C’était une œuvre d’artiste, traitée avec soin ; l’âme de la femme y regardait à travers les yeux, un étrange sourire divisant ses lèvres. Et pendant que Clarke contemplait ce visage, du passé évanoui un soir d’été remontait à sa mémoire. Il revit la longue et aimable vallée, la rivière sinueuse entre les collines, les prairies et les champs le blé, l’éclat sombre du soleil, le brouillard blanc et froid qui montait de l’eau. Une voix lui parlait, à travers le flot de bien des années, disant : « Clarke, Mary va voir le Grand Pan ! » et voici qu’il se retrouvait à côté du docteur, écoutant le lourd tic-tac de l’horloge, épiant la forme couchée dans le fauteuil vert, sous la lampe. De nouveau Mary se levait et, de regarder dans ses yeux, son cœur devint froid au-dedans de lui :
— Qui est cette femme ? interrogea-t-il enfin, d’une voix sèche et rauque.
— C’est la femme qu’a épousée Herbert.
Clarke regarda de nouveau le dessin. Ce n’était pas Mary après tout, quoique ce fût certainement sa figure. Mais il y avait là quelque chose de plus, quelque chose qu’il n’avait pas découvert dans ses traits, alors que, vêtue de blanc, elle pénétrait dans le laboratoire, ni à son terrible réveil, ni quand il l’avait revue au lit, grimaçante. N’importe, regard venu de ces yeux, sourire de ces lèvres pleines, ou expression de toute la face. Clarke frissonna dans son âme, songeant malgré lui aux paroles du docteur Phillips : « La plus vivante personnification du mal que j’aie jamais vue. » Il retourna machinalement le papier et regarda au revers :
— Bon Dieu, Clarke, qu’y a-t-il ? Vous êtes pâle comme la mort.
Et, tandis que Villiers s’élançait brusquement de sa chaise, Clarke s’affaissa avec un gémissement, laissant le papier s’échapper de ses mains :
— Je ne me sens pas très bien, Villiers ; je suis sujet à ces crises. Versez-moi un peu de vin. Merci, cela fera l’affaire. Je serai remis dans quelques minutes.
Villiers ramassa le papier et le retourna comme avait fait Clarke :
— Ah ! vous avez vu cela, dit-il. C’est ce qui m’a permis de l’identifier à la femme d’Herbert, ou à sa veuve pour dire mieux. Comment vous sentez-vous maintenant ?
— Mieux, merci, ce n’était qu’une faiblesse passagère. Je ne sais pas si je saisis bien votre pensée. Qu’est-ce qui vous a permis, disiez-vous, d’identifier le portrait ?
— Ce nom – Hélène – écrit au revers. Ne vous ai-je pas dit que son nom était Hélène ? Oui, Hélène Vaughan.
Clarke gémit. Il n’y avait plus l’ombre d’un doute.
— Maintenant, n’êtes-vous pas d’accord avec moi, dit Villiers, que dans l’histoire que je vous ai racontée ce soir, et dans le rôle qu’y joue cette femme, il y a des points curieux ?
— Oui, Villiers, murmura Clarke, c’est une étrange histoire, vraiment très étrange. Donnez-moi du temps pour y réfléchir. Peut-être pourrai-je vous aider, peut-être non. Vous partez ? Eh bien ! bonne nuit, Villiers, bonne nuit. Revenez me voir dans une semaine.
LA LETTRE D’AVIS
— Savez-vous, Austin, dit Villiers, comme les deux amis se promenaient lentement le long de Piccadilly par un beau matin de mai, savez-vous, qu’à mon idée, votre récit au sujet de Paul Street et des Herbert est un simple épisode dans toute une histoire ? Je puis aussi bien vous le confesser, lorsque je vous interrogeai il y a quelques mois, sur Herbert, je venais de le voir.
— Vous l’aviez vu ? Où ?
— Il mendiait après moi, dans la rue, une nuit, et dans le plus piteux état, mais je reconnus l’homme, et l’amenai à me raconter son histoire, ou plutôt à me l’esquisser. La voici : en un mot sa femme l’avait ruiné.
— De quelle manière ?
— Il ne voulut pas le dire, assurant seulement que sa femme avait détruit son corps et son âme. L’homme est mort maintenant.
— Et qu’est devenue sa femme ?
— Ah ! c’est ce que je voudrais savoir, et j’espère la retrouver tôt ou tard. Je connais quelqu’un, un nommé Clarke, un homme aride, un homme d’affaires, à vrai dire, mais assez malin. Vous comprenez ce que je veux dire, non pas malin au sens « affaires », mais un homme qui a une réelle connaissance de l’homme et de la vie. Donc, je lui ai exposé le cas, et il en a été manifestement frappé. Il m’a dit que cela demandait considération, et de repasser dans une semaine. Quelques jours après, j’ai reçu de lui cette lettre extraordinaire.
Austin prit l’enveloppe, déplia la lettre et lut avec curiosité ce qui suit :
« Mon cher Villiers, j’ai réfléchi à l’affaire dont vous m’avez entretenu l’autre nuit, et mon avis est celui-ci : jetez le portrait au feu ; chassez l’histoire de votre mémoire ; ne lui accordez jamais une autre pensée, Villiers, ou vous vous en repentirez. Vous allez supposer, sans nul doute, que je suis en possession de quelque information secrète, et jusqu’à un certain point cela est vrai.
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