
être naturel.
Quand il fait froid au temps du froid,
c’est pour moi comme s’il faisait agréable,
parce que pour mon être accordé à l’existence
des choses,
le naturel est l’agréable pour la seule raison
qu’il est naturel.
J’accepte les difficultés de la vie parce qu’elles
sont le destin,
comme j’accepte le froid excessif au plus fort
de l’hiver —
calmement, sans me plaindre, en homme qui
accepte purement et simplement
et qui trouve sa joie dans le fait d’accepter —
dans le fait sublimement scientifique et difficile
d’accepter le naturel inévitable.
Que sont pour moi les maladies que j’ai
et le mal qui m’advient,
d’autre que l’hiver de ma personne et de
ma vie ?
L’hiver irrégulier, du rythme duquel les lois
me sont inconnues,
mais qui existe pour moi en vertu de la même
sublime fatalité,
de la même inévitable extériorité par rapport
à ma personne,
que la chaleur de la terre au plus fort de l’été
et que le froid de la terre au cœur de l’hiver.
J’accepte par personnalité.
Je suis né sujet comme les autres à l’erreur et
aux défauts,
mais jamais à l’erreur de vouloir trop
comprendre,
jamais à l’erreur de vouloir comprendre avec
la seule intelligence,
jamais au défaut d’exiger du Monde
qu’il soit quelque chose qui ne soit pas
le Monde.
Quelle que soit la chose qui se trouve
au centre du Monde,
elle m’a donné le monde extérieur comme
exemple de Réalité,
et quand je dis : « cela est réel », même d’un
sentiment,
je le vois malgré moi en un quelconque espace
extérieur,
je le vois avec une vision quelconque hors
de moi et étranger.
Etre réel, cela veut dire n’être pas au-dedans
de moi.
De ma personne intérieure je ne tiens aucune
notion de réalité.
Je sais que le monde existe, mais je ne sais pas
si j’existe.
Je suis plus certain de l’existence de ma
maison blanche
que de l’existence intérieure du maître de la
maison blanche.
Je crois en mon corps plus qu’en mon âme,
parce que mon corps se présente au milieu de
la réalité,
pouvant être vu par d’autres,
pouvant en toucher d’autres,
pouvant s’asseoir et se tenir debout,
mais mon âme, elle, ne peut être définie qu’en
termes d’extériorité.
Elle existe pour moi — aux moments où je
trouve qu’elle existe effectivement —
par emprunt à la réalité extérieure du Monde.
Si l’âme est plus réelle
que le monde extérieur, ainsi que toi,
philosophe, le dis,
pourquoi donc le monde extérieur me fut-il
donné comme type de réalité ?
Si le fait pour moi de sentir
est plus indubitable que l’existence de la chose
que je sens —
pourquoi est-ce que je sens
et pourquoi cette chose surgit-elle
indépendamment de moi
sans avoir besoin de moi pour exister,
et moi toujours lié à moi-même, toujours
personnel et intransmissible ?
Pourquoi est-ce que je bouge avec les autres
en ce monde qui est pour nous
de compréhension et de coïncidence,
si par hasard ce monde est erreur et si c’est moi
qui suis indubitable ?
Si le Monde est une erreur, c’est une erreur de
tout le monde.
Et chacun de nous est l’erreur de chacun
de nous pris à part.
Chose pour chose, le Monde est plus
indubitable.
Mais pourquoi est-ce que je m’interroge, sinon
parce que je suis malade ?
Par les jours précis, les jours extérieurs
de ma vie,
les jours où je connais une parfaite lucidité
naturelle,
je sens et ne sens pas que je sens,
je vois sans savoir que je vois,
et jamais l’Univers n’est aussi réel qu’alors,
jamais l’Univers n’est (ni proche ni loin de moi,
mais) si sublimement non-mien.
Quand je dis : « c’est évident », est-ce que par
hasard je veux dire : « je suis seul à
le voir ? ».
