Mais ce remède cuisant fut inefficace ; Clarke sentait qu’il languissait toujours après l’inconnu, et peu à peu, la vieille passion recommença de s’affirmer, à mesure que Mary et sa figure convulsée d’indicibles épouvantes s’effaçaient de sa mémoire.

Chargé tout le jour d’affaires sérieuses et lucratives, la tentation le saisissait plus fort à la nuit tombante, surtout durant les mois d’hiver, quand le feu jette ses lueurs rougeâtres à travers un moelleux appartement de garçon, sur le vin de choix qui dort à portée de la main. Il feignit alors de lire un journal ; mais le seul sommaire lui en tournait le cœur, et Clarke se surprenait à jeter des regards ardents vers un petit bureau japonais voisin du feu ; comme un enfant devant l’armoire aux confitures, pendant quelques minutes il balançait, indécis, puis la concupiscence finissait par l’emporter, et Clarke, repoussant le siège, allumait une bougie, et allait s’asseoir devant le bureau. Les casiers et les tiroirs débordaient de documents sur les sujets les plus morbides, et au milieu reposait un grand manuscrit où il avait laborieusement réuni les joyaux de sa collection. Clarke avait un beau mépris pour la littérature imprimée. À ses yeux l’impression ôtait tout intérêt à la plus fantomatique histoire, et son seul plaisir consistait à lire, compléter, arranger, réarranger ce qu’il appelait ses « Mémoires pour prouver l’existence du diable ». À cette besogne le temps volait, la nuit paraissait trop courte.

Par un vilain soir de décembre, noir de brouillard et glacé de givre, Clarke dépêcha son dîner, et, daignant à peine accomplir le rite accoutumé de saisir et reposer son journal, il fit quelques pas dans la chambre, ouvrit le bureau, resta immobile un instant, puis s’assit. D’abord absorbé par un de ces rêves auquel il était sujet, il saisit enfin le fameux livre et l’ouvrit aux dernières pages ; il y en avait trois ou quatre que Clarke avait couvertes – serrées de sa ronde régulière. Le titre portait, d’une plus grosse écriture :

Singulier récit de mon ami le docteur Phillips. Il affirme que tous les faits relatés sont d’une vérité stricte et entière ; mais il se refuse à donner les noms Patronymiques des Personnages ou à indiquer le Théâtre de ces extraordinaires Evénements.

Et M. Clarke lut pour la dixième fois, vérifiant çà et là les notes au crayon dont il avait accompagné le récit de son ami. Car, et c’était une de ses particularités, il se jugeait de quelque habileté littéraire, goûtait son propre style et prenait la peine d’ordonner dramatiquement les circonstances. Voici ce qu’il lisait :

« Les personnes impliquées dans ce compte rendu sont Hélène V…, qui, si elle est vivante, doit être une femme de vingt-trois ans ; Rachel M…, morte depuis ; et Trevor W…, idiot, et âgé de vingt ans. Ces personnages habitaient alors un village sur les frontières de Galles, jadis ville d’importance quand les Romains occupaient le pays, aujourd’hui hameau clairsemé de cinq cents âmes à peine. Ce hameau est bâti sur un penchant, à six milles environ de la mer, et abrité par une vaste forêt.

« Il y a onze ans environ, Hélène V… y arriva dans des circonstances particulières. On disait, qu’étant devenue orpheline tout enfant, elle avait été adoptée par un parent éloigné, et élevée chez lui jusqu’à sa treizième année. Mais, celui-ci, pensant qu’il vaudrait mieux pour elle avoir des compagnons de son âge, fit demander par les gazettes locales un bon home, dans une ferme confortable, pour une fillette de douze ans. M. R…, gros fermier du susdit village, répondit à cet appel. Ses références étaient satisfaisantes, le gentleman lui envoya sa fille adoptive, en stipulant, par lettre, qu’elle aurait une chambre particulière, et qu’on n’aurait pas à se préoccuper de son éducation, laquelle était déjà suffisante pour sa position future. En fait on donnait à entendre à M. R… qu’Hélène devait être laissée à même de choisir ses occupations et de passer le temps à sa guise. M. R… alla la chercher à la station prochaine, distante environ de sept milles, et il né paraît avoir rien remarqué de particulier chez elle, sinon un peu de réticence quant à son existence première et à son père adoptif.

« Très différente d’ailleurs physiquement des villageois qui l’entouraient, avec son teint pâle et olivâtre, ses formes accentuées, son aspect exotique, elle parut s’accoutumer aisément à la vie de la ferme, et devint bientôt la favorite des enfants ; ceux-ci partageaient quelquefois les promenades en forêt qui étaient sa distraction principale. À ce sujet, M. R… ajoute que l’ayant vue une fois, après être sortie dès son premier déjeuner, ne rentrer qu’au crépuscule, et inquiet qu’une fillette passât tant d’heures seule et au-dehors, il en fit part à son père adoptif. Celui-ci répondit brièvement qu’Hélène devait agir à sa guise.

« L’hiver, quand les sentiers de la forêt étaient impraticables, elle passait beaucoup de temps dans la chambre qui lui était réservée selon les instructions de son tuteur. Mais c’est dans une de ses promenades au bois, un an environ après son arrivée, que se place le premier des incidents bizarres où elle est impliquée. L’hiver avait été particulièrement rigoureux, la neige épaisse, les gelées anormalement prolongées ; l’été fut remarquable par son extrême chaleur. Par un des jours les plus accablants de la saison, Hélène V… quitta la ferme pour une de ses longues excursions, emportant à son habitude un peu de pain et de viande pour un lunch. Quelques hommes dans les champs la virent prendre la vieille voie romaine, une chaussée herbeuse qui traverse la plus grande largeur du bois, et admirèrent que la fillette eût ôté son chapeau malgré l’extrême chaleur. Par hasard un laboureur, Joseph W…, travaillait dans la forêt près de la voie romaine. À midi, son fils Trevor lui apporta son repas, composé de pain et de fromage.

« Après le repas, l’enfant, qui avait environ sept ans, laissa son père à son travail, et, selon son propre récit, se mit à chercher des fleurs dans le bois ; et le père, qui pouvait l’entendre s’exclamer joyeusement sur ses découvertes, était sans inquiétude, quand soudain il entendit des cris de terreur du côté où son fils avait disparu. Jetant en hâte ses outils, il courut voir, et, s’orientant au bruit, rencontra le petit garçon qui courait tête baissée et manifestement terrorisé. Aux questions de son père il finit par répondre qu’après avoir cueilli une brassée de fleurs et se sentant fatigué il s’était couché sur le gazon et endormi. Il avait été tout à coup réveillé par un bruit singulier, quelque chose comme un chant, disait-il ; et, regardant à travers les branches, il avait aperçu Hélène V…, qui jouait sur l’herbe avec “un drôle d’homme tout nu” dont il ne pouvait donner une description plus précise.