Il fit deux pas à l’encontre de Dagobert, se plaça debout devant lui, comme pour lui barrer le passage, croisant ses bras sur sa poitrine, et le toisant avec la plus amère insolence, il lui dit :
– Ainsi, un ancien soldat de ce brigand de Napoléon n’est bon qu’à faire le métier de lavandière, et il refuse de se battre !...
– Oui, il refuse de se battre... répondit Dagobert d’une voix ferme, mais en devenant d’une pâleur effrayante.
Jamais, peut-être, le soldat n’avait donné aux orphelines confiées à ses soins une marque plus éclatante de tendresse et de dévouement. Pour un homme de sa trempe, se laisser ainsi impunément insulter et refuser de se battre, le sacrifice était immense.
– Ainsi, vous êtes un lâche... vous avez peur... vous l’avouez...
À ces mots, Dagobert fit, si cela peut se dire, un soubresaut sur lui-même, comme si, au moment de s’élancer sur le Prophète, une pensée soudaine l’avait retenu...
En effet, il venait de penser aux deux jeunes filles et aux funestes entraves qu’un duel, heureux ou malheureux, pouvait mettre à leur voyage.
Mais ce mouvement de colère du soldat, quoique rapide, fut tellement significatif, l’expression de sa rude figure, pâle et baignée de sueur, fut si terrible, que le Prophète et les curieux reculèrent d’un pas.
Un profond silence régna pendant quelques secondes, et, par un revirement soudain, l’intérêt général fut acquis à Dagobert. L’un des spectateurs dit à ceux qui l’entouraient :
– Au fait, cet homme n’est pas un lâche...
– Non, certes.
– Il faut quelquefois plus de courage pour refuser de se battre que pour accepter...
– Après tout, le Prophète a eu tort de lui chercher une mauvaise querelle : c’est un étranger.
– Et comme étranger, s’il se battait et qu’il fût pris, il en aurait pour un bon temps de prison...
– Et puis enfin... ajouta un autre, il voyage avec deux jeunes filles. Est-ce que, dans cette position-là, il peut se battre pour une misère ? S’il était tué ou prisonnier, qu’est-ce qu’elles deviendraient, ces pauvres enfants ?
Dagobert se tourna vers celui des spectateurs qui venait de prononcer ces mots. Il vit un gros homme à figure franche et naïve ; le soldat lui tendit la main et lui dit d’une voix émue :
– Merci, monsieur !
L’Allemand serra cordialement la main que Dagobert lui offrait.
– Monsieur, ajouta-t-il en tenant toujours dans ses mains les mains du soldat, faites une chose... acceptez un bol de punch avec nous ; nous forcerons bien ce diable de Prophète à convenir qu’il a été trop susceptible, et à trinquer avec vous...
Jusqu’alors le dompteur de bêtes, désespéré de l’issue de cette scène, car il espérait que le soldat accepterait sa provocation, avait regardé avec un dédain farouche ceux qui abandonnaient son parti ; peu à peu ses traits s’adoucirent ; croyant utile à ses projets de cacher sa déconvenue, il fit un pas vers le soldat et lui dit d’assez bonne grâce :
– Allons, j’obéis à ces messieurs, j’avoue que j’ai eu tort ; votre mauvais accueil m’avait blessé, je n’ai pas été maître de moi... je répète que j’ai eu tort... ajouta-t-il avec un dépit concentré. Le Seigneur commande l’humilité... Je vous demande excuse...
Cette preuve de modération et de repentir fut vivement applaudie et appréciée par les spectateurs.
– Il vous demande pardon, vous n’avez rien à dire à cela, mon brave, reprit l’un d’eux en s’adressant à Dagobert ; allons trinquer ensemble ; nous vous faisons cette offre de tout cœur, acceptez-la de même...
– Oui, acceptez, nous vous en prions, au nom de vos jolies petites filles, dit le gros homme afin de décider Dagobert.
Celui-ci, touché des avances cordiales des Allemands, leur répondit :
– Merci, messieurs... vous êtes de dignes gens ! Mais quand on a accepté à boire, il faut offrir à boire à son tour.
– Eh bien ! nous acceptons... c’est entendu... chacun son tour c’est trop juste. Nous payerons le premier bol et vous le second.
– Pauvreté n’est pas vice, reprit Dagobert. Aussi je vous dirai franchement que j’ai pas le moyen de vous offrir à boire à mon tour ; nous avons encore une longue route à parcourir, et je ne dois pas faire d’inutiles dépenses.
Le soldat dit ces mots avec une dignité si simple, si ferme, que les Allemands n’osèrent plus renouveler leur offre, comprenant qu’un homme du caractère de Dagobert ne pouvait l’accepter sans humiliation.
– Allons, tant pis ! dit le gros homme. J’aurais bien aimé à trinquer avec vous. Bonsoir, mon brave soldat !... bonsoir !... Il se fait tard, l’hôtelier du Faucon Blanc va nous mettre à la porte.
– Bonsoir, messieurs ! dit Dagobert en se dirigeant vers l’écurie pour donner à son cheval la seconde moitié de sa provende.
Morok s’approcha et lui dit d’une voix de plus en plus humble :
– J’ai avoué mes torts, je vous ai demandé excuse et pardon... Vous ne m’avez rien répondu... m’en voudriez-vous encore ?
– Si je te retrouve jamais... lorsque mes enfants n’auront plus besoin de moi, dit le vétéran d’une voix sourde et contenue, je te dirai deux mots, et ils ne seront pas longs.
Puis il tourna brusquement le dos au prophète, qui sortit lentement de la cour.
L’auberge du Faucon Blanc formait un parallélogramme. À l’une de ses extrémités s’élevait le bâtiment principal ; à l’autre, des communs où se trouvaient quelques chambres louées à bas prix aux voyageurs pauvres ; un passage voûté, pratiqué dans l’épaisseur de ce corps de logis, donnait sur la campagne ; enfin, de chaque côté de la cour s’étendaient des remises et des hangars surmontés de greniers et de mansardes.
Dagobert, entrant dans une des écuries, alla prendre sur un coffre une ration d’avoine préparée pour son cheval ; il la versa dans une vannette et l’agita en s’approchant de Jovial. À son grand étonnement, son vieux compagnon ne répondit pas par un hennissement joyeux au bruissement de l’avoine sur l’osier ; inquiet, il appela Jovial d’une voix amie ; mais celui-ci, au lieu de tourner aussitôt vers son maître son œil intelligent et de frapper des pieds de devant avec impatience, resta immobile. De plus en plus surpris, le soldat s’approcha. À la lueur douteuse d’une lanterne d’écurie, il vit le pauvre animal dans une attitude qui annonçait l’épouvante, les jarrets à demi fléchis, la tête au vent, les oreilles couchées, les naseaux frissonnants ; il raidissait sa longe comme s’il eût voulu la rompre, afin de s’éloigner de la cloison où s’appuyaient sa mangeoire et le râtelier ; une sueur abondante et froide marbrait sa robe de tons bleuâtres, et au lieu de se détacher lisse et argenté sur le fond sombre de l’écurie, son poil était partout piqué ; c’est-à-dire terne et hérissé ; enfin, de temps à autre, des tressaillements convulsifs agitaient son corps.
– Eh bien !...
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