Quand je dis : « c’est vrai », est-ce que par
hasard je veux dire : « telle est mon
opinion » ?
Quand je dis : « telle chose est là », est-ce que
par hasard je veux dire : « telle chose n’est
pas là » ?
Et s’il en est ainsi dans la vie, pourquoi en
irait-il autrement dans la philosophie ?
Nous vivons avant que de philosopher, nous
existons avant de le savoir,
et le premier de ces faits mérite au moins
préséance et culte.
Oui, avant que d’être intérieur nous sommes
extérieur.
Et partant, nous sommes extérieur
essentiellement.
Tu dis, philosophe malade, philosophe enfin,
que c’est là du matérialisme.
Mais comment cela peut-il être du
matérialisme, si le matérialisme est une philosophie,
si c’est une philosophie sérieuse, mienne à tout
le moins, une philosophie à moi,
alors que cela même n’est pas à moi, et que
moi-même je ne suis pas moi ?
Peu m’importe.
Peu m’importe quoi ? Je ne sais :
peu m’importe.
La guerre qui afflige avec ses escadrons
le Monde
est le type parfait des errements de
la philosophie.
La guerre, comme tout ce qui est humain,
cherche à modifier.
Mais la guerre, plus que tout, cherche à modifier
et à modifier fortement
et à modifier vite.
Mais la guerre inflige la mort,
et la mort est le mépris que nous témoigne
l’Univers.
Ayant pour conséquence la mort, la guerre
prouve qu’elle est fausse.
Etant fausse, elle prouve la fausseté de tout ce
qui cherche à modifier.
Laissons l’univers extérieur et les autres
humains là où la Nature les a placés.
Tout est orgueil et inconscience.
Tout est désir d’agitation, de faire des choses,
de laisser une trace.
Au cœur et au commandant des escadrons
redevient insensiblement manifeste
l’univers extérieur.
La chimie directe de la Nature
Ne laisse aucune place pour la pensée.
L’humanité est une révolte d’esclaves.
L’humanité est un gouvernement usurpé
par le peuple.
Elle existe parce qu’elle a usurpé, mais elle fait
fausse route parce qu’usurper c’est être dans
son tort.
Laissez exister le monde extérieur et
l’humanité naturelle !
Paix à toute chose pré-humaine, fût-ce
dans l’homme,
paix à l’essence entièrement extérieure
de l’Univers !
Ah, vous voulez une lumière meilleure
que celle du Soleil !
Vous voulez des prés plus verts que ceux-ci !
Vous voulez des fleurs plus belles
que celles que je vois !
Moi, ce soleil, ces prés, ces fleurs
me contentent.
Mais, si par hasard, elles me mécontentent,
ce que je désire, c’est un soleil plus soleil
que le Soleil,
ce que je désire, ce sont des prés plus prés
que les prés que voici,
ce que je désire, ce sont des fleurs plus ces
fleurs-ci
que ces fleurs-ci —
tout plus idéal que ce qui est de même et
identique façon !
Je prends plaisir aux champs sans les observer.
Tu me demandes pourquoi j’y prends plaisir.
Parce que j’y prends plaisir, c’est ma réponse.
Prendre plaisir à une fleur c’est se trouver près
d’elle inconsciemment
et avoir une notion de son parfum dans nos
idées les plus confuses.
Quand j’observe, je ne prends pas plaisir :
je vois.
Je ferme les yeux, et mon corps, qui se trouve
parmi l’herbe,
appartient entièrement à l’extérieur de celui
qui ferme les yeux —
à la fraîcheur dure de la terre odorante et
irrégulière ;
et quelque chose des bruits indistincts
des choses vivantes,
et seule une ombre vermeille de lumière appuie
légèrement sur mes orbites,
et seul un restant de vie entend.
Vis, dis-tu, dans le présent ;
ne vis que dans le présent.
Mais moi je ne veux pas le présent, je veux
la réalité ;
je veux les choses qui existent, non le temps
qui les mesure.
Qu’est-ce que le présent ?
