Il ajoutait qu’il s’était senti épouvanté, et avait couru en criant vers son père. Joseph W… s’avança et trouva Hélène V… assise au milieu d’une aire laissée par des charbonniers. Il l’accusa avec colère d’avoir effrayé son fils, mais elle démentit toute l’accusation et rit beaucoup de l’histoire de l’homme étrange. Joseph n’y ajoutait pas grande foi, et il en arriva à la conclusion que son fils s’était réveillé avec une peur soudaine, comme il arrive aux enfants ; mais Trevor s’obstina dans son récit, et manifesta tant d’angoisse qu’à la fin, on le ramena à la maison, dans l’espoir qu’il y pourrait être calmé par sa mère. Pendant plusieurs semaines, l’enfant donna de grandes inquiétudes ; devenu nerveux et bizarre, il refusait de quitter le cottage et souvent, la nuit, réveillait ses parents par les cris de :” L’homme du bois, père, père !”

« Peu à peu, néanmoins, cette impression parut s’effacer, et environ trois mois après, il accompagnait chez un gentleman du voisinage son père qui y travaillait. L’enfant fut laissé dans le hall, Joseph W… ayant été appelé au bureau ; quelques minutes après, comme le gentleman lui donnait ses instructions, ils furent tous deux étonnés par un cri perçant et le bruit d’une chute. Ils coururent et trouvèrent Trevor sans connaissance sur le parquet, les traits contractés d’épouvante. Le docteur aussitôt appelé déclara après un premier examen que l’enfant avait eu une sorte d’attaque, à la suite probablement d’une émotion soudaine. On le porta dans une chambre à coucher où il reprit assez vite connaissance, mais pour passer à un état dénommé par le médecin : hystérie violente.

« Un sédatif énergique lui ayant été administré, au bout de deux heures on le jugea capable de regagner sa demeure ; mais, en passant par le hall, un accès de terreur le saisit de nouveau avec plus de violence encore. Le père remarquant que Trevor indiquait quelque objet, et poussait le vieux cri de “l’homme du bois”, aperçut dans la direction marquée un masque grotesque en pierre, incrusté dans la muraille au-dessus d’une porte. Il paraîtrait que le propriétaire avait fait faire peu de temps auparavant des réparations à sa demeure, et qu’en creusant des fondations, les ouvriers avaient découvert ce mascaron d’origine évidemment romaine que l’on plaça dans le hall comme il est dit. Des archéologues expérimentés de la région y reconnurent une tête de faune ou de satyre{1}.

« Quelle qu’en fût la cause, cette seconde secousse fut trop forte pour le petit Trevor, et aujourd’hui encore il souffre d’un affaiblissement intellectuel qui laisse peu d’espoir. La chose fit sensation à l’époque, et Hélène subit de M. R… un interrogatoire serré, mais infructueux ; elle continua à nier qu’elle eût en quoi que ce fût effrayé ou molesté Trevor.

« Le second incident auquel la jeune fille eut part date d’il y a environ six ans et présente des caractères plus étranges encore.

« En 188…, au commencement de l’été, Hélène contracta une amitié étroite avec Rachel M…, la fille d’un riche fermier voisin. La fillette, d’un an plus jeune qu’Hélène, passait auprès de bien des gens pour la plus jolie des deux, quoique les traits de l’aînée se fussent beaucoup adoucis avec l’âge. Les deux amies, qui ne se quittaient que le moins possible, offraient un contraste singulier, l’une avec son teint olivâtre et ses airs italiens, l’autre en qui florissaient les roses et les lis proverbiaux de nos campagnes. Il faut remarquer que les annuités payées par M. R…, pour l’entretien d’Hélène, étaient connues dans le village comme très élevées ; et l’opinion générale était qu’elle hériterait un jour une somme considérable. En conséquence, les parents de Rachel n’étaient pas hostiles à l’amitié de leur fille pour Hélène, et encourageaient même cette intimité qu’ils déplorent aujourd’hui amèrement. Comme Hélène avait conservé son grand amour de la forêt, Rachel l’y accompagnait souvent, les deux jeunes filles partant le matin, et restant jusqu’au soir dans le bois. Une fois ou deux, à la suite d’excursions de ce genre, Mme M… crut remarquer dans les manières de sa fille quelque chose de singulier ; elle paraissait languissante, rêveuse, et, disait sa mère, “différente d’elle-même” ; mais la ténuité de ces changements empêcha qu’on ne les remarquât beaucoup.

« Un soir pourtant, après le retour de Rachel, sa mère entendit dans la chambre de la jeune fille comme des pleurs étouffés. Y étant allée voir, elle la trouva à demi dévêtue sur son lit, comme accablée d’angoisse, et qui s’écria à la vue de sa mère : “Ah ! maman, maman, pourquoi m’avez-vous laissé aller dans la forêt avec Hélène ?” Mme M…, étonnée d’un aussi étrange cri, interrogea. Et Rachel lui conta une histoire barbare. Elle disait… »

Clarke ferma le livre d’un coup et tourna sa chaise vers le feu. Un soir déjà, qu’un ami assis sur cette même chaise lui contait cette même histoire, Clarke l’avait interrompu un peu après le point où il venait de s’interrompre lui-même, en lui criant dans un paroxysme d’horreur : « Mon Dieu, pensez, mais pensez à ce que vous dites. C’est monstrueux. De pareilles choses sur cette paisible terre, où l’homme, il est vrai, vit et meurt, et lutte, et triomphe, ou, peut-être, succombe, et plie sous la tristesse, et souffre, et subit d’étranges fortunes le long de maintes années. Mais pas cela, Phillips, pas cela. Malheureux, si pareille chose se pouvait, mais ce monde serait un cauchemar. »

Et Phillips avait continué son histoire jusqu’à la fin qui était telle :

« Sa fuite demeure un mystère ; elle s’est évanouie en plein soleil ; on la vit marcher dans une prairie ; un instant après on ne la vit plus. »

Clarke assis auprès du feu s’essayait à concevoir la chose et son esprit frissonnait, se dérobait, tremblait à évoquer les forces mystérieuses qui peuvent se faire de notre chair un triomphe et un trône. Devant lui, se déployait la sombre voûte du chemin vert à travers la forêt, telle que son ami la lui avait décrite. Il vit les feuilles mobiles, et, sur le gazon, les ombres balancées ; il vit le soleil et les fleurs, et bien loin, au bout de la longue perspective, deux figures qui venaient vers lui. L’une était Rachel ; mais l’autre ?

Clarke s’était efforcé de son mieux à ne rien croire de tout cela ; mais à la fin du récit était inscrit de sa main :

Et diabolus incarnatus est, et homo factus est.

LA CITÉ DES RÉSURRECTIONS

— Herbert ! Bon Dieu, est-ce possible ?

— Je m’appelle Herbert en effet.