Autant que j’en ai pu voir, toutes sont louées par appartements, garnis ou non garnis ; presque chaque porte a trois sonnettes. Par-ci par-là, les rez-de-chaussée ont été transformés en mauvaises boutiques : triste rue, à tous égards.

Ayant constaté que le n° 20 était à louer, j’allai chez l’agent chercher la clef. Naturellement, on ne m’aurait soufflé mot des Herbert ; mais je demandai carrément à l’homme depuis quand ils avaient quitté la maison, et s’il y avait eu d’autres locataires dans l’intervalle. Il me jeta un drôle de regard, et finit par me dire que les Herbert étaient partis tout de suite après ce qu’il appelait « les désagréments », et que la maison était restée vide depuis.

Villiers se tut quelques instants et reprit :

— J’ai toujours été fou des maisons vides. Il y a comme une fascination dans la tristesse des chambres inhabitées, dans les clous à la muraille, dans la poussière épaissie au châssis des vitres. Mais le n° 20 de Paul Street ne me réjouit guère. J’avais à peine le pied dans le corridor, que je notai une singulière et pesante impression causée par l’atmosphère. Il est certain que toutes les maisons vides sentent le moisi ou quelque chose d’approchant ; mais ceci était tout à fait à part, je ne puis le décrire ; la respiration en paraissait paralysée. Je parcourus les appartements de façade et de derrière les cuisines ; aussi, dans le sous-sol tout cela était assez malpropre, et poussiéreux, mais on y ressentait en plus je ne sais quoi d’indéfinissable. Et il y avait surtout une pièce au premier, la pire, une pièce spacieuse dont le papier jadis avait dû être assez gai ; mais quand je la vis, peinture, papier, tout était lugubre. Et la chambre était pleine d’horreurs ; je sentis mes dents s’entrechoquer rien qu’à toucher le loquet, et, une fois entré, je crus m’évanouir sur le sol. Je me ressaisis pourtant, et, appuyé au mur, je me demandais ce qu’il pouvait y avoir là pour faire trembler mes membres et battre mon cœur comme à l’heure de la mort. Dans un coin, par terre, se trouvait une pile de journaux en désordre où je jetai un coup d’œil : c’étaient des journaux vieux de trois ou quatre ans, quelques-uns à moitié déchirés, d’autres froissés comme s’ils avaient servi à faire des paquets. Je retournai toute la pile et trouvai dessous un curieux dessin (je m’en vais vous le montrer), un dessin dont la vue m’oppressa. Bref, je ne pus demeurer davantage, et me félicitai de regagner sain et sauf le grand air. Les gens me regardaient dans la rue, et quelqu’un dit que j’étais ivre. En effet, je zigzaguais d’un côté à l’autre de la chaussée. Tout ce que je pus faire fut de rendre la clef à l’agent, et de rentrer chez moi, où je gardai le lit pendant huit jours, malade de ce que le docteur appela : une secousse nerveuse et du harassement. Il m’arriva alors en lisant un journal du soir d’y remarquer un entrefilet sous le titre : « Mort de faim ». C’étaient les clichés ordinaires, le lodging-house de Marylebone, la porte fermée à clef plusieurs jours de suite, et enfoncée enfin, découvrant un homme mort sur un siège.

« Le défunt, ajoutait-on, était connu sous le nom de Charles Herbert, et l’on croit que ç’avait été jadis un riche gentleman de la province. Son nom était même devenu familier au public, trois ans auparavant, à propos du mort mystérieux de Paul Street, Tottenham-Court-Road. Charles Herbert était en effet à cette époque locataire du n° 20, et c’est dans sa cour, qu’un gentleman fort riche fut trouvé mort, dans des circonstances qui ne laissaient pas de prêter au soupçon. »

Une fin tragique, n’est-ce pas ? Mais, après tout, si ce qu’il m’a dit est vrai, et j’en suis sûr, sa vie avait été toute une tragédie, une tragédie plus émouvante que celles qu’on joue sur les planches.

— Et voilà l’histoire, n’est-ce pas ? demanda Clarke d’un air rêveur.

— Oui, voilà l’histoire.

— Eh bien ! en vérité, Villiers, je ne sais trop que vous en dire. Sans doute il y a là des points qui paraissent singuliers, la découverte du cadavre dans la cour des Herbert, par exemple, et l’étonnante opinion du médecin sur la cause de cette mort ; mais, après tout, il faut se dire aussi que les faits sont explicables naturellement. Quant à vos sensations personnelles en visitant la maison, je pourrais vous soutenir qu’elles sont dues à une imagination vive ; vous aviez dû couver à demi inconsciemment ce que vous aviez entendu dire. Je ne vois pas trop ce qu’on peut affirmer de plus sur tout cela. Vous supposez qu’il s’y cache un mystère ; mais Herbert est mort, et où vous proposez-vous de diriger votre enquête ?

— Je me propose de chercher la femme qu’il avait épousée. Elle est le mystère.

Les deux hommes restaient assis en silence auprès du feu, Clarke se félicitant en secret d’avoir été l’avocat du bon sens, et Villiers enveloppé dans ses fantaisies ténébreuses.

— Si je fumais une cigarette, dit enfin celui-ci, en mettant la main dans sa poche pour prendre son étui.

— Ah ! fit-il en tressautant légèrement, j’oubliais que j’avais quelque chose à vous montrer. Vous vous rappelez ce dessin trouvé dans la pile de vieux journaux, à la maison de Paul Street ? Le voici.

Villiers tira de sa poche un petit paquet tout mince ; il était couvert de papier brun, lié avec de la ficelle, et les nœuds en étaient compliqués. En dépit de lui-même, Clarke se sentait devenir curieux, et se penchait en avant tandis que Villiers défaisait péniblement les attaches, et dépliait la première enveloppe. Il y en avait une seconde, en tissu, que Villiers ouvrit, et il tendit sans un mot un petit papier à Clarke.

Un silence de mort régna dans la chambre pendant cinq minutes et plus ; les deux hommes étaient si muets qu’ils pouvaient entendre le tic-tac de la vieille pendule suspendue au-dehors, et, dans la pensée de l’un d’eux, ce bruit bas et monotone éveillait un lointain souvenir, tandis qu’il regardait plus attentivement la petite tête dessinée à la plume que lui avait tendue Villiers.