C’est une chose relative au passé et à l’avenir.
C’est une chose qui existe en fonction de
l’existence d’autres choses.
Moi je veux la seule réalité, les choses
sans présent.
Je ne veux pas inclure le temps dans mon
schéma.
Je ne veux pas penser les choses en tant que
présentes : je veux les penser en tant que
choses.
Je ne veux pas les séparer d’elles-mêmes, en
les traitant de présentes.
Je ne devrais même pas les traiter de réelles.
Je ne devrais les traiter de rien du tout.
Je devrais les voir, simplement les voir ;
les voir jusqu’au point de ne pouvoir penser
à elles,
les voir hors du temps, hors de l’espace,
les voir avec la faculté de tout départir, fors
le visible.
Telle est la science de voir — qui n’en est
pas une.
Ce matin je suis sorti très tôt
parce que je m’étais éveillé encore plus tôt
et qu’il n’y avait rien que j’eusse envie
de faire...
Je ne savais quelle direction prendre,
mais le vent soufflait fort, il poussait d’un côté,
et je suivis le chemin vers quoi le vent me
soufflait dans le dos.
Telle a toujours été ma vie, et
telle je désire qu’elle soit à jamais —
je vais là où le vent m’emporte et je
ne me sens pas penser.
Premier signe avant-coureur de l’orage
d’après-demain.
Les premiers nuages blancs planent bas dans
le ciel terne,
de l’orage d’après-demain ?
J’en ai la certitude, mais la certitude est
mensonge.
Avoir une certitude, c’est ne pas voir.
Il n’y a pas d’après-demain.
Ce qu’il y a, le voici :
un ciel d’azur, un peu terne, quelques nuages
blancs à l’horizon,
avec une retouche de salissure en bas, comme
s’il avait noirci après coup.
Voilà ce qu’est le jour d’aujourd’hui,
et comme aujourd’hui jusqu’à nouvel ordre
est tout, c’est tout.
Qui sait si je serai mort après-demain ?
Si je suis mort après-demain, l’orage
d’après-demain
sera un autre orage que celui qu’il aurait été si
je n’étais pas mort.
Je sais bien que l’orage n’a pas sa source
dans mes yeux,
mais si je ne suis plus au monde,
le monde sera différent —
— j’y serai en moins —
et l’orage tombera dans un monde différent et
il ne sera pas le même orage.
Je sais moi aussi faire des conjectures.
Il est en chaque chose l’essence qui l’anime.
Dans la plante elle est à l’extérieur et c’est une
petite nymphe.
Dans l’animal c’est un être intérieur et lointain.
Chez l’homme c’est l’âme qui vit avec lui et
qui est déjà lui.
Chez les dieux elle a les mêmes dimensions
et le même espace que le corps.
et c’est la même chose que le corps.
C’est pourquoi on dit que les dieux ne meurent
jamais.
C’est pourquoi les dieux n’ont pas un corps et
une âme,
mais un corps seulement, et sont parfaits.
C’est le corps qui leur tient lieu d’âme
et ils ont leur conscience dans leur propre
chair divine.
Sur toute chose la neige a posé une nappe
de de silence.
On n’entend que ce qui se passe à l’intérieur
de la maison.
Je m’enveloppe dans une couverture et je ne
pense même pas à penser.
J’éprouve une jouissance animale et vaguement
je pense,
et je m’endors sans moins d’utilité que toutes
les actions du monde.
Voici peut-être le dernier jour de ma vie.
J’ai salué le soleil en levant la main droite,
mais je ne l’ai pas salué en lui disant adieu —
non, plutôt en faisant signe que j’étais heureux
de le voir : c’est tout.
IV
POÈMES RETROUVÉS
Ces six textes, datés du 25 mai 1918, ont paru pour la première fois dans l’édition brésilienne de l’Œuvre Poétique de Fernando Pessoa (Editions José Aguilar, Rio de Janeiro, 1960).
