Par ce qui m’apparut alors, et m’apparaît encore un hasard heureux, la suggestion d’un moment de rêverie m’entraîna sur des routes que j’avais foulées cent fois déjà ; et, tout à coup, la grande vérité éclata devant moi ; et je vis, dessiné en traits de feu, tout un monde nouveau, continents et îles, et les vastes mers qu’aucun navire encore n’avait parcourues (à ma connaissance) depuis qu’un homme naquit et leva les yeux vers le soleil et les étoiles du ciel, ou contempla la paisible terre. Vous prendrez tout ceci, Clarke, pour des fleurs de rhétorique ; mais il est difficile d’être littéral en ces matières, et je ne sais pourquoi je m’efforce d’exprimer l’inexprimable. Une autre comparaison : ce monde, le nôtre, a un assez joli réseau de fils et de câbles télégraphiques. La pensée, d’une vitesse à peine moindre que la sienne propre, y court du levant au couchant, du nord au sud, à travers les flots et les déserts. Mais supposez qu’un électricien s’aperçoive un jour que lui et ses amis ne faisaient jusqu’ici que jouer avec des cailloux qu’ils prenaient pour les fondements du monde ; supposez que cet homme voie des espaces infinis s’ouvrir devant ses courants ; sa parole, atteindre le soleil ; derrière le soleil, des soleils encore ; et le langage d’autres hommes lui faire écho dans le vaste monde qui environne notre pensée. Allégorie pour allégorie, c’en est une assez bonne de mon cas. Vous pouvez comprendre à peu près ce qu’ici même je ressentis un soir, un soir d’été. La vallée était comme aujourd’hui, moi-même à cette même place, lorsque je vis l’inimaginable gouffre qui bâille entre les deux mondes : le monde de l’esprit, et celui de la matière, s’ouvrir devant moi, tandis qu’au même instant un pont de flamme jaillissait entre la terre et la rive inconnue, comme pour mesurer l’abîme. Ouvrez, si vous voulez, le livre de Browne-Faber ; vous y lirez que les savants d’aujourd’hui sont incapables d’expliquer la présence ou de spécifier les fonctions d’un certain groupe de cellules : c’est encore un « terrain à louer », un théâtre à théories fantaisistes. Je ne suis pas dans le cas de Browne-Faber et autres spécialistes, et je suis parfaitement instruit des fonctions de ce centre nerveux dans l’ordonnance des choses ; d’un contact, je puis les mettre en jeu ; d’un contact, dis-je, je puis créer le courant et établir la communication entre ce monde des sens et… L’avenir nous fournira la fin de la phrase. Oui, le scalpel est nécessaire, mais songez à ce qu’il va produire : renverser la muraille des sens, et, sans doute pour la première fois depuis que l’homme existe, un esprit va contempler le monde des esprits. Clarke, Mary va voir le Grand Pan.

— Mais vous vous rappelez ce que vous m’avez écrit. Ne faudrait-il pas qu’elle… ?

Il murmura le reste à l’oreille du docteur.

— Pas du tout, pas du tout ; c’est de la folie, je vous assure ; les choses n’en iront que mieux ainsi.

— Pensez-y bien, Raymond, c’est une grande responsabilité. Que cela tourne mal, et vous voilà malheureux pour le reste de vos jours.

— Non, je ne pense pas, même en mettant les choses au pis. Vous savez que j’ai tiré Mary du ruisseau et de la faim, dans son enfance. Je pense que sa vie est à moi, pour en user à ma convenance. Mais il se fait tard, nous ferions mieux de rentrer.

Après avoir guidé son ami à travers le hall et le long d’un corridor, le docteur tira une clef de sa poche, ouvrit une lourde porte, et introduisit Clarke dans son laboratoire. C’était une ancienne salle de billard éclairée par une voûte vitrée au milieu du plafond ; une lumière grise et triste en tombait sur la figure du docteur, tandis qu’il allumait une lampe à abat-jour épais qu’il plaça ensuite sur une table de milieu.

Clarke regarda autour de lui. À peine si un pouce de muraille demeurait vide. Tout autour couraient des rayons qu’encombraient des bouteilles et des fioles de toutes formes, de toutes couleurs ; d’un côté il y avait une petite bibliothèque de Chippendale. Raymond l’indiqua d’un signe :

— Vous voyez ce parchemin d’Oswald Crollius, celui qui l’a écrit fut l’un des premiers à me montrer le chemin, quoique je ne pense pas qu’il l’ait parcouru lui-même. Il y a une parole de lui qui est étrange : « Dans chaque grain de blé se cache lame d’une étoile. »

Le laboratoire contenait peu de meubles : une table de milieu, une autre table de marbre, avec une gouttière ; les deux fauteuils où le docteur et Clarke étaient assis, c’était tout, sauf un siège d’étrange apparence, au bout de la salle. Clarke le regarda en haussant les sourcils.

— Oui, c’est le fauteuil, dit Raymond. Nous ferons aussi bien de le préparer tout de suite.

Il se leva, et l’ayant roulé vers la lumière, commença de l’élever et de l’abaisser, faisant glisser le siège, plaçant le dossier à différents angles et ajustant l’appui-pieds ; le meuble avait l’air assez confortable, et Clarke en caressait de la main le velours vert, tandis que le docteur manipulait les leviers :

— Maintenant, Clarke, mettez-vous tout à votre aise. J’ai encore à travailler une heure ou deux, à cause de quelques détails qu’il m’a fallu remettre au dernier moment.

Raymond se dirigea vers la table de marbre, et Clarke l’épiait, penché qu’il était vers une rangée de fioles, ou allumant la flamme sous le creuset. Sur une étagère au-dessus de lui, il y avait une petite lampe, voilée comme la grande ; et Clarke, assis dans l’ombre, contemplait la grande chambre inquiétante, admirant les effets bizarres et contrastés de l’ombre et de la lumière. Bientôt il perçut une odeur bizarre, ou plutôt la suggestion d’une odeur, et, à mesure qu’elle s’affirmait davantage, il s’étonna de n’y reconnaître rien de chimique ou de médicinal. Peu à peu, paresseusement occupé à analyser sa sensation et conscient à peine, il en vint à évoquer un jour d’autrefois, un jour plus vieux de quinze années, un jour de flânerie auprès de la maison paternelle, parmi les bois et les prés : c’était une journée brillante d’août à son début ; la chaleur avait noyé d’une buée légère les contours des choses, comme toute perspective, et les observations de thermomètres parlaient d’anormales chaleurs, de température presque tropicale. Assez étrangement ce jour très chaud de 185… renaissait maintenant dans la mémoire de Clarke ; l’universel éclat d’un soleil étincelant semblait effacer les lumières et les ombres du laboratoire ; il éprouvait de nouveau les bouffées d’air brûlant sur son visage, la buée montant du gazon et les mille murmures de l’été.

— J’espère que cette odeur ne vous incommode pas, Clarke ; elle n’a rien de malsain. Cela peut vous assoupir un peu, c’est tout.

Clarke entendait distinctement ; il savait que Raymond lui parlait ; mais au prix de la vie il n’aurait pu s’arracher à cette somnolence.