nous causerions de la France... J’y suis longtemps resté, c’est un beau pays. Aussi, quand je rencontre des Français quelque part, je suis flatté... surtout lorsqu’ils manient le savon aussi bien que vous ; si j’avais une ménagère... je l’enverrais à votre école.
Le sarcasme ne se dissimulait plus ; l’audace et la bravade se lisaient dans l’insolent regard du Prophète. Pensant qu’avec un pareil adversaire la querelle pouvait devenir sérieuse, Dagobert, voulant à tout prix l’éviter, emporta son baquet dans ses bras et alla s’établir à l’autre bout du porche, espérant ainsi mettre un terme à une scène qui éprouvait sa patience. Un éclair de joie brilla dans les yeux fauves du dompteur de bêtes. Le cercle blanc qui entourait sa prunelle sembla se dilater : il plongea deux ou trois fois ses doigts crochus dans sa barbe jaunâtre, en signe de satisfaction, puis il se rapprocha lentement du soldat, accompagné de quelques curieux sortis de la grande salle. Malgré son flegme, Dagobert, stupéfait et outré de l’impudente obsession du Prophète, eut d’abord la pensée de lui casser sur la tête sa planche à savonner ; mais songeant aux orphelines, il se résigna.
Croisant ses bras sur sa poitrine, Morok lui dit d’une voix sèche et insolente :
– Décidément, vous n’êtes pas poli... l’homme au savon !
Puis se tournant vers les spectateurs, il continua en allemand :
– Je dis à ce Français à longues moustaches qu’il n’est pas poli... Nous allons voir ce qu’il va répondre ; il faudra peut-être lui donner une leçon. Me préserve le ciel d’être querelleur ! ajouta-t-il avec componction ; mais le Seigneur m’a éclairé, je suis son œuvre, et, par respect pour lui, je dois faire respecter son œuvre...
Cette péroraison mystique et effrontée fut fort goûtée des curieux : la réputation du Prophète était venue jusqu’à Mockern ; ils comptaient sur une représentation le lendemain, et ce prélude les amusait beaucoup.
En entendant la provocation de son adversaire, Dagobert ne put s’empêcher de lui dire en allemand :
– Je comprends l’allemand... parlez allemand, on entendra...
De nouveaux spectateurs arrivèrent et se joignirent aux premiers ; l’aventure devenait piquante, on fit cercle autour des deux interlocuteurs.
Le Prophète reprit en allemand :
– Je disais que vous n’étiez pas poli, et je dirai maintenant que vous êtes impudemment grossier. Que répondez-vous à cela ?
– Rien... dit froidement Dagobert en passant au savonnage d’une autre pièce de linge.
– Rien... reprit Morok, c’est peu de chose ; je serai moins bref, moi, et je vous dirai que lorsqu’un honnête homme offre poliment un verre de vin à un étranger, cet étranger n’a pas le droit de répondre insolemment... ou bien il mérite qu’on lui apprenne à vivre.
De grosses gouttes de sueur tombaient du front et des joues de Dagobert ; sa large impériale était incessamment agitée par un tressaillement nerveux, mais il se contenait ; prenant par les deux coins le mouchoir qu’il venait de tremper dans l’eau, il le secoua, le tordit pour en exprimer l’eau, et se mit à fredonner entre ses dents ce vieux refrain de caserne :
De Tirlemont, taudion du diable,
Nous partirons demain matin,
Le sabre en main,
Disant adieu à... etc., etc.
(Nous supprimons la fin du couplet, un peu trop librement accentué.) Le silence auquel se condamnait Dagobert l’étouffait ; cette chanson le soulagea.
Morok, se tournant du côté des spectateurs, leur dit d’un air de contrainte hypocrite :
– Nous savions bien que les soldats de Napoléon étaient des païens qui mettaient leurs chevaux coucher dans les églises, qui offensaient le Seigneur cent fois par jour, et qui, pour récompense, ont été justement noyés et foudroyés à la Bérésina comme des Pharaons ; mais nous ignorions que le Seigneur, pour punir ces mécréants, leur eût ôté le courage, leur seule vertu !... Voilà un homme qui a insulté en moi une créature touchée de la grâce de Dieu, et il a l’air de ne pas comprendre que je veux qu’il me fasse des excuses... ou sinon...
– Ou sinon ?... reprit Dagobert sans regarder le Prophète.
– Sinon, vous me ferez réparation... Je vous l’ai dit, j’ai vu aussi la guerre ; nous trouverons bien ici, quelque part, deux sabres, et demain matin au point du jour, derrière un pan de mur, nous pourrons voir de quelle couleur nous avons le sang... si vous avez du sang dans les veines !...
Cette provocation commença d’effrayer un peu les spectateurs qui ne s’attendaient pas à un dénouement si tragique.
– Vous battre ! voilà une belle idée ! s’écria l’un, pour vous faire coffrer tous deux... Les lois sur le duel sont sévères.
– Surtout quand il s’agit de petites gens ou d’étrangers, reprit un autre ; s’il vous surprenait les armes à la main, le bourgmestre vous mettrait provisoirement en cage, et vous en auriez pour deux ou trois mois de prison avant d’être jugés.
– Seriez-vous donc capables de nous aller dénoncer ! demanda Morok.
– Non, certes ! dirent les bourgeois. Arrangez-vous... C’est un conseil d’amis que nous vous donnons... Faites-en votre profit, si vous voulez...
– Que m’importe la prison, à moi ! s’écria le Prophète. Que je trouve seulement deux sabres... et vous verrez si demain matin je songe à ce que peut dire ou faire le bourgmestre !
– Qu’est-ce que vous ferez de deux sabres ! demanda flegmatiquement Dagobert au Prophète.
– Quand vous en aurez un à la main, et moi un autre, vous verrez... Le Seigneur ordonne de soigner son honneur !...
Dagobert haussa les épaules, fit un paquet de son linge dans son mouchoir, essuya le savon, l’enveloppa soigneusement dans un petit sac de toile cirée, puis, sifflant entre ses dents son air favori de Tirlemont, il fit un pas en avant.
Le Prophète fronça les sourcils ; il commençait à craindre que sa provocation ne fût vaine.
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