Toutes les opinions sur la nature qui ont cours
n’ont jamais fait pousser une herbe ou naître
une fleur.
Toute la somme des connaissances relatives
aux choses
Jamais ne fut chose à quoi je pusse adhérer
autant qu’aux choses.
Si la science entend être véridique,
est-il science plus véridique que celle des choses
étrangères à la science ?
Je ferme les yeux et la terre sur laquelle je
me couche
a une réalité si réelle qu’il n’est jusqu’à mon
échine qui ne le sente.
Quel besoin ai-je de ratiociner si j’ai des épaules ?
Navire qui pars pour des terres lointaines,
comment se fait-il qu’à l’inverse des autres
tu ne me laisses, en partant, aucun regret ?
C’est que, dès que je ne te vois plus, tu cesses
d’exister.
Et, s’il est des gens pour regretter ce qui
n’existe pas,
il n’est chose au monde dont j’éprouve un
tel regret ;
ce n’est pas le navire, mais nous-mêmes, que
nous regrettons.
La campagne peu à peu grandit et se dore.
Le matin s’égare aux accidents de terrain de
la plaine.
Je suis étranger au spectacle que je vois :
je le vois,
il me reste extérieur. Aucun sentiment ne me
lie à lui —
et c’est ce sentiment qui me lie au matin qui
apparaît.
Dernière étoile à disparaître avant le jour,
je pose sur ton clignotement bleu-blanc mon
regard calme,
et je te vois indépendamment de moi;
joyeux de par le sens que j’ai de pouvoir
t’observer
hors de tout « état d’âme », je rêve que je
te vois.
Ta beauté à mes yeux est dans le fait que tu
existes,
et ta grandeur dans le fait que tu existes
entièrement hors de moi.
L’eau gémit dans la gargoulette
que je porte à mes lèvres.
« C’est un bruit frais », me dit celui qui
n’en boit pas.
Je souris. Le son n’est qu’un gémissement.
Je bois l’eau sans rien entendre avec la gorge.
Celui qui a entendu mes vers m’a dit :
« Qu’y a-t-il là de nouveau ? »
Tout le monde sait qu’une fleur est une fleur
et qu’un arbre est un arbre.
Mais moi j’ai répondu : « Tout le monde ?
voire... »
Car tout le monde aime les fleurs parce quelles
sont belles, et moi je suis différent.
Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils
sont verts et donnent de l’ombre, mais
pas moi.
J’aime les fleurs parce qu’elles sont des fleurs,
directement.
J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres,
sans ma pensée.
fin de l’œuvre d’alberto caeiro
ALBERTO CAEIRO
JUGÉ
par
RICARDO REIS1
Dans ces poèmes en apparence si simples, le critique enclin à une analyse scrupuleuse se trouve progressivement en présence d’éléments de plus en plus inattendus, de plus en plus complexes. Tenant pour axiomatique ce qui le frappe d’emblée, le naturel et la spontanéité des poèmes de Caeiro, il s’émerveille de constater qu’ils sont, en même temps, rigoureusement unifiés par une pensée philosophique qui, non seulement les coordonne et les enchaîne, mais qui, plus encore, prévoit les objections, devance les critiques et explique les défauts par leur intégration dans la substance spirituelle de l’œuvre. Ainsi, alors que Caeiro se donne pour un poète objectif, ce qu’effectivement il est, nous le surprenons, dans quatre de ses chansons, en train d’exprimer des impressions entièrement subjectives. Mais nous n’avons pas la satisfaction cruelle de nous croire à même de lui indiquer qu’il a fait fausse route. Dans le poème qui précède immédiatement ces chansons, il explique qu’elles furent écrites au cours d’une maladie, et que, partant, elles doivent de toute nécessité être différentes de ses œuvres normales, pour cette seule raison que la maladie n’est pas la santé. Et c’est ainsi que le critique se trouve empêché de porter à ses lèvres la coupe de sa satisfaction cruelle.
