La nuit même de nos noces me vit assis, dans la chambre d’hôtel, et qui l’écoutais parler : je l’écoutais parler, je l’écoutais parler, de cette voix merveilleuse, parler de choses que maintenant encore je n’oserais pas chuchoter à la plus noire des nuits, dans la plus vaste des solitudes. Vous, Villiers, vous croyez connaître la vie, Londres et ce qui va et vient dans cette cité d’épouvante ; et peut-être y avez-vous causé avec les pires scélérats. Mais je vous dis que vous n’avez aucun soupçon de ce que je sais. Non, vos rêves les plus fantastiques, les plus hideux n’ont pu enfanter l’ombre de ce que j’ai entendu – et vu. Oui, vu, j’ai vu l’incroyable, des choses telles que parfois, arrêté au milieu des rues, je me demandais comment un homme pouvait les avoir vues -et vivre. Au bout d’un an, Villiers, j’étais un homme en mine, de corps et d’âme – de corps et d’âme.

— Mais vos propriétés, Herbert ? Vous aviez des terres en Dorset ?

— Tout vendu, champs et bois ; ma chère vieille maison – tout.

— Et l’argent ?

— C’est elle qui le prit.

— Et vous planta là ?

— Oui, une nuit elle disparut. Je ne sais où elle alla ; mais je suis sûr que si je la revoyais, cela me tuerait. Le reste de mon histoire est sans intérêt : misère sordide, c’est tout. Vous pensez, Villiers, que j’ai exagéré, et cherché l’effet ; mais je ne vous ai pas raconté la moitié des choses. Je pourrais vous convaincre ; mais vous n’auriez plus dans la suite une heure de bonheur, et pour le reste de vos jours vous seriez comme moi un revenant, un homme qui a vu l’enfer.

Villiers mena l’infortuné chez lui et lui fit servir à dîner ; mais il mangea peu, toucha à peine son vin, et, après s’être tenu sombre et silencieux auprès du feu, parut délivré quand Villiers le congédia avec quelque argent.

— Au fait, Herbert, demanda Villiers, comme ils se séparaient, comment s’appelait votre femme ? Hélène, disiez-vous, Hélène quoi ?

— On l’appelait, quand je la connus, Hélène Vaughan ; mais son vrai nom, je ne le sais pas. Je ne pense pas qu’elle en eût. Non, non, pas ce que vous pensez ; mais les êtres humains seuls ont un nom, Villiers, et je ne puis vous en dire davantage. Bonsoir ; oui, je ne manquerai pas de repasser si je trouve quelque chose où vous puissiez me servir. Bonne nuit.

L’homme s’éloigna dans la nuit amère, et Villiers retourna au coin du feu. Il y avait quelque chose dans Herbert qui lui causait une impression indicible ; non pas ses haillons, ni les stigmates dont la misère avait marqué son visage, mais plutôt une indéfinissable terreur autour de lui suspendue comme un brouillard ; lui-même avait reconnu qu’il n’était pas exempt de faute et qu’Hélène l’avait corrompu corps et âme. Villiers sentait que les scènes dont cet homme, jadis son ami, s’était fait acteur avaient dû être criminelles jusqu’à l’inexprimable ; et son récit n’exigeait pas confirmation : lui-même en était la preuve. Villiers rêvait curieusement à l’histoire qu’il venait d’écouter, se demandant s’il en avait entendu la fin : « Non, pas la fin, conclut-il ; le début seul. Un cas pareil est comme ces suites de boîtes chinoises ; vous les ouvrez l’une après l’autre, et trouvez à chaque fois un travail encore plus bizarre que le précédent. Il est probable que ce pauvre Herbert n’est qu’une des boîtes extérieures : il en reste de plus étranges à découvrir. »

Villiers ne pouvait oublier Herbert ni son histoire, dont l’horreur paraissait s’épaissir, à mesure que coulait la nuit. Déjà le feu baissait, tandis que l’air glacé du matin pénétrait dans l’appartement. Villiers se leva, avec un regard par-dessus son épaule, et, frissonnant un peu, se mit au lit.

Quelques jours après, il rencontrait à son club un gentleman de ses amis nommé Austin, fameux pour sa connaissance de la vie londonienne brillante ou ténébreuse. Villiers, encore plein de sa rencontre dans Soho et de ce qui en était résulté, pensa qu’Austin pouvait peut-être jeter un peu de lumière sur l’histoire d’Herbert ; et, après quelques phrases banales, il lui demanda tout d’un coup :

— Vous est-il arrivé d’entendre parler de façon ou d’autre d’un nommé Herbert, Charles Herbert ?

Austin se retourna brusquement, et regarda Villiers avec surprise :

— Charles Herbert ? Vous n’étiez pas en ville il y a trois ans. Alors vous n’avez pas entendu parler de l’affaire de Paul Street ? Elle a fait pas mal sensation à l’époque.

— Qu’est-ce que c’était que cette affaire ?

— Voici. Un gentleman riche fut trouvé mort auprès d’une maison de Paul Street, à la hauteur de Tottenham Court Road. Naturellement, ce ne fut pas la police qui le découvrit ; passez la nuit, avec de la lumière à vos fenêtres, le constable viendra sonner ; mais qu’il vous arrive d’être étendu, raide, à la porte de n’importe qui, on vous y laisse. En cette occasion, comme en bien d’autres, l’alarme fut donnée par une sorte de vagabond ; je ne dis pas un simple rouleur, ou un pilier d’assommoir, mais un gentleman que ses affaires ou ses plaisirs, ou les uns et les autres, faisaient se promener dans les rues de Londres à cinq heures du matin. Cet individu, à ce qu’il affirma, « rentrait chez lui », quoique d’où et vers où, on n’en sût trop rien, ni quelle raison il avait de passer par Paul Street entre quatre et cinq heures du matin. Je ne sais quoi lui fit regarder le n° 20. Il prétendit une chose assez absurde, que cette maison avait la physionomie la plus déplaisante qu’il eût jamais observée. En tout cas, il regarda dans la cour ; à son grand étonnement, il vit un homme étendu sur le pavé, jambe de-ci, jambe de-là, et la figure tournée en haut.