Notre gentleman trouva cette face singulièrement fantomatique, et se mit à courir, en quête du premier policeman. Le constable prit d’abord la chose assez légèrement, n’y voulant voir qu’une histoire d’ivrogne. Cependant il y alla, et changea vite de ton, quand il eut vu le visage du mort. L’oiseau matinal qui avait découvert ce fin vermisseau fut envoyé à la recherche d’un docteur, tandis que le constable tapageait à coups de sonnette et de heurtoir, jusqu’à faire arriver enfin une servante sale, à moitié endormie encore. Il lui montra ce qu’il y avait dans la cour, et elle de pousser des cris à ameuter toute la rue. Mais elle ne savait rien du monsieur, ne l’avait jamais vu à la maison, etc. Cependant le premier donneur d’alarme était revenu avec un médecin ; et il ne restait plus qu’à entrer dans la cour. La porte fut ouverte, tout le quartier en profita pour entrer aussi et effacer en piétinant les traces qui s’y pouvaient trouver. Le docteur eut à peine besoin d’un moment d’examen pour déclarer que le pauvre diable était mort depuis plusieurs heures, et le faire transporter provisoirement au poste de police. C’est ici que l’affaire devient intéressante. Le mort n’avait pas été volé, et une de ses poches contenait des papiers l’identifiant à…, enfin à un homme riche et de bonne famille, très aimé dans la société, à qui on ne connaissait pas un ennemi. Je ne vous dis pas son nom, Villiers, parce qu’il n’a rien à voir avec l’histoire, et que ce n’est jamais une bonne chose de fouiller dans les histoires des morts dont les parents vivent encore. Le plus curieux ensuite est que les médecins ne purent se mettre d’accord sur la cause de la mort. Il y avait quelques légères meurtrissures sur les épaules du cadavre, comme s’il avait été poussé rudement par la porte de la cuisine et traîné en bas des marches, plutôt que jeté par-dessus la balustrade ; mais il ne portait aucune marque de violence, certainement aucune qui pût entraîner la mort ; et quand on en vint à l’autopsie, il n’y avait pas trace de poison. Naturellement la police voulut se renseigner sur les habitants du 20 ; et ici encore, comme je l’ai appris de source privée, on releva deux ou trois détails curieux.
« La maison était occupée par M. et Mme Herbert ; lui, riche propriétaire, à ce qu’on dit, et bien des gens remarquèrent que Paul Street n’est pas précisément le point où l’on irait chercher de l’aristocratie campagnarde ; elle dont personne ne semblait savoir qui elle était, ni quoi. Entre nous, ceux qui plongèrent dans son existence connurent de drôles d’eaux, j’imagine. Bien entendu tous deux nièrent savoir quoi que ce fût du défunt, et, toute preuve absente, furent déchargés. Mais plusieurs choses étranges ressortirent sur leur compte.
« Quoiqu’il ne fût que cinq ou six heures du matin quand on emporta le cadavre, la foule s’était épaissie, et la plupart des voisins étaient accourus voir ce qui se passait. Ils se montrèrent plus que libres, à tous égards, dans leurs commentaires ; manifestement, le n° 20 avait mauvaise odeur dans le quartier. Les détectives s’efforcèrent bien de remonter ces rumeurs jusqu’à quelque fondement solide, mais ils ne purent avoir prise de rien ; les gens secouaient la tête et levaient les sourcils ; ils jugeaient les Herbert « bizarres », « préféraient ne pas fréquenter leur maison », etc., mais rien de tangible. L’autorité resta moralement certaine que l’homme avait trouvé la mort de quelque façon chez les Herbert, et avait été jeté dehors par la porte de la cuisine ; mais elle ne le pouvait prouver, et nulle trace de violence ou de poison ne la soutenait. Une drôle d’histoire, n’est-ce pas ?
« Il y a encore quelque chose de curieux que je ne vous ai pas dit. Je me trouvais connaître l’un des docteurs consultés sur les causes de la mort, et quelque temps après l’enquête je le rencontrai et l’interrogeai à ce sujet :
« Assurez-vous réellement, lui demandai-je, que vous avez été dérouté par le cas, qu’aujourd’hui encore vous ne savez pas de quoi l’homme est mort… » « -Pardonnez-moi, je sais parfaitement de quoi Blank est mort : d’angoisse, d’effroi, d’épouvante. Depuis que je pratique, je n’ai jamais vu de traits aussi affreusement convulsés, et pourtant j’ai contemplé de face toute une armée de morts. » Ce docteur était d’ordinaire un gaillard de sang-froid, en sorte que la véhémence de ses manières me frappa ; mais je ne pus rien en tirer de plus. Je suppose que le parquet ne trouva pas le moyen de poursuivre les Herbert pour avoir effrayé un homme à mort ; en tout cas rien ne fut fait, et l’affaire s’oublia. Vous, est-ce que vous savez quelque chose d’Herbert ?
— Mais, répliqua Villiers, c’est un ancien camarade de collège à moi.
— Pas possible. Et sa femme, l’avez-vous jamais vue ?
— Non, jamais. J’ai perdu Herbert de vue depuis nombre d’années.
— C’est curieux, n’est-ce pas ? de quitter un garçon à la porte du collège, de n’en pas entendre parler pendant des années et tout à coup le retrouver dans ces circonstances-là. Moi, j’aurais voulu voir Mme Herbert. Les gens racontaient un tas de choses sur elle.
— Quelles choses ?
— Ma foi, je ne sais trop comment vous dire.
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