... Celui-là seul qui lira cette œuvre dans un esprit de patience autant que de promptitude, pourra évaluer ce qu’a de déconcertant cette prévision, cette cohérence intellectuelle (plus encore que sentimentale ou émotive).
Là réside, toutefois, l’esprit païen dans sa vérité. Cet ordre et cette discipline que possédait le paganisme, et cette intelligence rationnelle des choses, qui était son apanage et qui a cessé d’être nôtre, se trouvent là. S’il manque, en effet, dans la forme, il est ici dans l’essence.
Et ce n’est pas la forme extérieure du paganisme, je le répète, que Caeiro est venu reconstruire ; c’est l’essence qu’il a rappelée de l’Averne, tel Orphée Eurydice, par la magie harmonique (mélodique) de son émotion.
Quels sont, d’après mes canons de jugement, les défauts de cette œuvre ? Ils ne sont qu’au nombre de deux, et ils ne ternissent guère son éclat frère des dieux.
Il manque aux poèmes de Caeiro ce qui devait les compléter : la discipline extérieure susceptible de donner à leur force l’ordre et la cohérence qui régnent à l’intime de l’Œuvre. Il a choisi, ainsi qu’on le voit, un vers qui, tout fortement personnel qu’il est — comme il ne pouvait laisser de l’être — est encore le vers libre des modernes. Il n’a pas subordonné l’expression à une discipline comparable à celle à quoi il a presque toujours subordonné l’émotion, et, toujours, l’idée. On lui pardonne cette déficience, parce qu’on pardonne beaucoup aux innovateurs ; mais on ne saurait avancer que ce soit là une déficience, plutôt qu’un signe de distinction.
Tout de même, l’émotion se ressent encore un peu du milieu chrétien dans lequel a surgi en ce monde l’âme du poète. L’idée, toujours essentiellement païenne, a parfois recours à un tégument émotif inadéquat. Dans Le Gardeur de Troupeaux, il y a un perfectionnement graduel dans cette direction : les poèmes de la fin — et surtout les quatre ou cinq qui précèdent les deux derniers — sont d’une parfaite unité idéo-émotive. Je pardonnerais au poète qu’il fût ainsi resté esclave de certains accessoires sentimentaux de la mentalité chrétienne, s’il ne parvenait jamais, jusqu’à la fin de son œuvre, à se libérer d’eux. Mais si, à un certain moment de son évolution poétique, il y est parvenu, je l’incrimine, et sévèrement (comme sévèrement, d’homme à homme, je l’ai incriminé), de ne pas retourner à ses poèmes antérieurs, en les ajustant à la discipline acquise et, au cas où certains d’entre eux ne se soumettraient pas à cette discipline, en les biffant entièrement. Mais le courage de sacrifier ce qui est fait est chez le poète la chose la plus rare. Plus difficile est de refaire que de faire une première fois. En vérité, au rebours de ce qu’affirme l’adage français, il n’y a que le dernier pas qui coûte.
C’est ainsi que je trouve tel poème du recueil, si attendrissant — et de façon si irritante — pour un chrétien, absolument déplorable pour un poète objectif, pour un reconstructeur de l’essence du paganisme. Dans ce poème l’auteur s’abaisse jusqu’aux couches les plus basses du subjectivisme d’inspiration chrétienne, au point d’atteindre ce mélange de l’objectif et du subjectif qui est l’affection spécifique des plus morbides d’entre les modernes (depuis certains points de l’œuvre intolérable du malheureux appelé Victor Hugo jusqu’à la quasi-totalité du magma amorphe qui parfois tient lieu de poésie chez nos contemporains mystiques.
J’exagère, peut-être, et, qui sait ? je m’abuse. Ayant tiré parti de la résurrection du paganisme opérée par Caeiro, et, ayant, comme tous ceux qui tirent parti d’un résultat acquis, atteint à l’art facile de perfectionner, qui est un art de deuxième main, peut-être est-il ingrat de ma part de me révolter contre les défauts inhérents à une innovation dont j’ai fait mon profit.
1 comment