Il ne pouvait que songer à sa promenade solitaire, quinze ans avant ; à ce dernier adieu porté aux champs et aux bois de son enfance. De nouveau venaient à ses narines l’haleine de l’été, les parfums mélangés des fleurs et des bois, ou de ces abris frais et noirs que la chaleur rend plus désirables parmi la profondeur des feuillages ; mais la bonne odeur de la terre, étendue comme une femme qui offre ses bras et ses lèvres riantes, dominait toutes les autres. Sa fantaisie le fit errer, comme il avait erré jadis, des champs aux bois, le long d’un sentier sous des hêtres ; et le murmure de l’eau égouttée du roc chantait une claire mélodie dans son rêve.
Mais ses pensées devenaient confuses. Les hêtres s’étaient transformés en houx : çà et là une vigne serpentait de branche en branche, déployant ses pampres ou la pourpre des grappes, et le feuillage argenté d’un olivier sauvage contrastait parfois avec les houx obscurs. Clarke, dans les replis de son rêve, avait conscience que cette route l’avait mené de la maison paternelle à une contrée inconnue, et il en admirait l’étrangeté, quand soudain, effaçant l’été, ces parfums et ces murmures, un silence infini sembla tomber sur toutes choses : les bois se turent, et, pendant un fragment de temps, quelque chose qui n’était ni l’homme ni la bête, ni la vie ni la mort, mais toutes choses mêlées, l’apparence mouvante de toutes choses. Quelques secondes, et, tandis que le corps et l’âme semblaient près de se dissoudre, une voix pleura : « Allons, sortons d’ici. » Alors, ce fut comme l’ombre de l’ombre par-derrière les étoiles, comme l’obscurité éternelle.
Clarke, réveillé en sursaut, aperçut le docteur qui versait quelques gouttes d’un liquide huileux dans une fiole verte, et la bouchait soigneusement.
— Vous avez sommeillé, dit-il ; la journée a dû vous être fatigante. Mais voilà qui est fait ; je vais chercher Mary, et reviens dans dix minutes.
Clarke se renversa dans son fauteuil et rêva : il lui semblait passer d’un rêve à un autre, que les murs du laboratoire allaient se fondre, disparaître, et lui s’éveiller à Londres, frissonnant de ses fantaisies nocturnes. Mais la porte s’ouvrit ; le docteur parut ; derrière lui une jeune fille de dix-sept ans tout en blanc. Elle était si belle que Clarke ne s’étonna plus de ce que lui avait écrit Raymond ; il la voyait rougir de la face, et de la nuque et des bras, mais le docteur semblait inébranlable :
— Mary, dit-il, le moment est venu. Mais vous êtes libre. Vous plaît-il de vous confier à moi entièrement ?
— Oui, mon ami.
— Vous entendez, Clarke, vous êtes témoin. Voici le fauteuil, Mary, il est commode. Asseyez-vous, et tenez-vous appuyée ; êtes-vous prête ?
— Oui, mon ami, toute prête. Donnez-moi un baiser avant.
Le docteur se pencha et baisa ses lèvres avec assez de douceur :
— Maintenant, fermez les yeux, dit-il.
La jeune fille baissa ses paupières, comme si ce fût de fatigue, et attendit le sommeil. Raymond lui mit alors la fiole verte sous les narines ; et sa face devint blanche, plus blanche que son vêtement ; elle luttait faiblement encore, puis, avec cet esprit de soumission qui était si grand en elle, elle croisa ses bras sur sa poitrine comme un enfant qui va réciter sa prière. La brillante lumière de la lampe tombait d’aplomb sur elle, et Clarke épiait les changements de ses traits, comme, par un jour d’été, sur des collines, les transitions du soleil et des nuages. Maintenant Mary était pâle et tranquille, inconsciente même comme le constata le docteur en relevant une de ses paupières. Alors il pesa lourdement sur un des leviers, pour abaisser le siège, et Clarke le vit couper à la patiente un rond de cheveux, comme une tonsure, rapprocher la lampe, saisir quelque chose de brillant dans une trousse… Clarke se détourna en frissonnant. Quand il regarda de nouveau, le docteur bandait une petite blessure qu’il venait de faire :
— Elle va s’éveiller dans cinq minutes, dit Raymond toujours parfaitement froid ; il n’y a plus rien à faire qu’à attendre.
Les minutes semblèrent lentes, et l’on pouvait entendre le tic-tac pesant et bas d’une pendule dans le corridor. Clarke se sentit faiblir ; ses genoux s’entrechoquaient sous lui, il se soutenait à peine.
Soudain, un long soupir s’éleva. Soudain, la couleur évanouie revint aux joues de Mary. Soudain, ses yeux s’ouvrirent ; ils brillaient d’une étrange lumière ; une grande admiration apparut sur son visage ; ses mains s’étendirent comme pour toucher une chose invisible. Mais, presque aussitôt, l’admiration fit place à l’épouvante ; ses traits à un masque hideux ; et elle fut prise d’un tel tremblement qu’on eût cru voir son âme lutter et palpiter dans sa prison de chair : vision horrible qui fit se ruer Clarke au-dehors, tandis que la jeune femme tombait en hurlant sur le sol.
Trois jours après, Raymond menait Clarke au chevet de Mary ; elle était réveillée et roulait la tête de droite à gauche, en ricanant.
— Oui, dit le docteur toujours froid, c’est grand dommage. Elle est idiote irrémédiablement. Mais c’était inévitable, et, après tout, elle a vu le Grand Pan.
MÉMOIRES DE M. CLARKE
M. Clarke, le gentleman choisi par le docteur Raymond pour assister à l’étrange expérience du Grand Pan, amalgamait en lui de façon bizarre la prudence et la curiosité. De sang-froid, il jugeait l’insolite et l’excentrique avec une aversion entière ; et cependant, au fond de son cœur, couvait un désir inquisitorial des secrets les plus ésotériques de la nature et de l’homme. Cette tendance dernière avait prévalu dans l’affaire du docteur Raymond, car, même en considérant que la raison avait de tout temps écarté de pareils systèmes comme la plus sauvage folie, il gardait en secret un peu de foi au fantastique, et se serait réjoui de voir cette foi confirmée. L’horreur dont il avait été témoin dans le terrible laboratoire lui fut salutaire en quelque sorte. Ayant conscience d’avoir sa part de responsabilité dans une affaire peu avouable, pendant plusieurs années il s’en tint courageusement aux vérités de bon sens et rejeta toutes recherches occultes. Il est vrai que par homéopathie il suivit quelque temps des séances de médiums distingués, espérant que les trucs de ces gentlemen le dégoûteraient de tout mysticisme.
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